I. Présentation de l’affaire.
1. Faits.
Un couple, propriétaire d’une maison de deux étages à Paris, subissait des nuisances sonores du fait des travaux de destruction et de construction qui avaient lieux sur le terrain jouxtant le sien dans le cadre d’un projet de réalisation d’une école élémentaire.
En 2010, ces travaux avaient pris fin et les nuisances sonores générées par le chantier avaient laissé place à des nuisances sonores dues au fonctionnement de l’école.
Ces nuisances prenaient la forme de bruits aériens correspondant aux voix et cris des enfants durant les périodes de récréation. L’intensité des nuisances était telle, que le couple propriétaire voisin de l’école ne pouvait plus jouir normalement de son bien.
2. Procédure.
Face à ces nuisances sonores, les victimes avaient engagé une première procédure à l’encontre de la Ville de Paris afin qu’elle soit contrainte de réaliser les travaux nécessaires pour faire cesser les nuisances sonores et qu’elle les indemnise du préjudice qu’elles subissaient depuis le début des travaux de cette école.
Au cours de cette procédure, une expertise judiciaire avait été ordonnée permettant d’objectiver l’importance des nuisances sonores subies grâce aux mesurages réalisés par un acousticien.
Ainsi, en 2014, l’expert avait pu calculer une émergence (différence entre le bruit ambiant comprenant le bruit particulier et le bruit résiduel enregistrée en l’absence du bruit particulier), dans le bureau de la maison, fenêtres fermées, durant une récréation, dépassant de plus de 20 dB(A) les seuils réglementairement tolérés.
Logiquement, les calculs démontraient une situation pire encore lorsque les fenêtres étaient ouvertes, ainsi l’expert avait pu calculer une émergence dépassant, sur les fréquences les plus aiguës, les seuils d’émergence tolérés de plus de 50 dB, ce qui correspond à une situation à la fois intolérable et exceptionnelle.
Au terme de cette première procédure, le couple propriétaire avait obtenu la condamnation de la Ville de Paris au paiement de la somme de 20 000 euros en réparation du préjudice de jouissance qu’il avait subi du fait des travaux de construction de l’école et du fait de son fonctionnement depuis son achèvement.
Cette première décision était devenue définitive après un arrêt de la cour d’appel du 26 mars 2019 ayant ramené l’indemnisation du préjudice à la somme de 16 000 euros.
En octobre 2020, constatant la persistance des nuisances sonores, les victimes avaient adressé à la Ville de Paris une demande préalable tendant à être indemnisés pour les nuisances sonores qu’elles continuaient de subir. Elles demandaient également le remboursement des travaux d’isolation et de ventilation qu’elles avaient effectué et la réalisation, par la Ville de Paris, des travaux préconisés par l’expert judiciaire.
De nouveau confronté au refus de la commune, le couple de propriétaires avait saisi une nouvelle fois le tribunal administratif aux fins de voir annuler la décision de refus de la Ville de Paris et que celle-ci soit enjointe à réaliser les travaux, condamnée au remboursement des aménagements que les époux avaient été contraints de réaliser chez eux pour une somme de 194 626 euros et condamnée à indemniser le préjudice subi depuis le prononcé du premier jugement.
Le tribunal administratif de Paris avait, par son jugement du 30 juin 2023, condamné la Ville de Paris à verser aux victimes la somme de 12 000 euros, avec intérêts au taux légal, en réparation de leur préjudice et avait également enjoint à la commune de réaliser tout ou partie des travaux préconisés par l’expert judiciaire dans un délai d’un an.
La Ville de Paris a interjeté appel de ce jugement.
3. Décision du juge.
La Cour administrative d’appel de Paris a finalement enjoint à la Ville de Paris de faire effectuer des travaux de rehaussement du mur de la cour de récréation dans un délai de 6 mois.
Pour le reste des travaux préconisés par l’expert, notamment la pose de panneaux acoustiques absorbants, la cour d’appel a laissé le choix à la Ville de Paris entre effectuer les travaux préconisés ou payer la somme de 11 000 euros au titre de la réparation du préjudice subi.
Enfin, elle a condamné la Ville de Paris à verser 2 500 euros aux victimes au titre de l’article L761-1 du Code de justice administrative en remboursement des frais exposés et non compris dans les dépens (frais d’avocat).
