Quelques arrêts récents sur la motivation des décisions de rétrocession des Safer.

Par Gilles Vincent, Avocat.

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Explorer : # motivation des décisions # rétrocession des safer # contrôle judiciaire

3e Civ., 18 janvier 2018, pourvoi n° 16-20.937, Bull. III, n°7 ; 3e Civ., 13 décembre 2018, pourvoi n° 17-18.019 ; 3e Civ., 27 février 2020, pourvoi n°18-25.503.
La motivation des décisions de la Safer alimente un contentieux important en raison, bien sûr, des conséquences de ces décisions pour les acquéreurs évincés à la suite d’une préemption ou les candidats non retenus pour l’attribution, mais également en raison de son insuffisance récurrente, poussant ainsi lesdits candidats à les remettre en cause.
A ces deux raisons, à la fois extérieures au cadre normatif, et, pour la seconde, découlant pour partie de lui, s’ajoute précisément l’absence de directive légale claire sur l’intensité de l’obligation de motivation.

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Un cadre normatif insuffisant.

Les textes.

I. Aux termes de l’article L. 141-1, I, du code rural et de la pêche maritime (ci-après CRPM), des sociétés d’aménagement foncier et d’établissement rural (Safer) peuvent être constituées pour remplir diverses « missions » énumérées limitativement, dans quatre alinéas, mais de manière très générale.
Ainsi, elles « œuvrent prioritairement à la protection des espaces agricoles, naturels et forestiers » en visant « à favoriser l’installation, le maintien et la consolidation d’exploitations agricoles ou forestières afin que celles-ci atteignent une dimension économique viable au regard des critères du schéma directeur régional des exploitations agricoles ainsi que l’amélioration de la répartition parcellaire des exploitations » [1]. Etant précisé que ces interventions « concourent à la diversité des systèmes de production, notamment ceux permettant de combiner les performances économique, sociale et environnementale et ceux relevant de l’agriculture biologique au sens de l’article L. 641-13 » (ibid.).
Elles « concourent à la diversité des paysages, à la protection des ressources naturelles et au maintien de la diversité biologique » [2], « contribuent au développement durable des territoires ruraux, dans le cadre des objectifs définis à l’article L. 111-2 » [3] et « assurent la transparence du marché foncier rural » [4].

Les Safer disposent, pour la réalisation de ces missions légales, de nombreux moyens d’action. Elles peuvent, notamment :
« 1° Acquérir, dans le but de les rétrocéder, des biens ruraux, des terres, des exploitations agricoles ou forestières ;
2° Se substituer un ou plusieurs attributaires pour réaliser la cession de tout ou partie des droits conférés, soit par une promesse unilatérale de vente, soit par une promesse synallagmatique de vente, portant sur les biens visés au 1°
 » [5].

Les opérations d’attribution s’effectuent selon une procédure régie par les articles L. 143-3 et R. 142-1 du CRPM qui imposent à peine de nullité des mesures préalables de publicité, destinées à favoriser des candidatures multiples et une transparence de l’action de la Safer [6].
Les Safer sont aussi tenues de motiver leurs décisions et d’informer les candidats non retenus des motifs qui ont déterminé leur choix [7] afin de permettre à ces derniers de les contester dans les six mois de la notification [8] dans les conditions de l’article L. 143-14.
La loi, stricto sensu, n’en dit pas plus. Aussi a-t-on pu dire qu’elle n’était pas « éclairante » sur l’intensité de l’obligation de motivation [9].
La lumière n’est pas venue de la jurisprudence.

La jurisprudence traditionnelle.

II. La Cour de cassation affirme depuis longtemps que la décision de la Safer doit être justifiée « par référence explicite et motivée à l’un ou plusieurs des objectifs légaux » afin de permettre à l’acquéreur évincé de vérifier la conformité des motifs énoncés avec ce ou ces objectifs et au juge d’exercer son contrôle [10].
Rendus à propos de décisions de préemption, ces arrêts valent également pour les décisions de rétrocession. La Safer ne peut, en effet, motiver la rétrocession que par référence aux missions qui lui sont assignées et aux objectifs légaux poursuivis par elle.
Sur ce point, les auteurs font une distinction entre les décisions de rétrocession faisant suite à une acquisition faite par voie de préemption et celles faisant suite à une acquisition amiable, le contrôle étant moins rigoureux dans cette dernière hypothèse [11]. Alors que la rétrocession de biens acquis à l’amiable doit se faire dans le respect des objectifs définis par l’article L. 141-1 du CRPM, elle n’a pas à répondre à ceux fixés à l’article L. 143-2 du même code dont les dispositions ne sont applicables que dans les suites de l’exercice par la Safer de son droit de préemption [12].

