Au sommaire de cet article...
- Introduction.
- I. La portée des mécanismes de protection de l’ordre constitutionnel.
- 1. Une intangibilité bicéphale comme pilier de la préservation de l’ordre constitutionnel.
- 2. La logique des mécanismes de protection.
- II. Les dispositions constitutionnelles intangibles : clausulae non aeternae.
- 1. L’intangibilité relative dans les faits.
- 2. Le rôle des juges constitutionnels dans l’interprétation des clauses d’intangibilité.
- III. La conciliation de la flexibilité des dispositions intangibles avec l’impératif de sécurité juridique : une dialectique entre pérennité et évolutivité constitutionnelles.
- 1. La tension entre sécurité juridique et intangibilité normative face au droit des générations futures.
- 2. L’opposabilité des clauses d’intangibilité au pouvoir constituant dérivé : une technique de flexibilité ou un vecteur d’entrave à la préservation de l’ordre public constitutionnel ?
- Conclusion.
Introduction.
La distinction entre une disposition constitutionnelle auto-intangible et une disposition qui rend non révisables d’autres dispositions repose sur des différences essentielles en termes de portée, de logique et de qualification juridique. Ces deux mécanismes sont des outils de protection constitutionnelle visant à préserver les fondements d’un ordre constitutionnel. Toutefois, leur finalité, leur application et leur interprétation varient considérablement selon les systèmes juridiques. Ces distinctions s’éclairent à travers des exemples en droit comparé et dans la jurisprudence constitutionnelle.
I. La portée des mécanismes de protection de l’ordre constitutionnel.
Pour appréhender la manière dont les Constitutions protègent leurs fondements essentiels, il est crucial d’analyser les mécanismes spécifiques qui verrouillent l’ordre constitutionnel, qu’ils soient centrés sur leur propre intangibilité ou qu’ils étendent leur portée à d’autres dispositions.
1. Une intangibilité bicéphale comme pilier de la préservation de l’ordre constitutionnel.
Pour mieux comprendre le bicéphalisme des modes d’expression de la rigidité des dispositions constitutionnelles, il convient d’examiner, d’une part, les dispositions auto-intangibles, qui se protègent elles-mêmes contre toute révision, et, d’autre part, celles qui, par leur formulation, confèrent un caractère non révisable à d’autres dispositions constitutionnelles.
A. Les dispositions auto-intangibles.
Une disposition auto-intangible est juridiquement qualifiée comme une clause d’intangibilité auto-référentielle. Sa spécificité réside dans le fait qu’elle protège exclusivement son propre contenu, sans étendre sa portée à d’autres dispositions constitutionnelles. La portée d’une telle disposition est limitée à son propre contenu. Elle est conçue pour verrouiller son intégrité et empêcher toute modification, quelle que soit la procédure engagée. En cela, elle établit un rempart strict autour de ses propres termes.
En Tunisie, l’article 1er de la Constitution post-révolutionnaire de 2014 dispose :
"La Tunisie est un État libre, indépendant et souverain, l’Islam est sa religion, l’arabe sa langue et la République son régime. Cet article ne peut faire l’objet de révision."
Cette disposition circonscrit sa portée à la préservation des éléments constitutifs de l’État tunisien, sans étendre sa protection à d’autres articles.
B. Les dispositions rendant non révisables d’autres dispositions.
À l’inverse, une disposition rendant non révisables d’autres dispositions est juridiquement qualifiée comme une clause de sauvegarde transversale. Elle agit comme un mécanisme de garantie renforcée pour préserver les valeurs fondamentales de l’ordre constitutionnel. Elle a, à ce titre, une portée plus large et fonctionne comme un instrument de protection transversale. Elle établit une hiérarchie constitutionnelle en désignant des principes ou des dispositions spécifiques comme intangibles.
En Allemagne, l’article 79(3) de la Loi fondamentale dispose :
"Toute révision de la présente Loi fondamentale qui toucherait à l’organisation de la Fédération en Länder, à la participation des Länder au processus législatif, ou aux principes énoncés aux articles 1 et 20, est interdite."
Cette clause protège des principes fondamentaux tels que la dignité humaine (article 1er) ou l’État de droit (article 20) en rendant leur révision impossible.