II. Observations.
Cet arrêt de la Cour administrative d’appel de Paris est intéressant à trois égards au moins.
Tout d’abord, d’un point de vue procédural, cet arrêt rappelle que la demande indemnitaire à l’encontre d’un établissement public, portée devant le tribunal administratif, est recevable dès lors qu’elle a été précédée d’une demande préalable adressée à l’Administration et que la période indemnisable n’a pas déjà fait l’objet d’une décision (1).
Il permet également de réaffirmer la responsabilité sans faute d’une personne publique eu égard aux troubles causés par les ouvrages publics dont elle a la garde. A ce propos, elle précise aussi qu’une expertise judicaire effectuée à l’occasion d’une première procédure peut permettre de démontrer la persistance des nuisances sonores au cours d’une seconde procédure, lorsque la personne publique n’a pris aucune disposition entre temps (2).
Enfin, le présent arrêt éclaire sur la faculté du juge administratif d’enjoindre à une personne publique d’effectuer des travaux (3).
1. La recevabilité d’une demande indemnitaire devant le tribunal administratif.
L’un des principes fondamentaux de la procédure administrative contentieuse est édicté à l’article R421-1 du Code de justice administrative qui dispose que la juridiction administrative ne peut être saisie d’une demande tendant au paiement d’une somme d’argent que si une demande préalable a été adressée à l’Administration.
Or, dans cet arrêt, la Ville de Paris arguait de l’irrecevabilité de la demande du couple de propriétaires en affirmant qu’aucune demande indemnitaire préalable n’avait été effectuée et que la période pour laquelle l’indemnisation était demandée avait déjà fait l’objet d’un jugement.
Dans les faits, l’avocat du couple victime avait adressé à la commune un courrier ayant pour libellé « demande indemnitaire préalable » et dans lequel il demandait le remboursement des travaux effectués par ses clients ainsi que la réparation des préjudices persistants qu’ils subissaient « malgré le jugement du tribunal administratif de Paris du 18 janvier 2018 ».
La cour administrative d’appel a confirmé qu’il s’agissait bien là d’une demande indemnitaire préalable au sens de l’article R421-1 du Code de justice administrative alors même que cette demande ne précisait pas le chiffrage des prétentions des demandeurs. En effet, la cour a estimé que les requérants pouvaient se borner à demander la réparation de leurs préjudices et ne les chiffrer qu’ensuite.
La cour administrative d’appel a également rejeté l’argument selon lequel la demande indemnitaire du couple de propriétaires avait déjà fait l’objet d’un jugement en considérant que les périodes objet des demandes étaient différentes.
En effet, le premier jugement, intervenu le 18 janvier 2018, avait statué sur l’indemnisation des préjudices des victimes pour la période allant jusqu’à cette date.
Toutefois, ce premier jugement avait lui-même fait l’objet d’un appel au cours duquel les demandeurs avaient sollicité de la cour administrative d’appel qu’elle revoit à la hausse l’évaluation des préjudices en précisant que cette évaluation serait « à parfaire au jour de la décision à intervenir ».
En conséquence, la décision d’appel intervenue le 26 mars 2019 doit être considérée comme ayant tranché la question de l’indemnisation du préjudice subi par les victimes jusqu’à cette date.
La cour administrative d’appel a affirmé que la demande n’était pas recevable s’agissant de la période entre le premier jugement et la première décision d’appel mais qu’elle l’était pour toute la période au-delà du 26 mars 2019.
2. L’utilisation d’une expertise réalisée au cours d’une ancienne procédure pour démontrer la persistance de nuisances sonores générées pas un établissement public.
Après avoir tranché la question de la recevabilité, la cour a rappelé le principe selon lequel une personne publique est responsable du trouble causé par les établissements dont elle a la garde même si elle n’a pas commis de faute.
Pour engager cette responsabilité sans faute il est nécessaire de prouver l’existence du préjudice subi et un lien de causalité entre la présence ou le fonctionnement de l’établissement et le préjudice subi. Enfin il faut que ces préjudices dépassent les inconvénients « susceptibles d’être normalement imposés, dans l’intérêt général, aux riverains des ouvrages publics ».
