Est-il raisonnable de juger l'être dénué de raison ? Par Victor Akansel, Professeur.

Est-il raisonnable de juger l’être dénué de raison ?

Par Victor Akansel, Professeur.

1528 lectures 1re Parution: Modifié: 5  /5

Explorer : # responsabilité pénale # imputabilité # trouble mental # libre arbitre

Ira furor brevis est. Animum rege : qui nisi, paret, imperat. C’est ainsi qu’Horace, dans la deuxième Epître de son Epistularum liber primus nous prévenait, au début de notre ère, des affres de la colère, de ses conséquences tragiques, et pis, de l’impérieuse nécessité de maîtriser ses passions. Toutefois, la colère ici évoquée n’est pas juridiquement assimilable à la folie, qui, elle seule, peut entraîner l’irresponsabilité pénale ; laquelle, pour être retenue, doit répondre à de strictes conditions définies par la Loi.
Retour sur cette notion émergente depuis la mort de l’enseignante de Saint-Jean-de-Luz.

-

La responsabilité pénale, on le sait, est subordonnée à un triptyque classique connu des juristes.

La seule matérialité des faits ne peut en aucun cas suffire à engager la responsabilité pénale d’un individu. En effet, admettre cela reviendrait à soutenir l’impatronisation de la théorie - pourtant scientifiquement réfutée - de l’école positiviste italienne, fièrement représentée par ses fers de lance, Lombroso, Ferri ou encore, Garofalo, les théoriciens du courant déterministe. Pour ces trois disciples d’Auguste Comte, le crime, lato sensu, n’est pas la résultante de la volonté propre de l’infracteur mais plutôt la conséquence de facteurs qu’ils qualifient, d’une part, « d’endogènes » à l’instar de l’âge, du sexe, de l’existence de certaines pathologies essentiellement intestines, et, d’autre part, « d’exogènes », tel que, par exemple, le milieu dans lequel l’individu se meut.

Or, notre conception du droit pénal est complètement aux antipodes de celle des Déterministes. En effet, quand le Législateur fulmine un comportement, il incrimine également un état d’esprit, autrement dit encore une disposition mentale qui constitue un palier nécessaire dans le cheminement infractionnel ; en l’absence de cet élément psychologique, il est impossible d’établir une quelconque responsabilité pénale et, par conséquent, de prononcer quelque peine.

Ainsi, la responsabilité pénale est-elle subordonnée non seulement à la matérialité, mais également - et surtout - au fait que l’individu poursuivi ait commis une faute… qui lui soit imputable.

Tiré du latin imputare qui signifie « porter au compte », l’Académie Française définit le terme « imputer » dans la 1ère édition de son dictionnaire comme le fait d’ « attribuer à quelqu’un une chose digne de blasme ».

Et en droit pénal, l’imputabilité renvoie à la capacité qu’a l’agent, de comprendre et de vouloir ses actes. C’est une condition sine qua non à l’établissement de sa responsabilité.

D’ailleurs, comment est-il possible de penser l’inverse ? En effet, c’est bien parce que nous sommes libres de nos agissements que l’on peut subir une punition. Si l’on était contraint, si nos actes ne procédaient pas de notre volonté, comment pourrions-nous accepter l’augure d’une telle sanction ?

Mireille Delmas-Marty disait à juste titre que « le droit pénal postule le libre arbitre » [1].

Et de tout temps, le dément fut qualifié d’incapable pénal. Le droit romain consacrait déjà l’irresponsabilité pénale du Furiosus, sous l’impulsion d’Ulpien, qui distinguait notamment entre la folie ponctuée d’intermède de lucidité et la folie permanente [2].

Selon lui le Furiosus est dans l’impossibilité de commettre une faute : « qui doli capax non est » aurait-il dit.

Fidèles à cette vision, d’aucuns comme Marc Aurèle pensaient également que la démence était la plus grande, la plus féroce, la plus sévère des punitions, en sorte qu’il n’apparaissait guère nécessaire de condamner davantage un tel individu privé de ses capacités mentales. Ce qui, au reste, ne semble pas inconséquent.