Quoiqu’il en soit, qu’il y ait eu préemption ou acquisition à l’amiable du bien rétrocédé, cette exigence de motivation impose nécessairement que celle-ci comporte des données concrètes sans lesquelles il serait impossible au candidat non retenu de vérifier la réalité de l’objectif allégué.
Cependant, si l’obligation de faire référence à des données concrètes autorise le juge judiciaire « à procéder à des investigations qui dépassent le simple stade du constat formel » [13], il ne peut aller jusqu’à apprécier l’opportunité de la préemption ou du choix de l’attributaire [14].
Or, un des problèmes récurrents de la motivation des décisions des Safer réside dans le manque d’éléments concrets contraignant la Cour de cassation à énoncer cette évidence : « la reproduction des objectifs légaux (…) ne saurait, en l’absence d’aucune donnée concrète, permettant de vérifier la réalité du ou des objectifs poursuivis, constituer une motivation » [15].

III. Cependant, nombre d’arrêts attestent que les éléments concrets exigés, pourtant jugés suffisants par les juges, ne permettent pas toujours au candidat retenu de vérifier la réalité du ou des objectifs poursuivis.
Exemple topique (ou caricatural ?), l’arrêt du 1er juin 2011 [16] qui concerne une rétrocession à la suite d’une acquisition à l’amiable. Alors que la cour d’appel avait critiqué la motivation considérant qu’elle se « born[ait] à un énoncé lapidaire, très général et abstrait, sans aucun élément circonstancié permettant de percevoir concrètement l’opération réalisée » à tel point qu’il avait été nécessaire que la Safer produise, en cours de procédure, une note explicative et un plan permettant de mieux comprendre l’opération réalisée [17], la Cour de cassation a cassé l’arrêt d’appel estimant que la motivation était suffisante :
« la notification désignait l’attributaire, le prix ainsi que les parcelles et que la décision de rétrocession était motivée par un remaniement parcellaire par échange d’une exploitation agricole avec apport de parcelles voisines ».
Pourtant, la nécessité dans laquelle s’était trouvée la Safer de produire des éléments supplémentaires démontrait suffisamment que la motivation contenue dans la notification « ne suffisait pas en elle-même » (ibid.).
La Cour de cassation s’est donc contentée, dans cette espèce comme dans d’autres, d’un énoncé sommaire « sans se demander s’il est concrètement vérifiable, ce qui présuppose une connaissance par le candidat évincé des circonstances locales » [18].
Cette jurisprudence est révélatrice de la volonté « étrange » de la Cour de cassation « de ne laisser aux juridictions du fond aucune miette dans le contrôle, en opportunité, de l’action des SAFER » [19].
Pourtant, comme le soulignent ces auteurs, des degrés dans le contrôle existent. Le choix n’est pas entre un simple contrôle formel et un contrôlé de l’opportunité du choix de l’attributaire qui substituerait en quelque sorte le juge judiciaire à la Safer en cas de procès.
Soulignant l’accroissement par l’Etat des prérogatives exorbitantes du droit commun de la Safer qui devrait nécessairement conduire, en contrepartie, à renforcer le contrôle de l’action publique, les auteurs invitent la Cour de cassation à s’inspirer de la jurisprudence du Conseil d’Etat sur le contrôle de la légalité des actes administratifs. Lorsque celui-ci vérifie les motifs de l’acte administratif, « même dans les domaines où l’Administration dispose d’un pouvoir discrétionnaire et où le juge administratif met en œuvre un contrôle seulement restreint, ce dernier regarde tout de même l’adéquation de la mesure aux motifs qui paraissent la fonder » [20].

Le durcissement du contrôle des décisions de la Safer, notamment par une exigence plus poussée des données concrètes, paraît avoir progressivement été consacré par la Cour de cassation ces deux dernières années. L’évolution est d’autant plus remarquable qu’elle concerne tant les rétrocessions à la suite d’une préemption que celles intervenant à la suite d’une acquisition amiable.