2. La logique des mécanismes de protection.
Chacun de ces mécanismes obéit à une systémique spécifique.
A. Les dispositions auto-intangibles : un outil de protection limitée mais affirmée.
La logique d’une disposition auto-intangible est souvent symbolique et identitaire. Elle vise à affirmer l’intangibilité d’un élément considéré comme fondamental pour l’identité constitutionnelle d’un État.
En France, la logique symbolique de ces dispositions signale des "tabous constitutionnels", tels que la forme républicaine de gouvernement (article 89, alinéa 5, de la Constitution de 1958).
L’article 89(5) interdisant la révision de la forme républicaine du gouvernement n’a pas encore fait l’objet d’un contrôle direct, mais son caractère absolu est reconnu en doctrine.
En Tunisie, la logique identitaire à travers la protection de la langue, de la religion et du régime républicain dans l’article 1er de la Constitution vise à ancrer des éléments constitutifs de l’identité nationale. Cet article reflète une dimension identitaire inaliénable.
En cas de tentative de modification, les dispositions auto-intangibles peuvent être interprétées comme un obstacle absolu, obligeant le constituant dérivé à respecter les limites fixées par le constituant originaire.
B. Disposition rendant non révisables d’autres dispositions : une protection hiérarchique et systémique.
Ce mécanisme repose sur une logique systémique et hiérarchique. Il structure la Constitution en désignant des éléments fondamentaux comme les piliers de l’ordre constitutionnel.
La logique systémique de ces dispositions établit un cadre inaltérable pour protéger la cohérence de l’ensemble du système juridique. En Allemagne, l’intangibilité des principes de l’État de droit (article 79(3)) garantit une continuité normative.
Par ailleurs, la logique hiérarchique de ce mécanisme introduit un ordre de préséance entre les normes constitutionnelles, certaines disposant d’un statut supérieur en raison de leur intangibilité.
Ainsi, en Afrique du Sud, l’article 1er de la Constitution de 1996 définit les valeurs fondamentales (dignité humaine, État de droit, démocratie). Bien que cet article ne soit pas explicitement déclaré intangible par le constituant, la jurisprudence de la Cour constitutionnelle sud-africaine (arrêt Certification of the Constitution of the Republic of South Africa, 1996) affirme que ces valeurs ne peuvent être altérées.
En Allemagne, l’article 79(3) constitue l’un des exemples les plus solides en droit comparé. Il a servi de base à plusieurs décisions de la Cour constitutionnelle fédérale, notamment dans le cadre de la jurisprudence sur l’Union européenne (Arrêts Maastricht et Lisbonne).
Par conséquent, ce type de disposition impose des limites matérielles explicites à la souveraineté du constituant dérivé. La Cour constitutionnelle allemande a affirmé, dans une jurisprudence célèbre (décision BVerfGE 30, 1, dite "Affaire de la Loi fondamentale de Bonn"), que toute révision portant atteinte à la dignité humaine ou à l’État fédéral est inconstitutionnelle.
II. Les dispositions constitutionnelles intangibles : clausulae non aeternae.
En droit constitutionnel comparé, l’intangibilité des dispositions constitutionnelles (qu’elles soient auto-intangibles ou qu’elles rendent d’autres dispositions non révisables) n’est jamais indéfiniment absolue.
L’immutabilité des dispositions constitutionnelles, bien qu’affichant une apparence d’absolu, n’est en réalité ni illimitée dans le temps, ni immuable dans son contenu. D’un point de vue temporel, ces clauses dites « intangibles » ne peuvent prétendre lier ad æternam les générations futures, car cela contreviendrait au principe fondamental de souveraineté populaire, qui accorde à chaque génération le droit de déterminer son ordre constitutionnel. Même les Constitutions les plus rigides, telles que celle de l’Allemagne (article 79(3)), se trouvent confrontées à la dynamique évolutive des sociétés. Du point de vue matériel, l’intangibilité est également limitée, car elle ne peut protéger qu’un contenu déterminé dans un contexte historique précis. Par exemple, les valeurs intangibles comme la "forme républicaine" ou la "dignité humaine" ne sont pas immuables dans leur interprétation : elles évoluent avec le temps sous l’influence des juges constitutionnels ou des pratiques politiques.
