I. L’approche probabiliste comme avenir du droit de la santé environnementale.
A. Le nécessaire dépassement du modèle déterministe.
La complexification croissante des atteintes environnementales et leurs répercussions sur la santé humaine imposent une refonte substantielle des mécanismes probatoires en matière de responsabilité civile et administrative. Ainsi, comme l’a relevé Maître Corinne Lepage [1], l’évolution du paradigme juridique actuel s’avère impérative, nécessitant un passage d’un modèle déterministe à un modèle probabiliste.
Le modèle déterministe, longtemps dominant dans le cadre du droit de la responsabilité, repose sur une conception linéaire et rigide de la causalité. Ce dernier exige la démonstration de relations directes et certaines entre des variables précisément identifiables, sous-entendant que les facteurs à l’origine du dommage sont aisément quantifiables et attribuables avec certitude. Cette approche, historiquement satisfaisante dans le contentieux classique, montre aujourd’hui ses limites face aux défis posés par les contentieux environnementaux contemporains.
En effet, les pollutions actuelles, diffuses et multifactoriellement imbriquées, rendent vaine la recherche d’une causalité unique et certaine. L’identification des responsables devient particulièrement ardue dans un contexte où les atteintes à la santé résultent fréquemment de l’accumulation d’une pluralité de facteurs de pollution, dont les effets sont cumulatifs et parfois synergiques.
Face à ces insuffisances, le modèle probabiliste s’impose comme une alternative probatoire pertinente. Ce dernier, plus sophistiqué, repose sur l’intégration de la probabilité et de l’incertitude inhérente aux phénomènes environnementaux. Contrairement au modèle déterministe, il accepte que les variables influençant les résultats ne puissent être modélisées de manière certaine et déterminée, mais soient, au contraire, appréhendées selon une gradation de probabilités.
Cette évolution paradigmatique ne constitue en aucun cas un affaiblissement du droit de la responsabilité. Bien au contraire, elle en renforce l’efficacité en offrant une réponse mieux adaptée aux réalités scientifiques actuelles. En établissant le lien de causalité sur des bases probabilistes, elle permet d’appréhender la complexité des atteintes environnementales tout en maintenant la rigueur exigée par l’administration de la preuve, condition essentielle de la protection des victimes et de l’imputabilité des responsables.
B. L’exemple précurseur du contentieux tabac au Québec.
L’efficacité de l’approche probabiliste dans le domaine du contentieux environnemental et sanitaire se révèle particulièrement significative à travers la jurisprudence québécoise en matière de tabagisme, comme en témoigne l’affaire Imperial Tobacco Canada ltée c. Conseil québécois sur le tabac et la santé [2]. Cette décision, qui se distingue par son caractère innovant, illustre la capacité des juges à intégrer des méthodes probabilistes avancées dans l’évaluation du lien de causalité.
Cette affaire résulte de trois appels principaux et d’un appel incident, émanant de deux recours collectifs - les recours Blais et Létourneau - introduits en 1998 devant la Cour supérieure de Montréal. Le recours Blais concernait les victimes ayant développé un cancer du poumon, un cancer de la gorge ou un emphysème, tandis que le recours Létourneau visait les personnes ayant souffert d’une dépendance au tabac.
La démarche adoptée reposait sur une méthodologie novatrice mise au point par le professeur Jack Siemiatycki [3], titulaire de la Chaire de recherche Environnement et Cancer. Cette méthode, axée sur l’établissement d’un « risque légalement attribuable », constitue une avancée majeure dans la compréhension des causalités complexes en droit. Elle se fonde sur des études épidémiologiques rigoureuses pour déterminer un seuil de probabilité à partir duquel l’indemnisation devient automatique.
L’application de cette méthodologie au contentieux du tabac a abouti à une donnée statistique cruciale : 90% des cas de cancer du poumon au Québec peuvent être attribués au tabagisme. Cette démonstration scientifique a conduit la Cour supérieure du Québec à rendre une décision marquante, condamnant les trois grands acteurs de l’industrie du tabac - Imperial Tobacco Canada, Rothmans Benson et Hedges, et JTI-Macdonald - à verser des dommages punitifs et moraux substantiels.
Plus précisément, le jugement de première instance avait ordonné le versement de 6,85 milliards de dollars en dommages moraux aux membres du recours Blais, ainsi que 90 000 dollars en dommages punitifs. Pour le recours Létourneau, bien qu’aucune indemnité compensatoire n’ait été accordée, des dommages punitifs de 131 millions de dollars ont été prononcés [4].