Vers un contrôle plus poussé.

Trois décisions semblent aller en ce sens.

IV. La première décision concerne une rétrocession à la suite d’une acquisition amiable.
La motivation se bornait à faire état du « projet de gestion et d’exploitation forestière (de l’attributaire retenu par la SAFER) en lien avec la coopérative Coforouest ». Considérant que ce motif, « tiré de la gestion et de l’exploitation d’un bien forestier, entre dans la mission de la SAFER définie au I de l’article L. 141-1 », la cour d’appel rejette la demande d’annulation de la décision de rétrocession formée par le candidat non retenu.
La Cour de cassation casse l’arrêt, se bornant à rappeler que « la motivation de la décision de rétrocession notifiée au candidat évincé doit permettre à celui-ci de vérifier la réalité des objectifs poursuivis au regard des exigences légales » [21].
Cette motivation « non dénuée de concrétude » avait été jugée suffisante tant par le tribunal de grande instance que par la cour d’appel de Limoges [22].
Cependant, elle pêchait en raison de son caractère insuffisamment explicite, par l’insuffisance de données concrètes. En outre, la SAFER n’avait pas relié expressément ce projet à une des missions légales de l’article L. 141-1.
La portée de cet arrêt a pu être discuté. Un auteur a estimé qu’il était sujet à interprétation. Soit la Cour de cassation a entendu sanctionner par la nullité le défaut de rappel exprès de la mission légale dans la décision critiquée, elle ferait alors preuve « d’un ultraformalisme artificiel ». Soit, ce qui serait plus probable, la Cour de cassation a entendu sanctionner non pas tant la Safer que les juges du fond qui se seraient dispensés de vérifier « derrière la motivation de la SAFER en apparence satisfaisante, la « réalité » et la consistance du projet » [23].
Un autre auteur a pu considérer qu’il « ne redessin[ait] pas les contours respectifs des catégories « opportunité d’une décision » et « légalité d’une décision », mais s’inscri[vait] dans une ligne jurisprudentielle » classique [24].

V. La deuxième décision concerne une rétrocession intervenue à la suite d’une préemption.
La Cour de cassation a cassé un arrêt qui, pour rejeter les demandes d’annulation des décisions de rétrocession, avait relevé « que la décision de la SAFER mentionne “motif de l’attribution : agrandissement d’une exploitation du secteur mise en valeur par une SCEA à deux associés” et retient que le caractère banal d’un motif ne le prive pas de pertinence pourvu qu’il relève d’un des objectifs légaux assignés à la SAFER », alors que « la motivation de la décision de rétrocession doit permettre au candidat non retenu de vérifier la réalité des objectifs poursuivis au regard des exigences légales » [25].
Dans cet arrêt également, la motivation n’était pas dépourvue de données concrètes [26].
On peut s’étonner que des auteurs considèrent que, par cette décision, « la Cour de cassation semble définitivement faire sienne l’idée que désormais la motivation des décisions SAFER doit se réaliser non plus in abstracto mais in concreto » (ibid.). La remarque illustre le fait que malgré la référence fréquente à l’exigence de données concrètes, la Cour de cassation n’a pas, jusqu’à présent, réellement imposé une motivation concrète des décisions.

VI. Le troisième arrêt concerne une rétrocession à la suite d’une acquisition amiable.
L’attribution des parcelles est ainsi motivée :
« agrandissement d’une exploitation agricole spécialisée en production laitière, disposant de parcelles à proximité et devant subir des emprises foncières liées au développement urbain du secteur. Cette rétrocession permettra également un échange parcellaire avec un autre exploitant agricole du secteur, ce qui mettra fin à des problèmes d’accès ».
Un candidat non retenu agit en annulation de la rétrocession et des actes subséquents.
Les premiers juges, comme les juges d’appel, le déboutent de sa demande.
Il se pourvoit en cassation.
Au visa de l’article L. 143-3 du code rural et de la pêche maritime et du principe selon lequel la société d’aménagement foncier et d’établissement rural offrant la revente d’un fonds acquis par elle doit motiver et publier sa décision de rétrocession, la Cour de cassation casse l’arrêt d’appel.
Rappelant que, pour justifier sa décision, la cour d’appel a retenu que la motivation de la rétrocession « suffit à informer la société destinataire de la notification, dès lors que l’opération a permis à M. P..., par la voie de l’échange, d’acquérir les parcelles de M. et Mme B..., difficiles d’accès pour celui-ci et à proximité de l’exploitation P..., tandis que M. et Mme B... ont acquis les parcelles vendues par Mme H..., ce qui a résolu la difficulté d’accès à l’ensemble des terres composant leur exploitation », la Cour de cassation considère « que la motivation de la décision de rétrocession, qui doit se suffire à elle-même, doit comporter des données concrètes permettant au candidat non retenu de vérifier la réalité des objectifs poursuivis au regard des exigences légales » [27] et casse.

