Le rôle essentiel de la fiscalité environnementale a récemment été reconnu dans le cadre du Pacte vert pour l’Europe, avec la Loi européenne sur le climat [1].
En France, les récents rapports parlementaires [2] attestent également de la volonté des pouvoirs publics d’utiliser la fiscalité environnementale comme un levier permettant d’inciter les entreprises ou les ménages à modifier leurs comportements afin de répondre aux enjeux de la protection de l’environnement.
Les citoyens, sont quant à eux de plus en plus actifs et investis dans la lutte contre la crise écologique, comme le montre la collecte de deux millions de signatures à la pétition lors de l’« Affaire du siècle » [3] ou leur participation active à la Convention citoyenne pour le climat [4].
Si la prise de conscience de l’urgence écologique et climatique est un enjeu reconnu en Europe [5] et dans certains pays du monde, les mesures mises en œuvre pour lutter contre le réchauffement climatique lié aux activités humaines [6] restent à ce jour insuffisantes et ne permettraient pas d’atteindre les objectifs de réduction des gaz à effet de serre (GES) prévus par l’Accord de Paris [7].
Bien que des progrès aient été réalisés en France dans les secteurs des bâtiments, de l’industrie et de la transformation d’énergie avec une baisse de 1,9% en 2019 par rapport à l’année précédente, les émissions des transports stagnent de façon préoccupante, et le secteur agricole voit ses émissions diminuer plus lentement que les autres secteurs. Les efforts récents restent donc insuffisants : les émissions devraient baisser presque deux fois plus vite pour espérer atteindre les objectifs climatiques que la France s’est fixés [8].
Si la pollution liée aux nouvelles technologies notamment dans le secteur des transports [9] est relativement connue et visible, le secteur qui préoccupe particulièrement les scientifiques et les pouvoirs publics à ce jour, est le secteur du numérique [10]. En effet, nous vivons dans un monde de plus en plus dématérialisé. Cependant, le numérique n’est pas immatériel, bien au contraire. Les échanges numériques dits « dématérialisés » ne peuvent exister qu’en s’appuyant sur un bien matériel composé de terminaux, de centres informatiques et de réseaux. L’impact du numérique sur l’environnement est un réel enjeu climatique [11].
L’efficacité énergétique issue du progrès technologique ne suffit pas à compenser l’augmentation des usages. Grâce au progrès technologique, les équipements et les infrastructures numériques deviennent plus performants, ce qui entraîne une augmentation de leur utilisation et ce qui induit un accroissement de la consommation énergétique. C’est ce qu’on appelle « l’effet rebond » [12].
Ainsi, « réduire la consommation des voitures n’a pas permis d’utiliser moins d’essence, elle a juste permis aux automobilistes de faire plus de kilomètres », explique Anne-Cécile Orgerie, chargée de recherche CNRS à l’Institut de recherche en informatique et systèmes aléatoires (IRISA) [13]. Elle constate également, le même phénomène depuis des années dans le secteur des nouvelles technologies : « plus on optimise les systèmes - la mémoire, le stockage, etc. -, plus on favorise de nouveaux usages ».
Quel que soit le secteur, les progrès technologiques peuvent donc entraîner une augmentation des utilisations.
La mise en place de dispositifs fiscaux incitatifs peut également favoriser cet effet rebond.
En effet, si des dispositifs fiscaux incitatifs, tel que le « bonus-malus » [14] a permis une diminution des émissions moyennes de gaz carbonique des véhicules neufs, des chercheurs de l’INSEE ont montré que le « bonus-malus » aurait provoqué une augmentation des émissions totales de CO2 [15] à court terme, du fait des émissions induites par la construction de véhicules neufs, et à long terme, car le bonus augmente le taux d’équipement automobile et l’usage des voitures.
Assurer la pérennité du système numérique, passerait donc en tout premier lieu par la diminution de ses impacts environnementaux. C’est cela que vise la sobriété numérique [16].
Cependant, à ce jour, il n’existe aucune définition juridique de la « sobriété numérique » [17].
Alors que la contrainte climatique impose une baisse drastique des émissions de GES, l’empreinte énergétique directe du numérique augmente de 9% par an [18]. Or tout accroissement de la consommation d’énergie rend plus difficile l’atteinte de l’objectif de réduction des émissions des GES.
En 2018, le numérique représentait plus de 10% de la consommation électrique mondiale [19]. En 2020, selon l’Agence de l’environnement et de la maîtrise de l’énergie (ADEME), le secteur du numérique est responsable de près de 4 % des émissions mondiales de GES, soit un niveau supérieur à 50% par rapport à celui actuellement émis par le transport aérien et face à la forte augmentation des usages, cette part pourrait doubler d’ici 2025 [20].
