Le juge Peters était magistrat du siège. Un professionnel exemplaire. Il avait repris le contentieux du droit de la construction au sein de sa juridiction. Un travail colossal puisque chaque procès mettait en scène un nombre très important de constructeurs, d’assureurs et autant d’avocats en assistance de leur client. Le juge Peters s’était attelé à ce travail de bénédictin comme à une vocation. Il avait mis en place une méthode qui lui permettait de traiter les affaires avec minutie. Tôt, le matin, il procédait à un examen formel des affaires : prescriptions, défaut de qualité pour agir.
Aucun dossier n’échappait à son œil procédural avisé. La fin de matinée était consacrée à l’examen des conclusions des parties. L’après-midi, quand il ne tenait pas audience, il écrivait aux avocats : avez-vous assigné le liquidateur de cette société ? Vos écritures ont-elles été signifiées à cette partie ? Tard le soir enfin, il commençait à rédiger ses jugements. Le juge Peters pouvait se féliciter de la qualité d’instruction de ses dossiers. Aucune affaire n’était plaidée avant que tous les vices de procédure n’aient été purgés. Cela prenait bien sûr beaucoup de temps.
Un matin, la porte du bureau du Juge Peters s’ouvrit doucement. Un homme âgé s’introduisit dans son antre sans demander sa permission. Tout juste sussura-t’il un petit - Je peux ? Et referma la porte derrière lui. Le magistrat considéra un instant son visiteur : costume sombre strict, cravate et légion d’honneur à la boutonnière. Était-ce un juge honoraire ?
Afin de ménager le visiteur il lui demanda.
- Que puis-je faire pour vous ?
L’autre répondit dans un demi sérieux :
- Je suis en mission d’audit.
Le juge Peters blêmit. Audit ? Personne ne lui en avait parlé. Le Président du Tribunal aurait-il décidé d’un contrôle inopiné ? Il se troubla alors que l’autre poursuivait le plus tranquillement du monde.
- J’aimerais que nous fassions un point sur le dossier Famossa.
Décontenancé, le juge s’exécuta sans prendre la peine de vérifier l’identité de son visiteur qui en imposait par le calme et l’autorité de sa personne.
- Asseyez-vous, je vous en prie, je vais consulter le dossier sur mon ordinateur.
- Famossa…voilà, c’est un dossier ancien. L’histoire d’un retraité qui a fait de gros travaux de rénovation de sa maison. Mais les entreprises ont bâclé leur boulot. Résultat ? La demeure est inhabitable. Son propriétaire vit dans un mobil home installé dans son jardin en attendant le jugement. Sur cinq entreprises, trois sont en liquidation judiciaire. C’est un procès avec beaucoup d’incidents d’instance : prescription d’une action d’un entrepreneur contre son sous-traitant, irrecevabilité de la demande d’un assureur. Nous nous trouvons toujours au stade du règlement des vices de procédure. Pour l’anecdote, le propriétaire est un ancien magistrat désargenté.
Quand allez-vous enfin rendre justice ?
Le Juge Peters quitta des yeux son écran et observa son visiteur. Il comprit à cet instant qu’il s’adressait au propriétaire de la maison du dossier Famossa.
Il y eu un lourd silence gêné. Le visiteur se leva et le regard planté dans celui du juge lui martela d’une voix basse mais sans appel :
- Quand Allez-vous rendre justice dans cette affaire ? Quand allez-vous enfin rendre justice ?
Tétanisé, le juge Peters ne put prononcer un mot. La porte du bureau s’était refermée derrière l’ancien magistrat. Le juge Peters mit quelques minutes avant de reprendre ses esprits. Il s’engouffra finalement dans les couloirs à la recherche de son étrange visiteur. Il ressentait un besoin absolu de se justifier. Mais l’homme avait disparu. Le juge Peters ne se remit pas vraiment de cette visite qui avait enfoncé un coin trop raisonnable de son cerveau de juriste. Le soir même, il passa incognito en voiture près de la maison de l’édile. Elle était en piteux état. Un mobil home était bien posé dans le jardin. Il distingua les notes d’un piano qui jouait une valse de Strauss.