Plusieurs mécanismes juridiques et contextes politiques peuvent permettre de contourner ou dépasser ces interdictions, même dans des Constitutions qui prétendent les rendre inviolables.
1. L’intangibilité relative dans les faits.
Bien que juridiquement déclarées intangibles, ces dispositions sont parfois reconsidérer dans des circonstances exceptionnelles :
A. Les changements révolutionnaires ou ruptures constitutionnelles.
Les événements politiques majeurs (révolutions, guerres, coups d’État) peuvent rendre caduques les protections constitutionnelles intangibles.
En Tunisie, la transition post-2011 a conduit à l’adoption de la Constitution de 2014, remplaçant l’ancienne, malgré les éventuelles clauses intangibles de l’ancien texte.
B. La révision totale de la Constitution.
Une clause d’intangibilité peut perdre sa valeur si l’ensemble de la Constitution est remplacé.
Un exemple de contournement d’une clause d’intangibilité via une révision totale de la Constitution peut être trouvé dans l’histoire constitutionnelle de l’Allemagne après la Seconde Guerre mondiale, à travers le passage de la transition de la République de Weimar (1919-1933) à la Loi fondamentale de 1949.
La Constitution de Weimar contenait des principes fondamentaux, mais elle ne prévoyait pas explicitement une clause d’intangibilité. Cependant, certaines valeurs démocratiques telles la souveraineté populaire et la séparation des pouvoirs (article 1er) étaient supposées être permanentes.
Le régime nazi, arrivé au pouvoir en 1933, contourna l’ordre constitutionnel en utilisant des mécanismes légaux pour démanteler les institutions démocratiques (notamment via la Loi des pleins pouvoirs de 1933).
Après la Seconde Guerre mondiale, l’Allemagne de l’Ouest (RFA) adopta une nouvelle Constitution, appelée Loi fondamentale de 1949, qui rompait explicitement avec le régime nazi et les institutions de Weimar.
Cette transition s’est faite par la rédaction d’un texte entièrement nouveau, sans respecter la continuité des dispositions de la Constitution de Weimar.
La Loi fondamentale de 1949 a introduit une clause d’intangibilité dans son article 79(3), qui interdit la révision de certains principes fondamentaux, notamment la forme démocratique et fédérale de l’État et les droits fondamentaux.
De même, en Afrique du Sud (1996), après la fin de l’apartheid, la Constitution de 1983 a été remplacée par une nouvelle Constitution en 1996. La transition impliquait une rupture complète avec les clauses fondamentales de l’ordre constitutionnel précédent, notamment les lois ségrégationnistes, bien que ces principes aient été protégés sous l’ancien régime.
Ces exemples montrent comment une clause d’intangibilité dans un cadre constitutionnel peut perdre sa valeur lorsque la Constitution elle-même est remplacée dans sa totalité.
2. Le rôle des juges constitutionnels dans l’interprétation des clauses d’intangibilité.
Les juridictions constitutionnelles jouent un rôle central dans la définition de l’intangibilité.
Dans le cadre d’une interprétation stricte ou extensive, ils peuvent limiter ou élargir la portée d’une disposition intangible selon leur interprétation.
En Allemagne, l’article 79(3) de la Loi fondamentale protège certains principes, mais la Cour constitutionnelle fédérale a parfois dû préciser la portée exacte de ces protections, comme dans l’affaire Maastricht, où elle a affirmé la primauté de la souveraineté allemande face à l’Union européenne.
En outre, dans le cadre des mécanismes de contrôle juridictionnel des révisions constitutionnelles,
en droit comparé, certains juges constitutionnels contrôlent les révisions constitutionnelles pour vérifier leur conformité aux clauses intangibles.
En Inde, dans l’affaire Kesavananda Bharati (1973), la Cour suprême a établi la doctrine de la "structure fondamentale" qui interdit de modifier certains principes essentiels de la Constitution, même s’ils ne sont pas expressément protégés par une clause d’intangibilité.