En premier lieu, on ne peut manquer de relever que, dans cette espèce encore, la motivation était relativement concrète et développée ; elle ne se bornait pas à énoncer un objectif abstrait.
Si la Cour de cassation ne formule pas un nouveau principe, réaffirmant que la motivation de la décision de rétrocession doit comporter des données concrètes permettant au candidat non retenu de vérifier la réalité des objectifs poursuivis au regard des exigences légales, elle spécifie, par une incise, ses attentes en matière de motivation.
La Cour de cassation insère, en effet, dans ce principe classique que la motivation de la décision de rétrocession « doit se suffire à elle-même ». Cet ajout, qui peut paraître anodin, est d’importance. Et, pour bien le comprendre, la lecture des critiques du pourvoi est utile. Seules les deux premières ont retenu l’attention de la Cour de cassation.
Dans la première, le pourvoi invoquait le principe classique et soutenait que la motivation était dépourvue de toutes données concrètes.
Dans la deuxième, très certainement à l’origine de l’incise, et suivant en cela la suggestion d’un auteur [28], le pourvoi affirmait que « le juge ne peut, dans le cadre de son contrôle, "ajouter à la motivation de la Safer figurant dans la notification adressée au candidat évincé" ». Il relevait, en effet, « que dans la notification adressée à la société Fabricants indépendants, relative à l’attribution des parcelles mises en vente par Mme H... à M. P..., la SAFER de Bretagne s’était contentée de viser, outre l’agrandissement d’une exploitation agricole, la possibilité d’un échange parcellaire avec un autre exploitant agricole du secteur, dans le but de mettre fin à des problèmes d’accès ».
Or, soutenait le pourvoi, la cour d’appel se serait livré « tout d’abord, à la description de la situation des parcelles concernées par l’échange parcellaire réalisé le même jour que l’acquisition par M. P... et en relevant, en particulier, que l’exploitation des époux B... est morcelée » et en retenant « ensuite, tant par motifs propres qu’adoptés, que cet échange avait non seulement permis à M. P... d’acquérir les parcelles des époux B..., difficiles d’accès pour celui-ci et à proximité de son exploitation, mais aussi permis aux époux B... d’acquérir les parcelles vendues par Mme H..., ce qui aurait résolu la difficulté d’accès à l’ensemble des terres composant leur exploitation et d’accroître la superficie « utile » de cette exploitation ».
Il est certain que, ce faisant, la cour d’appel avait ajouté à la motivation de la Safer.
Or, si la motivation est destinée au candidat non retenu afin de lui permettre de vérifier si celle-ci est conforme à l’objectif poursuivi, il est parfaitement logique d’exiger qu’elle doive se suffire à elle-même. La Safer ne pourra donc pas apporter de nouveaux éléments concrets lors d’un procès afin de démontrer que la motivation est fondée.
Il n’appartient ainsi ni au candidat d’essayer de déterminer, par la recherche de données sur l’attributaire, une correspondance entre les éléments concrets et l’objectif légal ni au juge de compléter la motivation de la décision en mettant en lumière, par sa recherche, une telle correspondance, comme ont essayé de le faire, en l’espèce, les juges du fond.