En appel, plusieurs questions juridiques ont été soulevées, notamment sur le régime de la responsabilité extracontractuelle des fabricants, le devoir d’information, la causalité, et l’applicabilité des lois sur la protection des consommateurs. La cour d’appel a confirmé que les entreprises appelantes avaient manqué à leur devoir d’information en omettant de divulguer les dangers associés à la consommation de cigarettes, engageant ainsi leur responsabilité conformément aux articles 1468 et suivants du Code civil du Québec (C.C.Q.).
Concernant la question essentielle de la causalité, la cour d’appel a validé l’approche probabiliste adoptée en première instance, affirmant la pertinence de la preuve épidémiologique pour établir le lien de causalité. Elle a également statué que la connaissance généralisée des effets nocifs du tabac n’était pas acquise avant 1996, empêchant ainsi les appelantes de s’exonérer de leur responsabilité en vertu de l’article 1473 C.C.Q.
Cette jurisprudence est d’une portée considérable pour deux raisons. D’abord, elle consacre la légitimité d’une approche probabiliste rigoureuse dans l’établissement du lien de causalité. Ensuite, elle démontre la capacité des juges à traiter des données scientifiques complexes pour fonder des décisions ayant des conséquences juridiques et financières significatives. Cette décision pave la voie à une évolution similaire dans d’autres contentieux de santé environnementale, où la pluralité des facteurs causaux rend souvent difficile l’établissement d’une causalité directe et certaine.
C. La réception européenne et française de l’approche probabiliste.
L’intégration de l’approche probabiliste dans le raisonnement juridique connaît une évolution contrastée selon les ordres juridiques considérés. Si la Cour européenne des droits de l’homme manifeste une ouverture notable à cette approche, la jurisprudence française demeure plus réservée, témoignant ainsi d’une réception différenciée de ce nouveau paradigme probatoire.
1. L’approche novatrice de la Cour européenne des droits de l’homme.
La décision Tatar contre Roumanie (requête n° 67021/01) rendue par la Cour européenne des droits de l’homme en 2009 constitue une avancée significative dans la reconnaissance du raisonnement probabiliste en matière de contentieux environnemental [5]. Cette affaire opposait deux ressortissants roumains, Vasile Gheorghe Tătar et son fils Paul Tătar, à l’État roumain concernant l’exploitation d’une mine d’or à proximité de leur domicile à Baia Mare.
Dans cette affaire déterminante, la cour adopte une position particulièrement audacieuse en admettant explicitement la validité du raisonnement probabiliste. Elle précise, au paragraphe 105 de son arrêt, que "en l’absence d’éléments de preuve" directs, le juge peut légitimement "se livrer à un raisonnement probabiliste", particulièrement pertinent dans le contexte des "pathologies modernes se caractérisant par la pluralité de leurs causes".
Cette approche semble s’être révélée pertinente dans le contexte factuel de l’affaire. En effet, la société S.C. Aurul S.A. (devenue S.C. Transgold S.A.) avait obtenu en 1998 une licence pour exploiter la mine d’or de Baia Mare en utilisant un procédé d’extraction au cyanure de sodium. Le 30 janvier 2000, un accident environnemental majeur s’est produit, entraînant le déversement d’environ 100 000 m³ d’eau contaminée au cyanure dans l’environnement.
La cour encadre néanmoins la possibilité du recours au raisonnement probabiliste en exigeant que l’incertitude scientifique soit "accompagnée d’éléments statistiques suffisants et convaincants". Cette formulation équilibrée permet d’intégrer les spécificités du contentieux environnemental tout en garantissant la rigueur nécessaire à l’établissement du lien de causalité.
Cette approche s’est manifestée concrètement dans l’analyse de la cour concernant l’état de santé de Paul Tătar, atteint d’asthme. Bien que la cour n’ait pas remis en question la réalité de sa pathologie ni la toxicité du cyanure de sodium, elle a noté que les requérants n’avaient pas réussi à établir un lien de causalité direct entre l’exposition au cyanure et l’asthme. Néanmoins, et c’est là que réside l’innovation jurisprudentielle, la cour a considéré que l’existence d’un risque grave et matériel pour la santé et le bien-être des requérants était suffisante pour engager la responsabilité de l’État.
La décision met également en lumière l’importance du principe de précaution dans l’évaluation des risques environnementaux. La cour a souligné que l’absence de certitude quant aux connaissances scientifiques actuelles ne pouvait justifier aucun retard dans l’adoption de mesures efficaces et proportionnées par l’État. Cette position est renforcée par l’obligation faite aux autorités de garantir l’accès du public aux conclusions des enquêtes et études environnementales.
Cette décision, notamment à travers sa reconnaissance du raisonnement probabiliste, a ouvert la voie à une meilleure prise en compte des spécificités du contentieux environnemental dans la jurisprudence européenne.