III. La conciliation de la flexibilité des dispositions intangibles avec l’impératif de sécurité juridique : une dialectique entre pérennité et évolutivité constitutionnelles.
L’existence de dispositions intangibles dans une Constitution est souvent perçue comme porteuse d’une tension entre deux exigences fondamentales : d’un côté, la pérennité des principes essentiels, garante de la sécurité juridique et de l’ordre public constitutionnel ; de l’autre, la nécessité pour un ordre juridique de demeurer adaptable aux évolutions historiques, sociales et politiques, afin de ne pas emprisonner les générations futures dans un cadre juridico-normatif dépassé. Cette dialectique peut être résolue par des mécanismes juridictionnels et doctrinaux qui équilibrent stabilité normative et flexibilité adaptative, tout en préservant la légitimité des ordres constitutionnels modernes.
1. La tension entre sécurité juridique et intangibilité normative face au droit des générations futures.
La sécurité juridique est l’un des principes cardinaux des États de droit. Elle garantit la prévisibilité des normes et la stabilité des institutions, et s’inscrit au cœur de l’ordre public constitutionnel, qui protège les valeurs fondamentales immanentes comme la dignité humaine, la démocratie et l’État de droit. Les dispositions constitutionnelles intangibles participent directement de cette fonction en inscrivant certains principes comme immuables pour prévenir les régressions normatives.
En Allemagne. L’article 79(3) de la Loi fondamentale protège les principes structurants comme la dignité humaine (article 1er) ou la nature fédérale de l’État (article 20). Ces dispositions assurent que les changements politiques ne compromettent pas l’ordre public constitutionnel.
Cependant, les clauses d’intangibilité peuvent être perçues comme une entrave à la capacité des générations futures d’adapter la Constitution à leurs propres besoins et réalités. Cette problématique repose sur le principe démocratique selon lequel aucun constituant ne peut lier définitivement ses successeurs, en vertu de la théorie du contrat social renouvelable.
Ainsi, cette tension appelle une conciliation par des mécanismes garantissant la continuité normative tout en permettant une évolution utile et opportune.
A. Les mécanismes de conciliation normative à l’épreuve de la modulation des intangibilités : entre révisions exceptionnelles et contextualisées
Un premier mécanisme consiste à introduire une souplesse procédurale exceptionnelle, permettant de surmonter l’intangibilité sous des conditions strictes.
Certains systèmes prévoient des procédures qualifiées, à l’instar des révisions circonstanciées et conditionnées, pour dépasser des clauses d’intangibilité en cas de consensus exceptionnel ou de nécessité absolue.
En Suisse, en vertu des articles 193 et 194 de la Constitution fédérale de 1999, les principes cardinaux peuvent être révisés par référendum constitutionnel si une majorité absolue des citoyens et des cantons l’approuve.
En Allemagne, bien que l’article 79(3) semble absolu, la doctrine envisage la possibilité d’une révision en cas de réécriture totale et consensuelle de la Loi fondamentale.
Cette approche renforce la sécurité juridique en rendant les révisions difficiles, tout en évitant l’ossification constitutionnelle.
B. Le rôle des juges constitutionnels comme garants d’un équilibre dynamique.
Les juridictions constitutionnelles jouent un rôle clé dans la conciliation entre intangibilité et évolutivité. En interprétant les dispositions intangibles à la lumière des évolutions sociales et politiques, elles préservent leur pertinence tout en respectant l’ordre public constitutionnel.
En Inde, dans l’affaire Kesavananda Bharati (1973), la Cour suprême a introduit la doctrine de la "structure fondamentale". Elle interdit la révision des principes essentiels, tout en autorisant leur interprétation dynamique pour répondre aux défis contemporains.
En Afrique du Sud, la Cour constitutionnelle a affirmé, dans les affaires Khosa v. Minister of Social Development, Mahlaule v. Minister of Social Development (2004) et Mahlangu v. Minister of Labour (2020), que les valeurs fondamentales telles que la dignité humaine sont intangibles, tout en gardant la possibilité d’en redéfinir la portée selon le contexte.
Ces approches permettent de conserver une continuité normative sans verrouiller définitivement les générations futures.