Le juge Peters dormit mal les nuits qui suivirent. Rendait-il bien justice ? Devait-il changer de méthode ? Il décida de consulter cinq amis de confiance avec la même question. A ton avis, qu’est ce qui est le plus important pour qu’un juge rende bien justice ? Sa liste d’amis se composait d’un prof de philo, d’une prof de français, d’un pasteur, d’un avocat pénaliste et d’un ancien tôlard.
Il passa voir son ami philosophe qui sortait d’un cours magistral à la fac.
- Ah tu me prends de court. J’ai cinq minutes à t’accorder.
L’entretien se déroula devant la machine à café sur fond de brouhaha d’étudiants. Le Juge Peters attaqua la conversation.
- Pour Aristote « la justice est la capacité de discerner le juste et l’injuste afin de s’acheminer vers la vérité ». C’est ce que j’essaie de faire.
Son ami lui rétorqua :
- Simone Weil y apporte une nuance de charité : La justice consiste à veiller à ce qu’il ne soit pas fait de mal aux hommes. C’est elle qui a également écrit. L’attention est la forme la plus rare et la plus pure de la générosité [1] J’imagine que lorsque tu juges le cas d’une personne, tu fais particulièrement attention à ce qu’elle est, ce qu’elle vit. Non ? Sur ces réflexions, je te laisse, je dois reprendre mon cours.
Son ami philosophe le planta sans autre forme de procès.
L’œuvre de chair.
Le Juge Peters prit le soin de prendre rendez-vous avec son deuxième contact. Son amie professeure de Français le reçu chez elle dans une bibliothèque croulant sous les livres.
- Ta question m’a aussitôt fait penser à un roman : L’œuvre de chair d’Henri Vincenot.
- Bizarre répondit le juge Peters.
- Bizarre ? Pas tant que cela. On a tous en tête l’image du roi Salomon rendant justice : deux femmes réclament la maternité d’un bébé. Après les avoir écoutées, il tranche en faveur de la vraie mère, On imagine bien les cris éplorés de la mère réclamant justice sur fond de vagissements de nouveau-né. C’est bien de la chair, cela ! Et pour moi la justice, ce sont les histoires d’un ami avocat Il me parle de rencontres, d’émotions, de rires, de colères, de pleurs, de vengeances Il me raconte ses expertises judiciaires où par moins 5°C, il file sur les routes de campagne, se geler une matinée chez un exploitant agricole. Tout cela, c’est aussi bien de la chair, non ? C’est pour cela que je considère que moins il y a de chair moins il y a de justice !
La sortie de la professeure laissa le juge Peters songeur.
La juge contacta par mail son ami pasteur qui vivait à l’étranger. Il reçut de lui un sms, très court : L’idéal du sage, c’est une oreille qui écoute. C’était un extrait de Ben Sira le Sage
Ce monde de justice qui ne nous écoute plus.
Il décrocha le téléphone pour appeler le quatrième nom de sa liste. Un avocat pénaliste renommé. Il tomba sur son secrétariat.
- Vous ne le saviez pas ? Il a raccroché sa robe. Lisez la presse de la semaine dernière.
Le juge Peters googlelisa le nom de son ami. Il tomba sur un article : Ce monde de justice qui ne nous écoute plus [2] où le ténor du barreau expliquait pourquoi il avait décidé de démissionner du barreau, lassé du système judiciaire actuel.
Le juge Peters n’avait plus qu’un proche à consulter. Un fantasque. Ancien détenu qu’il avait fait autrefois condamner et avec lequel il s’était ensuite lié. Il tenait un bar de nuit. Il s’y risqua un soir.
- Ah voilà mon juge préféré. Viens boire un whisky. C’est la maison qui régale.
Le Juge Peters posa sa question dans un bruit de basse assourdissant. Son ami vida son scotch d’un trait et se pencha vers son ami.
