I- La position nouvelle de la Haute Cour (19 mars 2025 Cour de cassation Pourvoi n° 22-17.315).
A) Les faits, pour mieux comprendre.
Un salarié est engagé en 1998, en qualité de chef des ventes puis responsable régional des ventes pour une société de brasseries.
L’activité de ce salarié était ainsi majoritairement itinérante mais des tâches administratives pouvaient être effectuées à domicile. Ainsi, l’employeur lui mettait à disposition du matériel informatique pour ce faire et prenait en charge certains frais (abonnement internet et téléphone).
Le salarié saisit la juridiction prud’homale de demandes en résiliation judiciaire et paiement de diverses sommes, notamment au titre de l’exécution du contrat de travail : l’occupation de son domicile pour les besoins de son activité professionnelle.
B) L’apport de la décision : travail à domicile contraint vs télétravail convenu.
La juridiction a été amenée à trancher du bien fondé d’une demande de paiement d’une indemnité d’occupation du domicile personnel à des fins professionnelles.
Pour se prononcer, il est intéressant de noter qu’elle se fonde sur le télétravail alors même qu’il ne ressort pas des faits de l’espèce que le salarié l’était !
En effet, en tant que salarié majoritairement itinérant, il était en réalité, contraint de travailler à domicile pour les tâches administratives inhérentes à sa mission.
Pour rappel, la définition du télétravail est prévue à l’article L1222-9 du Code du travail comme :
« toute forme d’organisation du travail dans laquelle un travail qui aurait également pu être exécuté dans les locaux de l’employeur est effectuée par un salarié hors de ses locaux de façon volontaire en utilisant les technologies de l’information et de la communication ».
L’apport principal de cet arrêt (outre la question de la prescription) reste que, selon la Cour,
« l’occupation du domicile du salarié à des fins professionnelles constitue une immixtion dans sa vie privée, de sorte qu’il peut prétendre à une indemnité à ce titre dès lors qu’un local professionnel n’est pas mis effectivement à sa disposition ou qu’il a été convenu que le travail s’effectue sous la forme du télétravail ».
Ainsi, elle ajoute sciemment la notion de télétravail pour laisser entendre qu’un salarié pourrait prétendre à une indemnité d’occupation du domicile dès lors qu’il a été convenu que le travail s’effectue sous la forme du télétravail.
Or, l’article L1222-11 du Code du travail dispose que, sauf en cas de circonstances exceptionnelles, notamment de menace d’épidémie, ou de force majeure, le télétravail revêt un caractère volontaire pour le salarié et l’employeur, et ne peut qu’avoir été convenu entre eux.
Cette formulation de la Haute Cour, large et englobante, interroge : cette position nouvelle créée-t-elle une indemnité automatique ? Quel en serait le mode de calcul ? L’indemnité serait-elle due, que le salarié soit en full remote ou en télétravail hybride ?
Avant de tenter de trouver réponse à ces questions, il est important de préciser la notion de sujétion établie par la jurisprudence.
C) La notion de sujétion et l’immixtion dans la vie privée.
Il est de jurisprudence constante que l’occupation du domicile du salarié à des fins professionnelles et à la demande de l’employeur, soit considérée comme une immixtion dans sa vie privée, qui n’entre pas dans l’économie générale du contrat [4].
À ce titre, le salarié peut prétendre à une indemnité, dès lors qu’aucun local n’est effectivement mis à sa disposition [5].
Néanmoins, l’arrêt du 19 mars 2025 semble étendre la possibilité de bénéficier de l’indemnité d’occupation professionnelle lorsque le télétravail est convenu. En d’autres termes, y compris lorsqu’un local professionnel serait à la disposition du salarié…
Or, à plusieurs reprises, la juridiction prud’homale a considéré que, si le salarié, qui n’est tenu ni d’accepter de travailler à son domicile ni d’y installer ses dossiers et ses instruments de travail, accède à la demande de son employeur de travailler à domicile, celui-ci doit l’indemniser de la sujétion particulière constituée par l’utilisation d’une partie de son domicile personnel, pour les besoins de son activité professionnelle et prendre en charge les frais engendrés par cette occupation [6].
Cette notion de sujétion imposée aux salariés est employée par la jurisprudence mais non définie. Il s’agirait, selon le trésor de la langue française, d’un « état de dépendance (par rapport à quelqu’un), d’assujettissement (à quelqu’un) » ou encore d’une « contrainte (imposée ou naturelle) qui pèse sur quelqu’un ou quelque chose ».
Par conséquent, à la lumière de cette définition et de la position récente de la Haute Cour, le télétravail convenu deviendrait une contrainte pour le salarié, qui utilise une partie de son domicile pour les besoins de l’activité professionnelle.
En tout état de cause, l’employeur serait tenu de l’indemniser.
Par ailleurs, il est intéressant de noter que cette indemnisation avait déjà été accordée à un salarié déclaré apte à reprendre le travail, uniquement en télétravail par le médecin du travail, quand bien même un local professionnel était mis à sa disposition [7].