2. La prudence persistante des juridictions françaises.
L’évolution vers une approche probabiliste en France, dans l’évaluation des liens de causalité, se heurte à des résistances notables au sein des juridictions. À l’heure actuelle, cette approche est implicitement acceptée, comme en témoigne le contentieux relatif au vaccin contre l’hépatite B et la survenance de la sclérose en plaques. Cette jurisprudence met en évidence les difficultés persistantes rencontrées par les tribunaux français dans l’intégration des outils du raisonnement probabiliste.
La divergence entre les approches européenne et française en matière de causalité environnementale souligne la nécessité d’harmoniser les standards probatoires. La jurisprudence européenne pourrait ainsi servir de modèle pour une évolution du droit français, permettant la reconnaissance explicite d’une approche probabiliste qui renforcerait la protection des victimes de dommages environnementaux.
En ce qui concerne la jurisprudence française, il convient de rappeler l’arrêt de la Cour de cassation du 22 mai 2008 [6], établissant que la preuve du lien de causalité dans le cadre de la responsabilité du fait des produits défectueux peut être établie par des présomptions, sous réserve qu’elles soient qualifiées de « graves, précises et concordantes ». Toutefois, cette présomption doit être interprétée avec prudence, chaque cas devant permettre d’établir l’existence d’une causalité probable.
À cet égard, la décision rendue quelques années plus tôt, en 2003, par la Cour de cassation [7], qui a refusé de reconnaître un lien de causalité entre la vaccination contre l’hépatite B et la sclérose en plaques, constitue un exemple significatif. La haute juridiction a jugé que l’étiologie de cette maladie demeurant inconnue et que ni les expertises ni les études scientifiques ne corroborent une association entre le vaccin et la pathologie, le lien de causalité ne pouvait être établi.
Cependant, des cas particuliers, tel celui d’une auxiliaire puéricultrice ayant développé une myofasciite à macrophages après vaccination, illustrent une évolution potentielle. Dans un arrêt de 2014 [8], la cour administrative d’appel de Lyon a reconnu un lien de causalité entre la vaccination et la pathologie, considérant que les lésions observées étaient imputables à l’injection.
Si l’évolution vers une approche probabiliste demeure encore timide dans la jurisprudence française, elle s’inscrit néanmoins dans un mouvement plus large de transformation du rôle du juge face aux enjeux environnementaux et sanitaires. En effet, au-delà de la seule question du lien de causalité, c’est l’ensemble de l’office du juge qui connaît une mutation profonde, marquée par une sensibilisation croissante aux problématiques environnementales. Cette évolution, particulièrement visible dans la jurisprudence européenne, témoigne d’une prise de conscience progressive de la nécessité d’adapter les outils juridiques aux défis contemporains.
II. La sensibilisation croissante du juge aux enjeux environnementaux et sanitaires.
A. Le développement d’une jurisprudence environnementale audacieuse.
La construction jurisprudentielle d’une protection effective du droit à un environnement sain s’est opérée de manière progressive mais déterminée, particulièrement sous l’impulsion de la Cour européenne des droits de l’homme. Cette évolution témoigne d’une appropriation croissante des enjeux environnementaux par les instances juridictionnelles et d’une interprétation dynamique des droits fondamentaux.
L’arrêt Powell et Rayner contre Royaume-Uni de 1990 marque une première avancée significative dans cette construction prétorienne [9]. En reconnaissant qu’une pollution environnementale grave est susceptible de porter atteinte au droit à la vie privée et familiale garanti par l’article 8 de la Convention européenne des droits de l’homme, la cour pose les premiers jalons d’une protection juridictionnelle de l’environnement par le prisme des droits fondamentaux.
Cette évolution jurisprudentielle connaît une consécration remarquable avec l’arrêt Lopez Ostra de 1994 [10], qui constitue un véritable tournant dans l’appréhension juridique des questions environnementales. Pour la première fois, la cour élève explicitement l’atteinte à l’environnement au rang d’atteinte à un droit fondamental, consacrant ainsi la dimension environnementale comme composante indissociable des droits de l’homme.
L’arrêt Öneryildiz contre Turquie [11] parachève cette construction jurisprudentielle en étendant la protection environnementale au droit à la vie consacrée par l’article 2 de la Convention européenne des droits de l’homme. Cette extension témoigne d’une prise de conscience aigüe de l’importance vitale des enjeux environnementaux et de la nécessité d’une protection juridictionnelle renforcée.
Cette séquence jurisprudentielle illustre l’émergence d’un véritable droit prétorien de l’environnement, caractérisé par une interprétation extensive et évolutive des droits fondamentaux. Cette construction audacieuse démontre la capacité des juridictions à s’adapter aux nouveaux enjeux sociétaux et à développer des mécanismes de protection innovants, participant ainsi à l’édification d’un ordre public écologique effectif.
