La France n’est évidemment pas le seul pays où cette tendance est ressentie, les Etats-Unis ne sont pas en reste et l’administration Obama a récemment publié un rapport complet sur le futur de l’intelligence artificielle.
Ce rapport de quatre-vingt pages aborde les différents aspects et effets de l’intelligence artificielle sur les éléments constitutifs de la société américaine, éléments que l’on peut aisément étendre à la société française.
Ainsi, le rapport sobrement intitulé « Preparing the future » s’intéresse tant aux applications de l’intelligence artificielle pour l’intérêt général (améliorer la sécurité publique par exemple) qu’à son adaptation dans le système de régulation actuel.
Or, c’est sur ce point que le rapport permet d’offrir une vue d’ensemble des forces qui agissent au sein de ce nouveau mouvement : il faut savoir adapter la législation aux nouveaux risques posés par l’intelligence artificielle tout en ne freinant pas le développement du secteur en augmentant les coûts de mise en conformité ou en posant de nouveaux obstacles légaux.
L’économie qui ressortira gagnante de cette révolution sera celle qui aura su trouver le juste équilibre.
I. Quand la technologie précède le droit.
Nous assistons aujourd’hui à la genèse d’une technologie en devenir. C’est ainsi que dans une interview donnée à France Culture en mai 2016, le patron de la direction de recherche en intelligence artificielle de Facebook va même plus loin en expliquant que l’intelligence artificielle n’a que « la conscience d’un grille-pain ».
La marge de progression s’avère donc colossale et compte tenu du volume d’investissements effectué chaque année dans ce secteur, une croissance exponentielle en la matière est attendue.
Toutefois, et au-delà des enjeux techniques et économiques, il est tout aussi opportun de se concentrer sur les problématiques juridiques, très nombreuses, qui y trouvent leur fondement.
En effet, bien que l’intelligence artificielle soit, par nature, un élément immatériel, elle reste souvent intégrée au sein d’un corps plus large et matériel représenté par une machine. Ce peut être un robot nouvelle génération ou plus simplement une voiture, autonome et intelligente, supposée remplacer l’Homme.

Il existe plusieurs hypothèses dans lesquelles l’intelligence artificielle risque d’être impliquée, et dont les régimes juridiques applicables divergent. Se pose donc invariablement la question de la responsabilité. Qui doit être tenu pour responsable et sur quel fondement juridique ?
Comme l’écrivait Albert De Lapradelle, Professeur de droit : « ce ne sont pas les philosophes avec leurs théories, ni les juristes avec leurs formules, mais les ingénieurs avec leurs inventions qui font le droit et surtout le progrès du droit ».
Le droit positif se trouve ainsi désemparé face à ce paradigme juridique et en attendant qu’une législation apparaisse, il appartient aux juristes de demain de façonner un arsenal juridique de nature à répondre à ce nouveau modèle de société vers lequel nous nous dirigeons.
II. Un arsenal législatif dense mais obsolète face aux nouveaux enjeux.
Un premier moyen qui vient à l’esprit, parmi de nombreux autres, est celui tiré de l’ancien article 1384 du Code civil qui crée un principe général de responsabilité du fait des choses.
En effet, l’intelligence artificielle étant une chose, elle devrait logiquement s’insérer dans ce cadre juridique sans outre mesure. Toutefois, le principe précité est efficace lorsque relié à une chose matérielle, alors que l’intelligence artificielle est insaisissable.
Sans trop entrer dans les détails techniques, la jurisprudence requiert, pour appliquer ledit article, d’avoir la garde de la chose pour en être tenu responsable.
Cette garde se matérialise par un pouvoir de contrôle, de direction et d’usage.
Or, si l’on conçoit facilement l’usage d’une intelligence artificielle (utiliser le logiciel, exploiter ses capacités), en avoir la direction et le contrôle semblent deux éléments beaucoup plus difficiles à envisager.
Personne ne contrôle réellement l’intelligence artificielle puisqu’elle est censée opérer selon ses propres capacités : elle est autonome.
Ainsi, la conception actuelle de la garde est parfaitement inadaptée aux caractéristiques nouvelles apportées par l’intelligence artificielle, lorsque celle-ci reste prise en son essence, c’est-à-dire son inexistence physique.