D’ailleurs, cette règle survécut à l’épreuve du temps, et fut consacrée dans le Code pénal de 1810 qui prévoyait qu’ « il n’y a point de crime ni délit lorsque le prévenu était en état de démence au temps de l’action ».

Depuis 1992, l’article 122-1 du Code pénal prévoit expressis verbis que : « N’est pas pénalement responsable la personne qui était atteinte, au moment des faits, d’un trouble psychique ou neuropsychique ayant aboli son discernement ou le contrôle de ses actes ».

A la différence d’un fait justificatif qui, lui, neutraliserait complètement le texte d’incrimination, désamorcerait la charge répressive erga omnes, le trouble psychique ou neuropsychique abolissant le discernement de l’agent - au sens de celui qui agit - constitue ce qu’il est convenu d’appeler une cause de non-imputabilité ; partant, son effet ne saurait en aucun cas bénéficier à d’éventuels complices qui ne présenteraient pas, chacun, les conditions requises.

D’abord, il est utile de préciser que ce n’est pas tant la seule existence d’un trouble psychique ou neuropsychique qui permet à l’agent de se prévaloir de cette cause de non-imputabilité, mais plutôt la perte subséquente qu’il a subie soit de son discernement - c’est-à-dire la faculté de comprendre, de discriminer, de distinguer ses actes -, soit du contrôle de ses actes - autrement dit de la volonté de les commettre.

Ainsi, cette notion de trouble psychique ou neuropsychique correspond, d’une part, aux troubles qui sont continus, parfois innés, présents depuis plus ou moins longtemps, tel que le retard mental, la débilité, par exemple, et, d’autre part, à quelque soudaine perturbation, qui peut être spontanée, passagère ; ainsi des bouffées délirantes, de la schizophrénie, de la paranoïa ou encore des autres troubles bipolaires. Subissant notamment des hallucinations, des visions, des paniques, des phobies, des anxiétés ou un délire de persécution et des discussions imaginaires, l’agent peut se voir complètement démuni de tout discernement.

Au regard de la règle selon laquelle la simple existence du trouble mental ne saurait entraîner l’irresponsabilité en soi, l’alinéa second de l’article 122-1 du Code pénal prévoit l’occurrence où ledit trouble cause « simplement » une altération du discernement.

En d’autres termes, l’agent à qui l’on reproche d’avoir commis matériellement un acte infractionnel et qui, au moment de son passage à l’acte, n’avait pas perdu complètement, ni le contrôle de ses actes, ni son discernement pourra effectivement se voir condamner devant une juridiction répressive. Le juge tiendra ipso jure compte de cet élément au stade de la peine.

Ainsi, si est encourue une peine privative de liberté, celle-ci sera réduite de tiers ; en cas de crime puni de la réclusion ou de la détention criminelle à perpétuité, la peine sera ramenée à trente ans. Cependant, la juridiction peut choisir de ne pas appliquer cette diminution de peine en matière correctionnelle par une décision spécialement motivée.

Cela étant dit, il faut préciser que l’admission aux exonération et atténuation pénales sus-évoquées ne vaut qu’autant qu’est démontré, par celui qui s’en prévaut - selon l’adage actori incumbit probatio -, que son discernement ou le contrôle de ses actes était aboli ou altéré, lors de la commission des faits répréhensibles.

Dans un arrêt principe rendu il y a près de cent ans, la Haute Cour précisait que :

«  L’irresponsabilité pénale n’a pas à recevoir application, s’il n’est pas établi que l’accusé n’avait pas, au moment de l’action, conscience de ses actes, et le fait qu’il ait été considéré comme faible d’esprit ou déséquilibré dans des circonstances antérieures ne suffit pas à supprimer sa responsabilité lors des actes incriminés » [3].

Enfin - et c’est un point non négligeable - l’origine même du trouble mental importe peu, ou plutôt, n’influe pas, à elle seule, sur l’admission de cette cause de non-imputabilité. De vieille date, certains auteurs de doctrine considéraient que celui qui eût commis un acte après s’être volontairement enivré ne puisse nullement se prévaloir de l’effet exonératoire de l’article 122-1 du Code pénal. Toutefois, cette position est contestable à bien des égards. En effet, en prêtant à l’article un tel sens, ces éminents juristes ajoutent à la loi, une condition qui n’y est pas prévue, puisqu’en effet, un simple exercice de téléologie nous apprend que le Législateur n’a jamais voulu discriminer selon l’origine du trouble mental invoqué.