C. L’équilibre par la hiérarchisation des intangibilités.
Une autre solution consiste à hiérarchiser les clauses d’intangibilité en distinguant les principes absolument fondamentaux (dignité humaine, État de droit) de ceux pouvant évoluer dans des conditions précises (régime politique, structure administrative).
En France, l’article 89(5) interdit la révision de la forme républicaine du gouvernement, mais d’autres aspects de la Constitution liés à la structuration étatique restent révisables dans le cadre ordinaire.
Aux États-Unis, la Constitution de 1787 ne contient pas de clauses d’intangibilité explicites, mais certains principes (séparation des pouvoirs, fédéralisme) sont implicitement considérés comme irrévisables par la doctrine.
2. L’opposabilité des clauses d’intangibilité au pouvoir constituant dérivé : une technique de flexibilité ou un vecteur d’entrave à la préservation de l’ordre public constitutionnel ?
La question de l’opportunité de modifier les dispositions auto-intangibles et les clauses de sauvegarde transversales se heurte à des limitations intrinsèques du pouvoir constituant dérivé. Ces limitations, qui se fondent sur des critères fondamentaux de l’ordre public constitutionnel, révèlent la nécessité de préserver l’intégrité de ces mécanismes pour garantir la stabilité et la pérennité de l’État de droit.
A. Le principe de la hiérarchie des pouvoirs constituants.
Les dispositions auto-intangibles et les clauses de sauvegarde transversales traduisent une distinction essentielle entre le pouvoir constituant originaire et le pouvoir constituant dérivé. En droit constitutionnel, le pouvoir constituant dérivé est subordonné et limité par la volonté souveraine initiale exprimée dans la Constitution.
Le pouvoir constituant dérivé n’a pas compétence pour remettre en question les limites fixées par le constituant originaire, car cela reviendrait à usurper son rôle. Ces clauses intangibles représentent un pacte fondateur qui établit les valeurs fondamentales non négociables d’un État.
La Cour constitutionnelle fédérale allemande, dans sa décision relative à l’interprétation de l’article 79(3) de la Loi fondamentale, a affirmé que les principes fondamentaux tels que la dignité humaine et l’État de droit ne peuvent être modifiés, même par voie de révision constitutionnelle (arrêt Maastricht, BVerfGE 89, 155).
La modification de ces clauses affaiblirait la distinction entre les deux types de pouvoirs constituants, menaçant ainsi l’intégrité structurelle de l’ordre constitutionnel.
B. La fonction de garantie de la sécurité juridique.
Les dispositions intangibles sont conçues pour assurer une sécurité juridique et une prévisibilité des règles et principes constitutionnels en tant que valeurs fondamentales. Ces valeurs sont indispensables pour garantir la stabilité des institutions et préserver la confiance des citoyens dans le système juridique.
Ainsi, la modification de ces clauses introduirait une incertitude dans le système constitutionnel en ouvrant la voie à des révisions ultérieures des principes fondamentaux. Une telle situation pourrait déstabiliser l’ordre public constitutionnel en rendant les règles de base imprévisibles.
En Afrique du Sud, bien que l’article 1er de la Constitution ne soit pas explicitement déclaré intangible, la Cour constitutionnelle a souligné, dans l’arrêt Certification of the Constitution of the Republic of South Africa (1996), que les principes fondamentaux tels que la dignité humaine et l’État de droit ne peuvent être altérés sans remettre en question la légitimité de l’ordre constitutionnel.
La suppression ou la modification de ces clauses compromettrait également la continuité des principes fondamentaux et pourrait engendrer une instabilité politique et juridique.
C. La protection des droits fondamentaux comme pilier de l’ordre public constitutionnel.
Les clauses intangibles protègent souvent les droits fondamentaux comme valeurs fondamentales de la société. Leur modification ou suppression risquerait d’éroder ces droits et de porter atteinte à la dignité humaine.
Les droits fondamentaux protégés par ces clauses transcendent les changements politiques et les majorités parlementaires. Modifier à rebours ces dispositions reviendrait à subordonner les droits fondamentaux à des intérêts politiques immédiats, ce qui est contraire à leur vocation universelle et intemporelle.