En l’espèce, les victimes des nuisances sonores n’avaient pas fait effectuer de nouveaux mesurages par un expert en acoustique et s’étaient contentés de fonder leur argumentation sur l’expertise qui avait eu lieu en 2015, à l’occasion de la première procédure.
La Ville de Paris soutenait quant à elle que cette expertise devait être écartée de la procédure étant donné que les mesures de 2015 étaient devenues obsolètes puisqu’entre temps les victimes avaient fait effectuer des travaux d’isolation au sein de leur logement.
La cour administrative d’appel n’a retenu que partiellement cet argument, en estimant que les travaux d’isolation avaient effectivement pu atténuer les nuisances sonores perçues par les victimes, toutefois, cette amélioration de la situation ne concernait que l’hypothèse où les fenêtres du logement étaient fermées.
Ainsi, la cour a considéré qu’il convenait d’écarter les mesures effectuées en 2015 fenêtres fermées puisqu’elles ne correspondaient plus à la réalité. En revanche, les mesures effectuées fenêtres ouvertes à cette même période restaient tout à fait pertinentes étant donné qu’« il résultait de l’instruction que depuis 2015 la commune n’avait pris aucune mesure, ni réalisé aucun aménagement de nature à atténuer le bruit ».
En conséquence, une expertise effectuée au cours d’une précédente procédure entre les mêmes parties, pour les mêmes raisons, peut être utilisée utilement dans une seconde procédure à la condition que la réalité des nuisances sonores n’ait pas évolué. Ceci implique que l’Administration soit restée inactive mais aussi que les victimes n’aient pas pris de dispositions pour se prémunir des nuisances qu’elles subissent.
3. La libre appréciation du juge administratif pour enjoindre à une personne publique de réaliser des travaux.
Une fois la période d’indemnisation à prendre en compte arrêtée et la persistance des nuisances sonores constatée, il faut ensuite s’interroger sur les solutions que le juge administratif peut mettre en œuvre pour mettre un terme définitif aux nuisances sonores et ainsi éviter que cette même affaire revienne inlassablement devant les tribunaux.
En l’espèce, plusieurs solutions techniques avaient été préconisées par l’expert judiciaire, toutefois, la Ville de Paris n’avait mis en œuvre aucune de ces solutions malgré les années écoulées, c’est pourquoi les victimes avaient sollicité de la cour administrative d’appel qu’elle oblige l’Administration à réaliser ces travaux.
La cour administrative d’appel a commencé par rappeler les conditions cumulatives en présence desquels elle peut enjoindre de faire à l’Administration.
Tout d’abord, il faut que le juge administratif condamne une personne publique du fait des dommages générés par le fonctionnement d’un ouvrage public, il faut ensuite qu’il constate que ces dommages ont perduré dans le temps au moment où il statue.
Enfin, il faut que la perduration des dommages dans le temps soit de la responsabilité de la personne publique qui a commis une faute en s’abstenant de prendre les mesures nécessaires pour faire cesser les nuisances sans qu’aucun motif d’intérêt général ne puisse justifier cette abstention. Cette faute peut être constituée par l’exécution défectueuse des travaux ou un fonctionnement anormal de l’ouvrage.
En l’occurrence, la personne publique concernée avait déjà été condamnée plusieurs années auparavant pour les mêmes nuisances sonores qui avaient perduré dans le temps sans que la moindre mesure à même de les faire cesser ne soit mise en place, alors même qu’une expertise judiciaire avait listé les solutions techniques réalisables pour mettre fin aux désordres.
Il semblait donc que la Ville de Paris remplissait toutes les conditions pour se voir enjoindre de réaliser les travaux nécessaires. Pourtant la cour administrative d’appel n’a pas été aussi catégorique et a distingué les différentes solutions techniques à mettre en œuvre.
S’agissant du rehaussement du mur de la cour de récréation mitoyen avec la propriété du couple victime recommandé par l’expert, la cour s’est appuyée sur le fait que ce mur était à l’origine prévu par le permis de construire de l’école mais qu’il n’a finalement pas été réalisé. Elle en a conclu que la Ville de Paris s’était rendue responsable d’une faute d’abstention qui n’était pas justifiée par un motif d’intérêt général puisque, notamment, le coût des travaux n’était pas disproportionné vis-à-vis de l’objectif poursuivi.
