Les riverains voisins d’un établissement professionnel bruyant peuvent-ils obtenir en justice la cessation des nuisances ainsi que la réparation des préjudices en découlant, alors même que l’expert judiciaire acousticien n’a pas pu mettre en évidence le dépassement des normes lors de sa mission ?
Dans un jugement du 2 mars 2022, le Tribunal judiciaire de Bastia a condamné les exploitants d’une charcuterie semi-industrielle pour résistance abusive dès lors que ceux-là avaient volontairement réduit le fonctionnement de leurs machines lors du mesurage acoustique de l’expertise, judiciaire afin d’en fausser le résultat.
Face au caractère incomplet du rapport d’expertise, les juges se sont appuyés sur un procès-verbal de constat d’huissier ainsi que sur trois attestations de témoins, produites par les riverains pour caractériser les nuisances sonores, et condamner les défendeurs à réaliser des travaux de mise en conformité, et indemniser les préjudices subis.
Voilà qui devrait rassurer les victimes de nuisances sonores qui seraient confrontées à la mauvaise foi des exploitants d’entreprises bruyantes ne jouant pas le jeu de l’expertise judiciaire du Code de procédure civile.
Il a été fait appel de ce jugement. L’instance est en cours au moment où ces lignes sont publiées.
I. - Présentation de l’affaire
1°. Faits.
Les époux C. étaient propriétaires de deux maisons situées à proximité d’une charcuterie semi-industrielle, exploitée par la SASU F., dans des locaux appartenant à la SCI T. puis à Monsieur T.
Depuis 2014, les époux C. et les locataires d’une de leurs maisons souffraient de nuisances sonores émanant de la charcuterie, et constituées notamment de bruits de moteurs de climatisation.
A ces nuisances, s’ajoutaient des nuisances olfactives provoquées par les fumées dégagées.
Ces nuisances avaient été constatées par huissier, et confirmées par des mesures réalisées par l’agence régionale de santé (ARS).
Les constats d’huissier avaient également relevé que certaines plaques de fibrociment présentes sur la toiture de l’établissement litigieux étaient ébréchées, voire absentes.
2°. Procédure.
Face à la persistance des troubles, les époux C. avaient saisi le Tribunal judiciaire de Bastia d’une demande de référé et obtenu la nomination d’un expert judiciaire acousticien par une ordonnance du 20 décembre 2017.
L’expert n’était pas parvenu à relever de dépassement des mesures règlementaires, et expliquait cela par la circonstance que les défendeurs avaient volontairement réduit le fonctionnement de leur établissement pendant l’expertise, pour en fausser le résultat.
Il préconisait toutefois les mesures suivantes :
concernant les nuisances sonores : la pose de baffles de protection acoustique au niveau des groupes froids en façade ;
concernant la toiture : la mise en place d’une dalle de béton en remplacement de la couverture en amiante-ciment.
Sur le fondement de ce rapport d’expertise, les époux C. avaient alors assigné, le 8 février 2021, la SASU F., la SCI T., et Monsieur T., devant le Tribunal judiciaire de Bastia et sollicité leur condamnation à réaliser les travaux préconisés et leur verser les sommes suivantes :
37 944 euros au titre de leur préjudice de jouissance ;
25 693,34 euros au titre de leur préjudice financier constitué de la perte de loyers ;
2 500 euros chacun au titre de leur préjudice de santé ;
5 000 euros au titre de la résistance abusive ;
21 096,11 euros sur le fondement de l’article 700 du code de procédure civile.
La SASU F., Monsieur T. et la SCI T. concluaient quant à eux :
au rejet des prétentions des époux C. ;
à la nullité du rapport d’expertise pour défaut d’impartialité ;
à la mise hors de cause de la SCI T., du fait de la cession des locaux opérée, en septembre 2019, par la SCI au profit de Monsieur T.
3°. Décision du juge.
Par jugement du 2 mars 2022, reproduit en intégral ci-dessous, le Tribunal judiciaire de Bastia a :
jugé que les époux C. étaient victimes de troubles anormaux de voisinage tant sonores qu’olfactifs, imputables à l’activité de la charcuterie exploitée par la SASU F. ;
condamné Monsieur T. à faire réaliser les travaux préconisés par l’expert concernant la toiture de l’usine ;
condamné Monsieur T. à mettre en place un système de filtrage des graisses au sein de la salle de fumage ;
condamné in solidum la SASU F. et la SCI T. à payer :
- 2 500 euros à Madame C. en réparation du trouble de jouissance arrêté au mois de septembre 2017 ;
- 1 000 euros à chaque époux C. en réparation de leur trouble de jouissance d’octobre 2017 à septembre 2019 et 1 300 euros pour la période allant de septembre 2019 à août 2021 ;
- 10 800 euros en réparation de leur préjudice financier antérieurement à la vente des lieux à Monsieur T. et 9 840 euros postérieurement à la vente ;
- 1 000 euros par époux en réparation du préjudice moral et de santé ;
- 1 000 euros en réparation du préjudice causé par la résistance abusive ;
- 6 000 euros au titre de l’article 700 du code de procédure civile.
II. Observations.
A. Une caractérisation des nuisances sonores malgré le caractère incomplet du rapport d’expertise.
Le rejet des demandes tendant à l’annulation du rapport d’expertise.