"Tout" doit être dans la motivation et par tout, il faut certainement entendre le ou les objectifs légaux poursuivis par la Safer ainsi que les données concrètes, explicites, relativement à l’exploitation du candidat retenu justifiant que la rétrocession de ces biens à ce candidat permettra, effectivement, la réalisation de ce ou ces objectifs légaux.
Contrairement à un auteur [29], il nous semble parfaitement justifié d’exiger de la Safer qu’elle mentionne explicitement l’objectif légal. Ce n’est pas là tomber dans un « ultraformalisme artificiel ».
D’une part, la rétrocession étant finalisée, sa motivation passe nécessairement par la mention de l’objectif recherché par l’attribution.
D’autre part, la pertinence des données concrètes ne peut s’apprécier qu’au regard de l’objectif légal. Comme le soulignait un auteur, la motivation est « une composante des motifs qui constituent un ensemble complexe d’éléments de fait et de droit, qui sont à l’origine de la décision ». [30]. En d’autres termes, il ne suffit pas de donner des éléments concrets sur l’exploitation de l’attributaire pour que la motivation soit jugée suffisante, ces données doivent être en rapport avec l’objectif recherché. C’est dire que ces données seront, par hypothèse, différentes, selon l’objectif. Précisément, et c’est une autre raison d’exiger la mention de l’objectif général, le candidat non retenu doit être en mesure d’apprécier si ces éléments sont ou non pertinents au regard de l’objectif. Il ne lui incombe pas d’opérer ce rapprochement lui-même. Si, afin d’apprécier le bien fondé de la motivation, il doit se demander quel est l’objectif légal justifiant la décision à partir des éléments concrets dont la décision fait état, c’est que la motivation est insuffisante.
A titre d’exemple, dans le cadre d’une rétrocession faisant suite à une acquisition amiable, il va de soi, que si elle a pour objectif de consolider une exploitation agricole afin qu’elle atteigne une dimension économique viable au regard des critères du schéma directeur régional des exploitations agricoles [31], devront être mentionnés, notamment, les informations spécifiques sur l’exploitation démontrant la nécessité de consolider celle-ci au vu des critères du schéma directeur régional. Ces éléments concrets ne seront, en revanche, d’aucune utilité si la rétrocession tend à concourir à la diversité des systèmes de production ou à l’amélioration de la répartition parcellaire des exploitations.
Enfin, et précisément, en obligeant la Safer à faire état de l’objectif légal dans la décision notifiée, la Cour de cassation l’oblige par là-même à avancer les éléments concrets pertinents.
On ajoutera que, dès lors que la procédure est respectée et que le choix du candidat est parfaitement justifié au regard de l’objectif ayant guidé l’opération, c’est bien peu exiger de la Safer qu’elle ajoute cet élément formel aux données concrètes.
Ce n’est qu’ainsi que la motivation de la décision de rétrocession permet au candidat non retenu « de vérifier la réalité des objectifs poursuivis au regard des exigences légales ».
Dès lors, la Safer ne peut pas plus se borner à mentionner les objectifs généraux qu’elle poursuit, et doit indiquer leur correspondance avec la situation du candidat retenue, que se contenter de mentionner les données concrètes sans indiquer en quoi elles correspondent à l’un de ces objectifs généraux.

En deuxième lieu, l’arrêt permet de confirmer que le durcissement du contrôle concerne tant les rétrocessions intervenant après une préemption que celles intervenant après une acquisition à l’amiable.
Après l’arrêt du 18 janvier 2018, sujet à des interprétations divergentes, le doute était encore permis. Avec l’arrêt du 27 février 2020, il est certain que rétrocéder après avoir acquis à l’amiable, n’est désormais pas plus simple …
La solution mérite d’être approuvée.
Les exigences que la Cour de cassation pose sont, en effet, parfaitement justifiées, tant en matière de préemption qu’en matière d’acquisition à l’amiable.
D’une part, ainsi que le relèvent des auteurs, « aucun praticien du droit rural n’ignore le lien ombilical qui existe entre l’existence d’un droit de préemption et le caractère parfois pseudo-amiable de l’intervention » et s’il existe, certes, « des hypothèses où d’un commun accord les parties ont spontanément recherché l’intermédiation de la SAFER en escomptant diverses plus-values », « à moins de se cacher les yeux, il en est d’autres, moins avouables, où l’intermédiation relève davantage d’un passage obligé que suscite la menace d’une préemption » [32].
Or, il est impossible de distinguer ces situations. Dès lors, seul un contrôle généralisé permettra de s’assurer que les interventions "pseudo-amiables" de la Safer sont fondées.
D’autre part, le législateur exige que la décision soit motivée, qu’il y ait préemption ou acquisition à l’amiable et, si les objectifs légaux sont plus évanescents dans cette dernière hypothèse, car la Safer ne doit se référer qu’aux mission générales énoncés à l’article L. 141-1 du CRPM et non à l’un des objectifs plus précis, mentionnés à l’article L. 143-2 du même code, on n’y voit nullement une raison pour ne pas exiger de la Safer qu’elle motive pleinement sa décision. Bien au contraire, c’est précisément parce que les objectifs légaux au regard desquels la Safer peut rétrocéder un bien acquis à l’amiable sont plus généraux que celle-ci doit d’autant plus justifier concrètement sa décision, et en rattachant ces données concrètes à l’un de ces objectifs généraux.