En compromettant ces protections, l’ordre constitutionnel perdrait son rôle de garant des droits fondamentaux face aux pressions politiques ou populistes.
D. Le risque d’une révision opportuniste et populiste.
La modification des clauses intangibles expose l’ordre constitutionnel à des révisions opportunistes motivées par des considérations politiques à court terme. Ces révisions pourraient être contraires à l’intérêt général et menacer les bases mêmes de la démocratie.
Par conséquent, les dispositions intangibles agissent comme un frein contre les abus de pouvoir et les tentatives de dérive autoritaire. Leur modification ouvrirait la voie à des révisions successives, fragilisant ainsi le socle constitutionnel.
De telles révisions opportunistes érodent la confiance dans les institutions et minent les valeurs fondamentales protégées par l’ordre public constitutionnel.
E. L’universalité des principes intangibles.
Les dispositions intangibles et les clauses de sauvegarde transversales incarnent souvent des valeurs universelles, telles que la dignité humaine, la démocratie et l’État de droit, qui dépassent les frontières nationales.
En outre, la révision de ces clauses reviendrait à affaiblir l’intégration de ces valeurs dans le système juridique national, en déconnectant la Constitution des engagements internationaux.
L’érosion de ces valeurs universelles risquerait d’isoler l’État sur la scène internationale et de compromettre ses obligations en matière de droits fondamentaux.
Conclusion.
L’intangibilité en droit constitutionnel comparé est davantage un principe fort qu’une garantie absolue. Elle repose sur des fondements normatifs solides, mais reste soumise à des facteurs politiques, contextuels et interprétatifs. Si elle permet de protéger des principes fondamentaux, elle n’échappe pas totalement aux évolutions des sociétés et des rapports de force juridiques ou politiques.
Les dispositions constitutionnelles soustraites à la révision sont des garde-fous qui renforcent la rigidité des Constitutions. Toutefois, des mécanismes juridiques et judiciaires ont parfois été mobilisés pour dépasser la rigidité de ces dispositions constitutionnelles, révélant des tensions entre la protection des principes fondamentaux et l’évolution des besoins politiques, sociaux et juridiques. Les procédés diffèrent selon que l’on traite de dispositions auto-intangibles ou de celles qui rendent d’autres dispositions non révisables.
La modification de ces dispositions irait à l’encontre des limitations inhérentes au pouvoir constituant dérivé, menaçant ainsi les fondements de l’ordre public constitutionnel. Garantissant la stabilité institutionnelle, la sécurité juridique et la protection des droits fondamentaux sur le long terme, leur préservation s’impose comme une condition essentielle pour assurer la continuité et la pérennité des valeurs fondamentales de l’État de droit, clé de voûte de la légitimité et la cohérence de l’ordre constitutionnel.
Tout en demeurant une construction juridique destinée à assurer la stabilité de l’ordre constitutionnel, l’intangibilité de ces dispositions ne saurait cependant s’affranchir totalement de l’épreuve du temps ni de la redéfinition constante de son contenu par les générations à venir.
Les clauses d’intangibilité, qu’elles soient auto-référentielles ou protectrices d’autres dispositions, peuvent être contournées par plusieurs mécanismes. Les dispositions auto-intangibles sont souvent dépassées par des interprétations évolutives ou des modifications implicites, tandis que les dispositions protégeant d’autres normes sont contournées via des réformes indirectes, des ruptures constitutionnelles ou l’intégration supranationale. Ces stratégies renseignent que la rigidité constitutionnelle, bien que protectrice, n’est jamais définitivement insurmontable face aux évolutions des systèmes juridiques.
Ainsi, la conciliation entre flexibilité des dispositions intangibles et sécurité juridique s’avère nécessaire et repose sur une approche dynamique et équilibrée. Les mécanismes procéduraux de révision exceptionnelle, l’interprétation évolutive des juges constitutionnels et la hiérarchisation des intangibilités permettent de garantir l’intégrité de l’ordre public constitutionnel tout en respectant le droit des générations futures à redéfinir leur contrat social. Cette approche reflète une conception moderne et pragmatique de l’ordre constitutionnel, où stabilité et adaptabilité coexistent pour assurer la pérennité des valeurs et de l’identité constitutionnelle.