Surtout, une telle conception civiliste reposant sur l’adage selon lequel « nul ne peut se prévaloir de sa propre turpitude » ne saurait prospérer en matière répressive. En effet, les deux matières obéissent à des mécanismes différents et l’enjeu que revêt la condamnation pénale n’est en rien comparable à la condamnation en matière civile, par définition… si vile.

C’est d’ailleurs cette règle qui fut rappelée par la Chambre criminelle dans le cadre de l’affaire Sarah Halimi. En l’espèce, par sa consommation volontaire et antérieure à son passage à l’acte de substances cannabinacées, Kobili Traoré, l’auteur des faits, avait vu son discernement aboli par suite d’une bouffée délirante. Dès lors, malgré la forte pression médiatique, la Chambre criminelle, s’ingéniant à exercer son rôle, rendait une décision juridiquement incontestable dans les termes suivants :

«  Les dispositions de l’article 122-1 du Code pénal ne distinguent pas selon l’origine du trouble psychique ayant conduit à l’abolition du discernement. Justifie sa décision la chambre de l’instruction qui, pour retenir l’existence d’un trouble mental ayant aboli le discernement de la personne mise en examen, retient que celle-ci a agi sous l’empire d’un trouble psychique constitutif d’une bouffée délirante d’origine exotoxique, causée par la consommation régulière de cannabis qui n’a pas été effectuée avec la conscience que cet usage de stupéfiants puisse entraîner une telle manifestation » [4].

En réaction à cette affaire et précisément à cet arrêt de non-lieu pour cause de trouble mental, le Législateur s’est saisi de la question qui avait par ailleurs suscité l’émoi des proches de la victime et de l’opinion publique. Rivalisant d’ingéniosité, le gouvernement voulait éviter qu’à l’avenir, une telle situation d’impunité pénale ne se fasse jour pour un individu à l’origine même de son propre trouble mental.

Ainsi, la Loi du 24 janvier 2022 relative à la responsabilité civile et à la sécurité intérieure mit en place une exclusion de cette irresponsabilité pénale.

Aux termes de l’article 122-1-1 du Code pénal, il est prévu que

« Le premier alinéa de l’article 122-1 n’est pas applicable si l’abolition temporaire du discernement de la personne ou du contrôle de ses actes au moment de la commission d’un crime ou d’un délit résulte de ce que, dans un temps très voisin de l’action, la personne a volontairement consommé des substances psychoactives dans le dessein de commettre l’infraction ou une infraction de même nature ou d’en faciliter la commission ».

A première vue, les nombreuses conditions d’application de cette exclusion d’exonération paraissent assez complexes à réunir.

En effet, la partie poursuivante devra d’abord s’évertuer à démontrer - puisque la charge de la preuve sera logiquement renversée - une consommation volontaire de substances psychoactives qui doit avoir lieu « dans un temps très voisin de l’action ». Le choix de cette donnée temporelle quelque peu abstruse interroge tant ses contours sont, par essence, indiscernables, laissant ainsi au juge la mission de se prononcer sur la question.

Ensuite, il faudra évidemment établir le lien de causalité entre la consommation et l’abolition du discernement, et, enfin, se plier à la dernière exigence textuelle qui n’est pas empreinte de la plus grande aisance probatoire. En effet, le Législateur a étonnamment prévu que l’agent devra avoir consommé la substance susvisée, dans le temps susmentionné, et ce - condition cumulative -, « dans le dessein de commettre l’infraction […] ». Mais quelle idée saugrenue de rajouter une telle condition qui s’apparente par ailleurs à une sorte de dol spécial dont la démonstration relève d’une gageure ?

Peut-être, en agissant de la sorte, le législateur a-t-il voulu marquer sa défiance la plus profonde face à ce projet de loi portant l’estampille de l’opinion publique qui, par définition, est en proie aux sentiments, à la passion plus qu’à la raison ; d’ailleurs, il n’est pas inconséquent de penser que cette exclusion de l’irresponsabilité est peu indiquée et somme toute à rebours de notre conception du droit pénal.