Une telle exigence implique-t-elle que la décision de rétrocession intègre dans sa motivation des éléments de comparaison des candidatures en présence [33] ?
Il est certain que de tels éléments permettraient au candidat évincé de comprendre les raisons du choix de la Safer.
En l’état de la jurisprudence, mais les arrêts sont anciens, il n’est pas nécessaire que la décision de rétrocession fasse référence à "des données extérieures à la rétrocession" [34].
Si la Cour de cassation devait franchir ce pas, la Safer serait contrainte de personnaliser la motivation de sa décision dans chaque notification afin que le candidat non retenu, destinataire de la décision de rétrocession, comprenne pourquoi sa candidature a été écartée. La motivation comprendrait alors deux parties : une partie commune à tous les candidats non retenus, justifiant le choix de l’attributaire, et une partie personnalisée, expliquant le rejet de sa candidature à chaque candidat non retenu.
Il ne nous semble pas que ce serait là modifier la nature du contrôle. Reste à savoir si cela est bien nécessaire et serait jugé suffisant par le candidat non retenu qui trouverait, sans doute, encore des raisons de contester la décision.

Gilles Vincent
Avocat à la Cour
www.gvincentavocat.com

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Notes de l'article:

[1art. L. 141-1, I, 1°

[2art. L. 141-1, I, 2°

[3art. L. 141-1, I, 3°

[4art. L. 141-1, I, 4°

[5art. L. 141-1, II

[63e Civ., 29 septembre 2004, pourvoi n°03-12.927, Bull. III, n°161 ; DPEA, Safer, n°166 et s.

[7art. R. 142-4 pour les biens acquis à l’amiable ; art. R. 143-11 pour ceux acquis par voie de préemption

[83e Civ., 3 octobre 2013, pourvoi n° 12-19.870

[9S. Crevel, Motivation des décisions des SAFER : d’une réalité de papier à la réalité vraie ?, Droit rural n° 461, Mars 2018, comm. 47

[103e Civ., 17 décembre 1986, pourvoi n°85-13.119, Bull. III, n°186 ; 3e Civ., 21 novembre 1990, pourvoi n°89-14.547, Bull. III, n°243 ; 3e Civ., 1er mars 1995, pourvoi n°93-14.720, Bull. III, n°69 ; 3e Civ., 4 mai 2010, pourvoi n°09-10.818

[11B. Peignot, Grandeur et servitude de la mission d’intérêt général confiée aux SAFER…, Droit rural n° 389, Janvier 2011, dossier 5 ; D. Krajeski, Rétrocéder après avoir acquis à l’amiable, c’est plus simple !, Droit rural n° 433, Mai 2015, comm. 86 ; S. Crevel, art. préc.

[123e Civ., 15 octobre 2008, pourvoi n°07-15.157, Bull. III, n°156

[13J.-M. Gilardeau, Motivation des décisions de la SAFER : contrôle de légalité et non d’opportunité, Droit rural n° 3, Mars 2005, comm. 47

[143e Civ., 17 mai 2018, pourvoi n°17-17.567 ; 3e Civ., 17 mars 2016, pourvoi n°14-24.601, publié au Bull. ; 3e Civ., 22 janvier 2003, pourvoi n°01-15.298, Bull. III, n°16

[153e Civ., 17 avril 1996, pourvoi n°94-15.284 ; 3e Civ., 10 mars 1999, pourvoi n°97-13.970, Bull. III, n°68 ; 3e Civ., 1er mars 2000, pourvoi n°98-16.073, Bull. III, n° 49 ; 3e Civ., 7 novembre 2001, pourvoi n°00-14.477, Bull. III, n°128 ; 3e Civ., 17 janvier 2012, pourvoi n° 11-13.272 ; en matière de préemption : 3e Civ., 28 septembre 2011, pourvoi n°10-15.008, Bull. III, n°161