La cour administrative d’appel a donc enjoint à la Ville de Paris de faire réaliser le rehaussement de ce mur dans un délai de 6 mois.
A contrario, aucune injonction n’a été faite s’agissant de la pose de panneaux acoustiques absorbants sur le mur de la cour de récréation situé face au mur mitoyen, également préconisée par l’expert. Celui-ci avait estimé que « conjugués au rehaussement du mur, ces travaux permettraient une réduction significative de l’exposition sonore de la propriété des époux, mais également une amélioration de la situation des élèves soumis à une situation d’inconfort voire […] à un danger auditif du fait de la réverbération du bruit ».
Pour autant, la cour administrative d’appel a retenu « qu’il ne résultait pas de l’instruction que la persistance des nuisances sonores trouvait leur origine dans l’exécution défectueuse des travaux ou dans un défaut de fonctionnement anormal de l’ouvrage, de sorte que l’abstention de la ville n’apparaissait sur ce point pas fautive ».
Elle en a conclu qu’elle ne pouvait enjoindre à la Ville de Paris de réaliser ces travaux et lui a laissé le choix de réaliser la pose de ces panneaux ou de payer l’indemnité fixée en amont, à savoir 11 000 euros.
Cette dernière décision est très surprenante puisqu’il ressortait de l’instruction que la pose de ces panneaux pouvait s’avérer très efficace pour faire cesser les nuisances sonores, pour les voisins victimes mais également pour les enfants usagers de l’école, et qu’elle avait été préconisée par l’expert plus de 8 ans auparavant sans jamais être mise en œuvre, même partiellement, malgré la perduration des nuisances sonores.
Ainsi l’abstention de la Ville de Paris semblait bien fautive bien que la pose de ces panneaux n’apparaissait pas à l’origine dans le permis de construire de l’école.
Cette décision qu’on peut juger complaisante à l’égard de la personne publique responsable pose la question de savoir à quel point le juge administratif est libre de son appréciation.
En effet, contrairement au juge civil qui, s’il constate un trouble anormal de voisinage par le bruit, doit en ordonner la cessation par toutes les mesures techniques nécessaires en plus d’ordonner l’indemnisation intégrale du préjudice subi, le juge administratif, en l’espèce, décide, alors qu’il a constaté l’existence et la persistance des nuisances sonores, de laisser le choix à l’Administration entre dédommager le préjudice subi par les victimes ou effectuer les travaux nécessaires pour faire cesser les troubles.
En conséquence, les nuisances sonores pourront perdurer ce qui pourrait conduire à une nouvelle saisine des juridictions administratives. A l’inverse si les travaux sont réalisés, le couple victime ne se verra jamais indemniser le préjudice qu’il a subi et que la juridiction a elle-même évalué à 11 000 euros.
Conclusion.
Cet arrêt a le mérite de traiter plusieurs points intéressants que ce soit d’un point de vue procédural, de celui de la preuve de la persistance des nuisances sonores ou encore de celui de la faculté du juge administratif d’adresser des injonctions à l’Administration.
Il rappelle que la saisine du tribunal administratif par une demande indemnitaire doit toujours être précédée de l’échec d’une demande adressée directement à l’Administration. Toutefois, l’arrêt rappelle également que cette demande indemnitaire peut avoir la même cause et le même objet qu’une demande précédente, déjà jugée, dès lors qu’elle concerne une période différente.
S’agissant de la preuve de la persistance des nuisances sonores, la décision a permis de confirmer qu’il est possible de démontrer la continuité de nuisances sonores en utilisant un rapport d’expertise réalisé au cours d’une première procédure déjà terminée, dès lors que l’on peut démontrer qu’aucune mesure à même de faire cesser ou d’amoindrir les nuisances sonores n’a été prise entre temps.
Enfin, malgré la recevabilité de la demande des victimes, la persistance des nuisances sonores démontrée et l’inaction flagrante de la Mairie de Paris, la cour lui a laissé le choix entre effectuer les travaux préconisés ou dédommager le préjudice qu’elle a fait subir aux victimes, préjudice également revu à la baisse par la décision.