In limine litis, le juge a rejeté les demandes des défendeurs tendant à ce que soit prononcée la nullité du rapport d’expertise, pour violation du principe du contradictoire.
En effet, les juges ont rappelé que la réalisation de mesures inopinées, sans la présence des parties, était admise de jurisprudence constante, et qu’elle avait, en l’espèce, été autorisée par le juge chargé du suivi des mesures d’expertise.
Le tribunal a également rappelé qu’en tout état de cause, les défendeurs auraient pu soulever la violation du principe du contradictoire au cours de la procédure d’expertise, et que cela n’avait pas été fait en l’espèce.
La prise en compte d’un procès-verbal de constat d’huissier et d’attestations de témoins.
Concernant l’examen au fond du litige, et la question des nuisances sonores, les défendeurs se prévalaient de la circonstance qu’aucun dépassement des normes règlementaires n’avait été relevé par l’expert.
L’expert reprochait quant à lui aux défendeurs d’avoir volontairement réduit le fonctionnement de leur établissement pendant l’expertise, pour en fausser le résultat.
Après avoir constaté que le rapport d’expertise ne faisait pas état de dépassement des normes, le juge a toutefois fait droit aux demandes des époux C., et constaté l’existence de nuisances sonores, constitutives d’un trouble anormal de voisinage.
Ainsi, les juges se sont appuyés sur des pièces à la valeur probante plus faible, et établies postérieurement au rapport d’expertise : un procès-verbal de constat d’huissier, ainsi que trois attestations de témoins produites par les époux C.
Les juges ont fondé leur décision sur les attestations de témoins, citées in extenso, après avoir relevé que la description du procès-verbal de constat d’huissier était « relativement imprécise ».
Ainsi, les juges ont pris la décision de passer outre la circonstance que le rapport d’expertise ne faisait pas suffisamment état des nuisances sonores, et de se fonder sur d’autres preuves, pour condamner les défendeurs à faire cesser les nuisances et en réparer les dommages.
La condamnation des défendeurs pour résistance abusive.
Les défendeurs ont été condamnés à verser 1 000 euros aux époux C. pour résistance abusive, du fait de leur attitude lors des mesures d’expertise.
En effet, les juges ont considéré que la réduction du fonctionnement de l’établissement, n’ayant pas permis à l’expert de relever des nuisances sonores supérieures aux normes, avait contraint les époux C., postérieurement au dépôt du rapport, à quérir huissier et témoins afin de démontrer la persistance des nuisances.
Ainsi, le caractère incomplet du rapport d’expertise n’a pas empêché les défendeurs d’être condamnés à réparer les conséquences des nuisances sonores, et a même entrainé une condamnation supplémentaire pour résistance abusive.
B. Une condamnation à réparer les préjudices subis malgré le caractère incomplet du rapport d’expertise.
Tirant les conséquences du constat de l’existence de nuisances sonores, les juges ont condamné les défendeurs à faire cesser les troubles, et à réparer les préjudices en découlant.
Monsieur T. a été condamné à faire réaliser les travaux d’isolation de la toiture préconisés par l’expert.
Concernant les nuisances olfactives, les juges ont relevé le caractère incomplet du rapport d’expertise, en ce qu’il n’y était pas prévu de mesures visant à mettre fin aux émanations de fumées et d’odeur, mais ont décidé de faire droit aux demandes formulées par les époux C.
Monsieur T. a été condamné à faire réaliser un système de filtrage des graisses au sein de la salle de fumage.
Concernant la réparation des préjudices, les défendeurs ont été condamné à réparer à hauteur de 20 640 euros, le préjudice financier des époux C., découlant de la perte des loyers de l’une de leurs locataires, dès lors qu’ils avaient démontré que cette dernière avait résilié le bail en raison des nuisances.
En multipliant le montant du loyer par le nombre de mois où les époux n’ont pas pu louer leur bien, les juges ont fait intégralement droit à leur demande concernant la perte de ces loyers.
Enfin, les juges ont rejeté les demandes tendant à ce que la SCI T. soit mise hors de cause, et considéré que la cession des locaux qu’elle avait opérée en septembre 2019, au bénéfice de Monsieur T., ne l’exonérait pas de sa responsabilité concernant la période antérieure à la vente, dès lors que les époux C. démontraient qu’elle avait été informée des nuisances dès 2017.
En condamnant in solidum la SASU F. et la SCI T., les juges ont ainsi garanti aux époux C. l’indemnisation de leurs préjudices.
III. Conclusion.
Dans son jugement du 2 mars 2022, la 1ère chambre civile du Tribunal judiciaire de Bastia a manifesté sa volonté de protéger les riverains de la mauvaise foi des exploitants d’un établissement professionnel bruyant, en passant outre le caractère incomplet du rapport d’expertise judiciaire, et cherchant à caractériser les nuisances sonores sur la base d’autres éléments de preuves.
Ce faisant, les juges ont pu garantir aux époux C. la cessation des nuisances, ainsi que l’indemnisation des préjudices en découlant.
En condamnant la société exploitante pour résistance abusive, les juges ont rappelé que les mesures d’expertise nécessitent la bonne foi de toutes les parties, lesquelles ne sauraient échapper à leur responsabilité par des manœuvres temporaires de réduction des nuisances.