Cette nouvelle position ne serait donc pas sans conséquence pour les entreprises et les salariés.
II- Conséquences pour les entreprises et les salariés.
A) En tant qu’employeur, comment définir cette indemnité ?
Tout d’abord, il est impératif de réaliser une distinction entre frais professionnels qui pourraient correspondre aux consommables ou frais d’abonnement téléphonique ou internet et l’indemnité d’occupation du domicile.
Dans les faits d’espèce, l’employeur prenait bien en charge les frais d’abonnement téléphonique et internet mais ne versait pas au salarié une indemnité d’occupation.
Cette indemnité est donc constituée par l’utilisation d’une partie de son domicile personnel pour les besoins de l’activité professionnelle. L’employeur doit alors prendre en charge les frais engendrés par cette occupation qui compenserait la sujétion résultant de cette modalité d’exécution du contrat de travail.
À titre d’exemple, il a pu être alloué à des salariés itinérants, contraints d’utiliser une partie de leur domicile pour des tâches administratives, un montant de 91€/mois, calculé en fonction de l’espace occupé au domicile par les équipements professionnels et selon que cet équipement soit en permanence ou non au domicile [8].
De même, une indemnité avait été fixée par les juges à hauteur de 5 000€ en tenant compte de la surface réelle utilisée au domicile à des fins professionnelles (13 m²), de la valeur locative résultant de l’avis d’imposition de la taxe d’habitation, et du temps d’occupation de ce bureau sur le temps de travail (30%) [9].
En conséquence, dans le cadre d’une indemnité d’occupation du domicile à des fins professionnelles, ce sont des frais récurrents qui seraient évalués, eu égard à la liste dressée par l’URSSAF et à la position jurisprudentielle : surface utilisée, prorata du loyer, impôts, taxes, charges de copropriété et assurances… [10].
Le temps d’occupation du bureau sur le temps de travail a déjà été pris en compte par la jurisprudence précitée et laisse donc à penser qu’une distinction pourrait aisément s’opérer entre salarié en télétravail hybride ou à 100%.
Enfin, il ne faut pas perdre de vue que ce ne sont que des pistes de calcul et que l’évaluation du montant de l’indemnité d’occupation due au salarié reste soumise à l’appréciation souveraine du juge [11].
B) Cela créé-t-il une indemnité automatique ?
L’ordonnance du 22 septembre 2017 [12] avait en effet supprimé l’obligation de prise en charge par l’employeur des coûts liés au télétravail.
Néanmoins, lorsque le salarié n’avait aucun local professionnel à sa disposition et donc contraint de travailler à domicile, l’employeur restait tenu de lui verser cette indemnité.
Cette nouvelle position de la Haute Cour semble élargir cette indemnité qui deviendrait applicable à l’ensemble des télétravailleurs.
La lettre de l’arrêt est large « l’occupation du domicile du salarié à des fins professionnelles constitue une immixtion dans sa vie privée, de sorte qu’il peut prétendre à une indemnité à ce titre dès lors qu’un local professionnel n’est pas mis effectivement à sa disposition ou qu’il a été convenu que le travail s’effectue sous la forme du télétravail ».
Il y aurait donc deux critères alternatifs pour bénéficier d’indemnités « automatiques » :
- pas de local professionnel mis à disposition
- un télétravail convenu.
Aucune précision n’apparaît quant à un télétravail « partiel » ou « total ». Il est simplement envisagé qu’il ne soit plus contraint ou à la demande exclusive de l’employeur mais convenu, décidé entre le salarié et l’employeur.
Bien que cette position ait été reprise dans un arrêt non publié [13], il est toutefois encore trop tôt pour trancher le débat d’une indemnité automatique pour un salarié en télétravail. La Cour de cassation sera très certainement amenée à préciser sa position.
C) Quand faire valoir son droit ?
Enfin, la Cour de cassation est allée plus loin dans le débat soumis puisque initialement, elle était amenée à trancher de la question de la prescription en matière d’indemnité d’occupation du domicile.
Ainsi, pour faire valoir son droit à l’indemnité d’occupation en tant que salarié, il faut agir dans les deux ans suivant le début de la situation de télétravail contraint ou convenu.
En effet, la Cour de cassation dans cet arrêt du 19 mars 2025, rappelle que le télétravail est relatif à l’exécution du contrat de travail.
Par conséquent, l’indemnité d’occupation compenserait la sujétion résultant de cette modalité d’exécution du contrat de travail.
Dès lors, la demande en paiement de cette indemnité est soumise à la prescription biennale de l’article L1471-1, alinéa 1ᵉʳ du Code du travail.
Les entreprises, qu’elles soient « remote first policy » [14] ou adeptes du télétravail hybride devront certainement s’adapter. La prudence reste toutefois de mise, dans l’attente des prochaines décisions de la Haute Cour afin de mesurer les enjeux que cette indemnité « automatique » supposerait.