A l’échelle mondiale, 44% de cette empreinte serait due à la fabrication des terminaux, des centres informatiques et des réseaux et 56% à leur utilisation (alors qu’en France la fabrication et la distribution des terminaux est responsable de 70% de l’empreinte carbone totale [21]). Ainsi, en 2040, selon les conclusions des travaux de la mission d’information sénatoriale dont les conclusions ont été rendues en 2020, le secteur pourrait être à l’origine de l’émission de 24 millions de tonnes d’équivalent CO2 à l’horizon 2040, à politique publique constante, soit environ 7 % des émissions de la France contre 2% en 2019 [22].
Le constat est que plus on dématérialise, plus on utilise de matières. En effet, une grande partie de la consommation d’énergie est due à la production des équipements : « c’est une des faces cachées du numérique ». Les objets numériques ont des impacts sur l’environnement, principalement lors des étapes relatives à l’extraction de matières premières et de fabrication des composants. Environ « 70 matériaux différents, dont 50 métaux (notamment des métaux rares) sont nécessaires pour fabriquer un smartphone » contre une vingtaine de métaux il y a dix ans [23].
Par ailleurs, selon l’INSEE, « le taux de recyclage global n’est que de 18%, ce qui renvoie plus globalement à la problématique des déchets d’équipements électriques et électroniques (DEEE) du numérique ».
L’Insee précise également, que « l’essentiel de la croissance des flux de données sur Internet est attribuable à la consommation des services fournis par les Gafam (Google, Apple, Facebook, Amazon, Microsoft) » [24]. L’ensemble des données stockées dans les data centers (ou centres de données) [25] augmente de 36 % par an. La consommation d’électricité des data centers augmente notamment du fait de l’essor des crypto-monnaies telles que le Bitcoin. Quant aux réseaux sociaux, 80% de l’augmentation du trafic est due aux applications vidéo, principalement de loisir [26].
Sur la base des travaux de la mission d’information sénatoriale précitée, le Sénat indique qu’en 2019 [27], « les vidéos en ligne représentaient 60,6% du trafic Internet mondial, loin devant le chargement des pages Web (13,1%) et les jeux vidéo (8,1%). Les géants américains de la vidéo Netflix et Google - propriétaire de Youtube - représentent respectivement 23% et 17 % du trafic en France ». Cependant, « ces entreprises hébergent jusqu’à présent leurs services aux États-Unis, ou à défaut dans des pays européens comme l’Irlande et les Pays-Bas pour servir, entre autres, le marché français [28] ». La vidéo en ligne provoque donc un phénomène de « fuites carbone », correspondant à une augmentation des émissions étrangères de gaz à effet de serre imputable à la consommation domestique de vidéos, l’électricité dans ces pays étant bien plus carbonée que l’électricité française.
53% des émissions de gaz à effet de serre dues à l’utilisation de data centers ont également été produites à l’étranger [29].
Une taxe carbone aux frontières européennes [30] a dès lors été envisagée afin de constituer un premier levier de réduction de l’empreinte environnementale du numérique, en ce qu’elle rendrait plus onéreuse l’acquisition de terminaux - dont les émissions seraient intégrées dans le prix d’achat - et renforcerait parallèlement l’attractivité des terminaux issus des activités de reconditionnement et le recours à la réparation.
C’est dans ce contexte, face aux enjeux environnementaux et à la lutte contre le changement climatique, que la pollution liée aux nouvelles technologies va s’imposer comme une problématique centrale des prochaines années [31].
Parmi les mesures visant à promouvoir un changement vers des choix plus respectueux de l’environnement figure la fiscalité environnementale, en complément des autres instruments disponibles déjà existants.
Afin de pouvoir contribuer utilement à la lutte contre la pollution liée aux nouvelles technologies tout en conciliant les différents impératifs (budgétaires pour les pouvoirs publics, de compétitivité pour les acteurs économiques et d’acceptabilité pour les citoyens), il convient de s’intéresser à l’efficience de la fiscalité environnementale en s’attachant à produire des savoirs et à croiser l’expertise des scientifiques sur la pollution liée aux nouvelles technologies, celle des milieux de la recherche, les actions des pouvoirs publics, celles des acteurs économiques ainsi que l’impact de la participation des citoyens sur la possibilité de mettre en œuvre une fiscalité environnementale efficiente.