En outre, même en présence d’une application matérielle de l’intelligence, le problème de la garde reste le même, de sorte que l’utilisateur ne contrôle pas effectivement le logiciel, il peut simplement l’allumer ou l’éteindre.
On se rend donc rapidement compte de la difficulté face à laquelle le droit se trouve en présence d’intelligence artificielle et à quel point les moyens de droit existants sont inadéquats.
Sans compter les aspects moraux fondamentaux que toutes ces questions induisent. Comme chacun le sait, la morale est une notion à géométrie variable. Comment concevoir qu’une intelligence artificielle puisse ramener un concept aussi vaste que la morale à des choix rationnels ? Comment imaginer par exemple qu’une intelligence artificielle puisse choisir dans telle situation de sauver telle ou telle personne, eu égard à son sexe ou son âge ? Il s’agit autant de questions techniques que civilisationnelles.

Plus ces sujets sont abordés, plus d’autres apparaissent et nous renvoient à une diversité de domaines juridiques, comme par exemple la propriété intellectuelle.
Ainsi, qu’en est-il de ce qui est créé par l’intelligence artificielle ? L’œuvre appartient-elle à la machine, si dotée d’une personnalité propre, à son acheteur, à son fabricant ou à l’éditeur du logiciel ? Et que dire des futurs robots qui viendront s’installer dans notre paysage quotidien privé, au sein des foyers et ayant donc accès, par la force des choses, à des informations à caractère privée. Sont- elles effectivement protégées ?
III. Une responsabilité propre à l’intelligence artificielle nécessaire.
Il est impératif de s’interroger sur un nouveau régime de responsabilité, propre à l’intelligence artificielle et permettant d’en appréhender ses subtilités.
C’est pourquoi nous plaidons pour offrir à l’intelligence artificielle un statut particulier, différent de celui réservé à la chose et protecteur en cas d’accident.
On peut imaginer un régime prévoyant une chaîne de responsabilité, allant du concepteur à l’utilisateur, en passant par le fabricant, le fournisseur et le distributeur. D’autres prônent pour la création d’une personnalité juridique autonome réservée aux entités dotées d’intelligence artificielle, au risque de déresponsabiliser les acteurs du secteur.
Des dizaines de litiges sont à prévoir sur le sujet et en l’absence de réglementation spécifique, il appartiendra à la jurisprudence de fixer un cadre juridique à ces événements, notamment en forçant la main au législateur afin qu’il prenne acte de ces nouveaux besoins juridiques dont l’avènement est proche.
IV. Vers un grand remplacement ?
Les nombreux obstacles mentionnés précédemment ne doivent toutefois pas être de nature à occulter les applications possibles de l’intelligence artificielle dans de nombreux domaines.
A ce titre, d’aucuns considèrent que l’intelligence artificielle pourraient entraîner un nivellement par le bas. Dans le domaine juridique par exemple que nous connaissons bien, nous considérons au contraire que l’intelligence artificielle permet aux avocats de se consacrer sur des tâches à haute valeur ajoutée.
Effectivement, les « legal tech » qui proposent une automatisation des tâches juridiques permettent à l’utilisateur de bénéficier de prestations à faible valeur ajoutée susceptibles d’être effectuées avec une assistance limitée d’un avocat, et donc à moindre coût.
Or, ces « legal tech » engendrent en réalité de facto un nivellement de la profession d’avocat par le haut, dans la mesure où les prestations à forte valeur ajoutée ne pourront relever que de l’avocat lui- même.
Ne nous y trompons pas, en matière juridique comme dans tous les domaines impactés par l’intelligence artificielle et l’ubérisation : le travail de fond effectué par tout professionnel et nécessitant une réflexion propre est à l’heure actuelle impossible à standardiser et restera l’apanage exclusif de ceux qui auront la compétence pour pouvoir le traiter.
Déclinologues et autres pessimistes, à bon entendeur.
Discussion en cours :
Chers Confrères,
J’ai lu l’introduction et la conclusion de votre article, et suis entièrement d’accord avec vous !
Bien vu !
Cédric D. LAHMI - Avocat
Cabinet PARTNERS IN LAW®