[16pourvoi n° 10-15.009, Bull. n°92

[17cela ressort de : J.-J. Barbieri, Du contrôle minimum des décisions de rétrocession prises par les SAFER, JCP. éd. G, n° 37, 12 Septembre 2011, 961

[18J.-J. Barbieri, Du contrôle minimum des décisions de rétrocession prises par les SAFER, JCP éd. G n°37, 12 septembre 2011, 961

[19F. Robbe, H. Bosse-Platière, Le meilleur des mondes : aucun grain de sable dans les décisions des SAFER, Droit rural n° 445, Août 2016, comm. 185 ; l’arrêt commenté est : 3e Civ., 17 mars 2016, arrêt préc., affirmant que le juge judiciaire n’ a pas à contrôler l’opportunité du refus, « fût-ce en présence d’une seule candidature »

[20J.-J. Barbieri, art. préc. ; F. Robbe, H. Bosse-Platière, art. préc.

[213e Civ., 18 janvier 2018, pourvoi n° 16-20.937, Bull. III, n°7

[22S. Crevel, art. préc.

[23S. Crevel, art. préc. ; v. également : J.-B. Millard, De la motivation des décisions des SAFER lors des rétrocessions de biens acquis à l’amiable, Gaz. Pal. 15 mai 2018, n° 322n2, p. 31, qui considère que cet arrêt étend aux rétrocessions après acquisition amiable la rigueur dans l’exigence de motivation des décisions de rétrocession

[24S. Prigent, SAFER : motivation d’une décision de rétrocession, Dalloz actualité 14 février 2018

[253e Civ., 13 décembre 2018, pourvoi n° 17-18.019

[26H. Bosse-Platière, F. Robbe, La croisade contre les motivations sacramentelles se poursuit, Droit rural n° 472, Avril 2019, comm. 38, qui estiment que « ce que semble reprocher la Cour de cassation c’est bel et bien, le manque d’éléments tangibles offrant au candidat non retenu le soin de vérifier que le choix de la SAFER ne relève pas du fait du prince »

[273e Civ., 27 février 2020, pourvoi n°18-25.503

[28J.-J. Barbieri, art. préc.

[29S. Crevel, art. préc.

[30J.-J. Barbieri, art. préc.

[31art. L. 141-1, 1°

[32H. Bosse-Platière, F. Robbe, La croisade contre les motivations sacramentelles se poursuit, art. préc.

[33v. H. Bosse-Platière, F. Robbe, La croisade contre les motivations sacramentelles se poursuit, art. préc., qui posent la question

[34à la suite d’une préemption : 3e Civ., 12 juin 1996, pourvoi n° 94-18.772, Bull. III, n°146 ; même solution retenue à la suite d’une acquisition amiable : 3e Civ., 25 juin 1997, pourvoi n°95-13.042, Bull. III, n°158

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Discussions en cours :

  • Dernière réponse : 19 février à 12:24
    par Moreau , Le 23 janvier à 19:19

    Merci pour votre excellent article.
    que deviennent ensuite ces biens dont l’attribution est annulée en cassation ?
    Sont ils automatiquement attribués pour la personne évincée, ou repassent ils en pseudo "commission technique safer" ? au risque qu’elle réattribue en ficelant mieux ses arguments.

    • par VINCENT Gilles , Le 19 février à 12:24

      Bonjour, l’annulation d’une décision de rétrocession n’emporte pas attribution automatique du bien au candidat évincé qui a obtenu la nullité. La Safer doit recommencer une procédure d’attribution, au cours de laquelle cette personne pourra - à nouveau - déposer une candidatuer qui sera examinée, avec celles des autres éventuels candidats, par le comité technique et la Safer choisira ensuite le rétrocessionnaire.
      Cordialement,

  • Dernière réponse : 17 août 2023 à 08:40
    par Clarac Danielle , Le 27 juillet 2022 à 19:34

    Bonjour Pouvez vous me dire si la revente d’un bien précédemment préempté acheté puis revendu à la même personne par une Safer peut être qualifiée de "retrocession" et ds ce cas comment la Safer peut-elle justifier ces actions et motivations ? Merci