L’étude, à la fois critique et prospective, s’opèrerait à partir d’une double démarche : en examinant ce que l’hétérogénéité des dispositifs fiscaux mis en place ainsi que le cadre juridique et financier dans lequel ils s’inscrivent peuvent apporter pour lutter contre la pollution liée aux nouvelles technologies, tout en étudiant, les évolutions nécessaires qui pourraient être mises en œuvre afin d’améliorer l’efficience de la fiscalité environnementale face à la lutte contre ladite pollution.
Cette étude permettrait d’envisager à quelles conditions le levier fiscal pourrait devenir un instrument majeur de la politique environnementale dans la lutte contre la pollution liée aux nouvelles technologies.
En effet, c’est en tant qu’instrument visant à orienter les activités ou les comportements économiques que s’inscrit la fiscalité environnementale. Elle constitue un levier qui peut concourir à infléchir, réorienter ou modifier des comportements économiques pour répondre aux enjeux de la protection de l’environnement. La fiscalité environnementale inciterait les ménages ou les entreprises à réaliser ces réductions d’émissions de GES lorsque ce coût de réduction des émissions est inférieur à la taxe. Elle orienterait donc aussi bien les choix d’équipements que leur usage [32].
Cependant, une des problématiques majeures de la fiscalité environnementale, est qu’à ce jour, outre, l’absence même de consensus sur sa définition, il n’existe pas de « fiscalité environnementale unifiée [33] » en France, au sens d’une politique fiscale cohérente conçue comme un outil de la politique de protection de l’environnement, mais une superposition de dispositifs hétérogènes fiscaux, tant par leur assiette que par leur finalité, ayant trait à l’environnement [34].
La fiscalité environnementale a pu ainsi être définie soit par sa finalité ou son objet [35], soit par son assiette [36] ou son efficience [37] ou encore de façon plus élargie par son fait générateur [38] directement lié à un comportement ayant une incidence sur l’environnement.
Par ailleurs, force est de constater que sa complexité et son caractère inéquitable, la rendent inefficace car illisible et non acceptée par les citoyens.
Le fait qu’il n’existe pas de cohérence sur le pilotage d’ensemble de la fiscalité environnementale en France rend les dispositifs fiscaux incompréhensibles et illisibles. Dans le panorama de la fiscalité environnementale précité, les auteurs parlent d’« éclatement du pilotage ». Ils relèvent notamment que les normes fiscales relatives à l’environnement sont construites et élaborées par plusieurs directions différentes [39], alors que la gestion et le recouvrement sont partagés entre d’autres directions fiscales [40] et douanières [41].
Quant à la question de l’acceptabilité, on peut citer l’introduction d’une composante carbone au sein de la taxe intérieure de consommation sur les produits énergétiques (TICPE) en 2014 qui s’est soldée par un mouvement de contestation sociale en octobre 2018 ayant abouti notamment au gel de la trajectoire d’augmentation de la taxe (les recettes budgétaires [42] ayant principalement été affectées à compenser une partie du coût du crédit d’impôt pour la compétitivité et l’emploi), ce qui a fait naître un sentiment d’iniquité et le besoin d’un nécessaire changement de méthode [43].
La fiscalité environnementale est donc apparue davantage comme une taxe supplémentaire motivée par des considérations budgétaires [44] que par la politique en faveur du climat [45].
Comme précédemment indiqué, la difficulté est que la fiscalité environnementale doit satisfaire divers impératifs, notamment ceux de fournir des ressources à l’Etat et à ses collectivités (principalement impôts, taxes et redevances) au titre des recettes de leurs budgets, ceux relatifs à la compétitivité, pour les acteurs économiques et l’équité, pour les contribuables. Pour ces derniers, il est dès lors nécessaire d’assurer une lisibilité, une prévisibilité et le principe d’égalité [46] de la fiscalité environnementale afin d’assurer son acceptabilité pour en faire un instrument effectif de la lutte contre la pollution liée aux nouvelles technologies.
Concernant le cadre juridique dans lequel s’inscrit la fiscalité environnementale, s’il est certes en pleine évolution, tout comme celui de son financement, avec notamment, l’augmentation du montant du « budget vert » [47], il reste cependant insuffisant et inefficace.
Le cadre communautaire relatif aux accises [48] ou à la TVA [49] limite par exemple les marges de manœuvres des Etats membres [50]. Quant aux condamnations judiciaires ou administratives [51] pour non-respect de l’accord de Paris, elles restent encore rares et les sanctions non significatives [52].
Comme l’indique clairement le Maître des requêtes au Conseil d’Etat, Cyrille Beaufils, dans le rapport particulier n°2 publié en 2019 [53], alors que de nombreux principes et engagements internationaux incitent à mettre en œuvre une fiscalité environnementale, on peut se demander quelles sont les normes qui l’imposent véritablement.