- Pour avoir connu la justice de très près, je sais que vous êtes débordés et manquez considérablement de moyens. Pour t’avoir connu de très près comme juge, je te redirai bien ce qu’a écrit un auteur anglais... la suite se perdit dans le bruit de la musique métal crachée par les enceintes.
Son enquête bouclée, le Juge Peters prit une décision radicale. Il toqua à la porte de son président.
- Monsieur le Président, mes dossiers n’avancent pas. Et puis, je dois savoir concrètement de quoi et de qui je parle dans mes jugements. Je vais tenir audience la semaine prochaine pour toutes mes affaires.
Plus d’audiences ? Le Président se frotta intérieurement les mains.
- Vous avez carte blanche !
Journée article 179.
On pouvait discerner derrière sa réponse la satisfaction du chef de juridiction de voir améliorer ses statistiques. Plus d’audiences, plus de jugements, des décisions rendues plus vite. Ce n’est que quinze jours plus tard que le Président pu se rendre compte du véritable séisme produit par la décision du juge Peters. C’était un lundi matin. Le président du Tribunal aperçut un attroupement de greffiers et juges se pencher aux fenêtres du premier étage du Tribunal.
- Qu’est-ce que vous regardez là ?
- Monsieur le Président, Le juge Peters tient audience.
- Quoi, dehors ?
Le président n’en croyait pas ses yeux. Le juge Peters était assis en robe sur un grand fauteuil disposé sous la ramure du chêne multi centenaires qui faisait l’orgueil du Tribunal. A ses côtés sa greffière retranscrivait les débats sur une banale table de bois. Le Président passa de longues minutes à observer le Juge : les parties expliquaient leur cause en long et en large. Le juge Peters prenait le temps d’écouter, de demander des explications sur les pièces du dossier et de leur répondre. Les avocats plaidaient tout leur soul. Le Président aperçut un homme de haute taille en costume sombre légion d’honneur à la boutonnière qui attendait son tour.
- Sa tête me dit quelque chose murmura t’il tout bas….
Le Président quitta la fenêtre, pensif, et regagna son cabinet. Plus tard, beaucoup plus tard, il croisa la greffière du juge Peters qui remontait de son audience bucolique.
- Pouvez-vous me dire ce qui a pris au Juge Peters ? Vous lui demanderez de passer me voir demain.
- Demain ? C’est impossible Monsieur le Président, répondit-elle enthousiaste, je l’accompagne en journée article 179. Tenez, il m’a quand même demandé de vous remettre cela.
La greffière lui tendit un vieux papier plié en quatre.
- Je crois que c’est une citation d’un auteur anglais dit-elle en s’éloignant.
Le président s’enferma dans son bureau. Il prit le mot donné par la greffière, un papelard à entête d’un établissement de nuit, et déchiffra une phrase griffonnée au crayon : ses raisonnements sont remarquablement rigoureux et clairs et l’induisent invariablement en erreur. Mais son sentiment poétique intervient brusquement et le conduit à la vérité. Chesterton [3].
ll fourragea ensuite dans ses codes en bougonnant. C’est quoi cette journée article 179 ? Le Code de procédure civile lui fournit la réponse : le juge peut, afin de les vérifier lui-même, prendre en toute matière une connaissance personnelle des faits litigieux, les parties présentes ou appelées. Il procède aux constatations, évaluations, appréciations ou reconstitutions qu’il estime nécessaires, en se transportant si besoin est sur les lieux.
On toqua à la porte. C’était le juge Peters.
- Peters, juge et poète. On aura tout vu !
Le ton était un peu gouailleur mais on pouvait déceler une pointe d’admiration dans le regard du président.
- La justice va enfin retrouver ses justiciables, Monsieur le Président !
- Je n’ai qu’une parole, Peters, vous avez carte blanche.
Discussions en cours :
merci pour ce joli conte inspirant.
Merci pour votre lecture de ce conte dont.... une des fonctions essentielles est d’imposer une trêve au combat des hommes, suivant l’expression de Daniel PENNAC (Comme un Roman)