    • par M.MACLE, maire d’une commune rurale , Le 17 août 2023 à 08:40

      Dans le cadre d’une donation successorale pluri bénéficiaires , 2 actes sont touchés par une préemption suite a la demande du seul agriculteur du village. Ce même éleveur, ancien maire de la commune, en vue de reprendre la mairie de la commune, a vendu de nombreuses parcelles (+ de 40) a de nombreuses personnes, sans attaches a la commune jusque là et cela en quelques mois. Par ailleurs, cette même personne, s’oppose à la mise en œuvre d’une démarche AFAFE initiée auprès du département de l’Aude, pourtant cohérente avec les enjeux agricoles de notre territoire.
      La safer justifie sa décision par un besoin d’extension de la structure agricole , et l’installation de nouveau agriculteur. Il est clair que ces arguments sont sans cohérence, et que la seule finalité de cette action d’interdire de nouveaux propriétaires a s’impliquer dans la vie du village. L’action de la SAFER vient donc modifier l’équilibre des moyens dans le jeu démocratique de la commune. L’agriculteur joue de son statut pour rendre propriétaires de nouveaux électeurs lors des prochaines élections municipales.
      Par conséquent, la question que je pose est de savoir, comment la SAFER peut soutenir un tel argument, sans tenir compte de la situation globale et des mouvements de propriétés opérés par la même personne quelques mois auparavant ? Peut on vendre des parcelles quelques jours avant et revendiquer une préemption pour étendre son installation ?
      Merci pour votre point de vue sur l’intérêt d’initier une démarche en justice dans ce sens.

  • par Christian B , Le 3 mars 2021 à 18:25

    Merci pour votre article très éclairant !
    Ma compagne viticultrice souhaite acquérir 4ha de vignes pour compléter son installation agricole depuis plus de 1 an 1/2. Ces vignes font partie d’un Mas cévennol qui ne sont plus exploitées depuis presque 10 ans. La Safer ne souhaite pas démembrer le bien (l’ensemble coûte plus de 1 millions d’€) sous prétexte que la perte des vignes ferait perdre de la valeur au bien alors qu’ils n’arrivent pas à trouver d’acquéreur (les 4 ha de vignes ne sont bien entendu pas rentables seuls). Nous constatons que la Safer favorisent des investisseurs qui font des opérations de défiscalisation (voire blanchiment d’argent). La propriétaire actuelle biélorusse a acheté il y a 3 ans pour revendre aujourd’hui et finalement la Safer prends 10% de la vente à chacune des opérations d’achat-revente. Ainsi, la safer se constitue un portefeuille de bien sous convention avec un turn-over rapide d’achat-revente et de bonnes commissions à
    Ma compagne est passée une 1ère fois en comité Technique départemental, un candidat farfelu avec un projet agricole bidon s’était positionné sur l’ensemble. Le CTD avait donc motivé son rejet pour la raison que ma compagne ne souhaitait pas acquérir l’ensemble contrairement à l’autre candidat ce qui permet à la Safer de s’exempter de respecter les règles du schéma directeur départemental (aucun document écrit reçu à l’issue du CTD). Finalement après 6 mois, la vente ne s’est pas faite et aujourd’hui la Safer trouve un autre candidat sur l’ensemble (encore un investisseur extérieur non agriculteur qui veut raser les vignes). Nous imaginons que la décision sera identique mais tout semble verrouillé (même pas accès à la liste des membres de la CTD, aucun procès verbal en ligne, aucun avis motivé !!). Bref, l’Etat a donné à la SAFER une bombe atomique (droit de préemption) sans les moyens qui doivent aller avec et de ce fait la Safer opère en agence immobilière pour être rentable plus que comme une structure qui régule le foncier agricole pour les jeunes qui s ’installe....
    Merci en tout cas pour cet article

  • par Lawyerandco , Le 9 décembre 2020 à 02:47

    Exaltant !
    Les SAFER semblent gouverner par des intérêts plus "locaux" que légaux... Quelles limites imposer aux affaires (promotion immo, ZAC...). La motivation des décisions rendues par les SAFER deviendront utiles et intéressantes lorsqu’ une procédure digne de ce nom sera mise en place et qu’un véritable contrôle du juge judiciaire sera prévu.

    Les marchés publics et le JA devraient servir d’inspiration. En l’état, ces décisions Safériennes possèderont encore un arrière-goût d’arbitraire pour le candidat évincé...

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