Au reste, si jamais cette exclusion d’irresponsabilité existait au moment de l’affaire Sarah Halimi, il n’est même pas sûr qu’elle s’appliquât pour Kobili Traoré… Alors, ratiocination excessive ou impéritie législative ?

Du même acabit, l’article 122-1-2 du Code pénal prévoit que la diminution de peine prévue à l’alinéa 2 de l’article 122-1 du même Code ne peut s’appliquer : « en cas d’altération temporaire du discernement de la personne ou du contrôle de ses actes au moment de la commission d’un crime ou d’un délit lorsque cette altération résulte d’une consommation volontaire, de façon illicite ou manifestement excessive, de substances psychoactives ».

Ici, il est précisé que l’altération doit résulter d’une consommation volontaire, de façon illicite ou manifestement excessive, de substances psychoactives. Là encore, si la consommation volontaire de façon illicite semble a priori renvoyer à des substances interdites, la notion de « consommation manifestement excessive » peut donner lieu à une interprétation prétorienne. Il est à noter par ailleurs que le « dol spécial » prévu pour l’exclusion de l’abolition du discernement n’a pas été retenu.

Finalement, dans un paradigme où le procès pénal se raréfie, où l’audience fond comme neige au soleil, le Législateur s’évertue à vouloir traduire un individu dénué de raison devant une juridiction répressive et le faire condamner. Toutefois, une telle comparution en justice a-t-elle un sens ? Si le procès pénal est l’organisation judiciaire d’une réponse de la société pour sanctionner l’un de ses membres pour une atteinte à l’une quelconque des valeurs qu’elle protège, c’est avant tout, pour les victimes, un moment essentiel qui recèle un effet cathartique important pour leur rétablissement et parfois nécessaire pour faire leur deuil.

Or, juger le dément peut-il apporter un tel effet ? Peut-il satisfaire la société ou, pis, les victimes ? Juger le dément ne favorisera-t-il pas l’incompréhension et le mal-être des victimes ? Du reste, le dément pourra-t-il se défendre convenablement ? Puisqu’en effet, même s’il a commis le plus vil des forfaits, il n’en reste pas moins un individu à part entière qui a le droit à une défense digne, comme n’importe quel autre justiciable, et certainement, pourrions-nous dire, plus que n’importe quel autre.

Dans ces conditions, juger l’individu dénué de toute raison est-il raisonnable ?

Victor AKANSEL
Professeur de Droit & d’Economie
Chargé d’enseignement en droit à l’Université Panthéon-Assas et Paris-Saclay

Recommandez-vous cet article ?

Donnez une note de 1 à 5 à cet article :
L’avez-vous apprécié ?

46 votes

Cet article est protégé par les droits d'auteur pour toute réutilisation ou diffusion (plus d'infos dans nos mentions légales).

Notes de l'article:

[1M. Delmas-Marty, Libertés et sûreté dans un monde dangereux, Seuil, coll. « La couleur des idées », 2010. p. 25.

[2Sandrine Vallar, « Folie et droit romain - Quelques observations », Criminocorpus, Folie et justice de l’Antiquité à l’époque contemporaine.

[3Crim. 27 mars 1924, bull. crim. n° 141.

[4Crim. 14 avril 2021, 20-80.135.

Village de la justice et du Droit

Bienvenue sur le Village de la Justice.

Le 1er site de la communauté du droit: Avocats, juristes, fiscalistes, notaires, commissaires de Justice, magistrats, RH, paralegals, RH, étudiants... y trouvent services, informations, contacts et peuvent échanger et recruter. *

Aujourd'hui: 156 340 membres, 27875 articles, 127 257 messages sur les forums, 2 750 annonces d'emploi et stage... et 1 600 000 visites du site par mois en moyenne. *


FOCUS SUR...

• Assemblées Générales : les solutions 2025.

• Avocats, être visible sur le web : comment valoriser votre expertise ?




LES HABITANTS

Membres

PROFESSIONNELS DU DROIT

Solutions

Formateurs