B. La mobilisation croissante des juges face aux enjeux environnementaux.
La sensibilisation des magistrats aux enjeux environnementaux se traduit aujourd’hui par une mobilisation croissante, marquée à la fois par des initiatives institutionnelles ambitieuses et par une jurisprudence audacieuse. La fondation en 2021 de l’Association Française des Magistrats de l’Environnement incarne cette dynamique. Forte de plus de deux cents membres, cette association reflète une prise de conscience collective parmi les magistrats de l’importance vitale des questions environnementales. Cette structure poursuit un double objectif : d’abord, combler les lacunes de formation en matière environnementale pour les magistrats, et ensuite, promouvoir une expertise juridictionnelle spécialisée, essentielle à la gestion de contentieux environnementaux de plus en plus complexes.
Cette mobilisation est également perceptible dans une jurisprudence de plus en plus novatrice. Des affaires telles qu’Urgenda aux Pays-Bas (2019) [12] et l’Affaire du Siècle en France (2021) [13] en sont des exemples marquants. Avec l’Affaire du Siècle, le débat dépasse le cadre de la légalité des actes administratifs individuels pour aborder la conformité globale des politiques publiques de l’État aux objectifs climatiques. Les requérants demandent ici une injonction contraignant l’État à adopter toutes les mesures nécessaires pour réduire les émissions de gaz à effet de serre (GES) en conformité avec les engagements climatiques internationaux, en particulier l’objectif de limiter le réchauffement à moins de 1,5 °C. Ce recours entend poser les bases d’une responsabilité climatique de l’État, l’imputant de la charge des émissions excédentaires de GES et reconnaissant aux requérants un préjudice moral, en vue d’accélérer une réforme indispensable des politiques climatiques.
La pression exercée par la société civile, renforcée par des mouvements transnationaux tels que les marches pour le climat des jeunes et la pétition de l’Affaire du Siècle, ayant recueilli plus de 2,3 millions de signatures, stimule l’évolution du cadre juridique. En témoignent l’adoption de la loi Énergie-Climat de 2019 [14], la décision historique du Conseil d’État dans l’affaire Commune de Grande-Synthe de novembre 2020 [15], et l’implication accrue de l’Union européenne dans les objectifs climatiques pour 2030, qui forment un socle solide pour la mise en œuvre des engagements climatiques de la France.
Ces décisions, qualifiées "d’activisme judiciaire" par Sabine Lavorel [16], révèlent une mutation notable du rôle du juge en matière environnementale. Elles traduisent une volonté affirmée des juridictions de s’approprier pleinement les enjeux écologiques, notamment par une interprétation évolutive et dynamique des textes législatifs. Cette évolution jurisprudentielle, alliée aux initiatives institutionnelles, dessine ainsi les contours d’un paradigme nouveau où le juge, conscient de sa responsabilité environnementale, mobilise tous les instruments juridiques à sa disposition pour garantir une protection effective de l’environnement.
Conclusion.
Le contentieux de la santé environnementale connaît aujourd’hui une mutation profonde qui s’articule autour de deux axes majeurs. D’une part, l’évolution du paradigme causal, avec l’émergence progressive d’une approche probabiliste, permet de mieux appréhender la complexité des dommages environnementaux et sanitaires. Cette évolution, déjà consacrée par la jurisprudence québécoise et encouragée par la Cour européenne des droits de l’homme, tarde encore à s’imposer pleinement dans l’ordre juridique français, bien que des avancées significatives puissent être observées, notamment dans le contentieux des produits de santé.
D’autre part, la sensibilisation croissante des magistrats aux enjeux environnementaux, illustrée par la création de l’Association Française des Magistrats de l’Environnement et par l’émergence d’une jurisprudence audacieuse, témoigne d’une prise de conscience de la spécificité et de l’urgence des questions environnementales. Les décisions Urgenda et l’Affaire du Siècle marquent à cet égard un tournant décisif dans l’office du juge, désormais prêt à mobiliser pleinement les instruments juridiques à sa disposition pour assurer une protection effective de l’environnement.
Ces évolutions parallèles dessinent les contours d’un droit de la santé environnementale en pleine mutation, où l’adaptation des outils juridiques traditionnels se conjugue à une redéfinition du rôle du juge. Toutefois, l’effectivité de cette transformation reste conditionnée à la capacité du droit à poursuivre son évolution, notamment par la consécration explicite de l’approche probabiliste dans l’ordre juridique français et par le renforcement de la formation des magistrats aux problématiques environnementales et sanitaires. C’est à ce prix que le contentieux de la santé environnementale pourra pleinement répondre aux défis contemporains et assurer une protection juridictionnelle efficace des victimes de dommages environnementaux.