Rappel des faits : en janvier 2023, à l’issue d’une procédure de comparution sur reconnaissance préalable de culpabilité (CRPC), les laboratoires Urgo étaient condamnés à une amende de 1,125 million d’euros, ainsi qu’à la confiscation de plus de 5,4 millions d’euros de cadeaux, en application du dispositif dit "Anti cadeaux" [1].
Il était reproché à l’entreprise d’avoir distribué pas moins de 55 millions d’euros d’avantages (iPhones, bouteilles de champagne, ameublement, séjours Relais et Châteaux…), en échange de la renonciation par les officines qu’ils démarchaient à des remises commerciales.
Les faits avaient été établis par la DREETS de Bourgogne-Franche-Comté, en lien étroit avec la gendarmerie nationale. Au cours des investigations, les enquêteurs étaient parvenus à mettre la main sur les noms des bénéficiaires des cadeaux du généreux laboratoire. La seconde étape de cette affaire pouvait alors débuter : une fois Urgo condamné, les praticiens figurant dans ses fichiers sont désormais entendus à tour de rôle par les enquêteurs, avant d’être convoqués par la justice.
Les articles L1453-3 et suivants du Code de la santé publique, interdisent aux laboratoires : « d’offrir ou de promettre d’une façon directe ou indirecte des avantages en espèces ou en nature, sous quelque forme que ce soit », ainsi qu’aux professionnels de santé « de les recevoir ».
Ces dispositions semblent assez claires, tant pour les laboratoires et autres fournisseurs des pharmacies, que pour les praticiens eux-mêmes. Il n’en demeure pas moins que l’affaire dite des « cadeaux Urgo » laisse un goût amer à bon nombre de pharmaciens, car les enjeux ne sont pas anodins : l’interdiction de recevoir des cadeaux de la part des laboratoires est punie d’un an d’emprisonnement et de 75 000 € d’amende…
Outre les peines encourues, le principe même de leur mise en cause est difficile à accepter pour ces professionnels qui œuvrent de manière essentielle à la santé publique et qui ont légitimement à cœur de préserver leur honorabilité. Cette affaire constitue d’ailleurs bien souvent leur première rencontre avec la justice pénale, dont ils ne connaissent rien des arcanes, ni des rigidités…
Dans ce contexte, on comprend le désarroi des pharmaciens au moment de la remise de leur convocation devant les enquêteurs de la DREETS, comme la vive inquiétude qu’ils éprouvent lorsqu’ils apprennent leur mise en cause pour avoir accepté des cadeaux d’un laboratoire qui les avait pourtant assurés de la légalité de ses pratiques.
Une fois l’abattement passé, les pharmaciens inquiétés doivent mettre en place une stratégie de défense efficace, leur permettant d’aligner pugnacité sur le fond, tact et une forme de rondeur, voire d’introspection, souvent appréciée des magistrats, sur la forme, tout en veillant à la protection de leur réputation.
Première échéance, l’audition des pharmaciens mis en cause par les services enquêteurs. Celle-ci se déroule le plus souvent dans le cadre d’une audition pénale libre, en présence d’agents de la DREETS et non de policiers ou de gendarmes.
Les gardes à vue sont très rares dans ce type de dossiers. Ce rendez-vous est toutefois déterminant pour les suites de la procédure. C’est en effet à l’aune des réponses aux questions posées que les procureurs décident des suites qu’ils donneront aux investigations.
Rappelons que durant son audition, la personne entendue peut avoir recours à l’assistance d’un avocat. S’agissant d’auditions dont il a été rapporté qu’elles étaient éprouvantes, qu’elles s’étalaient sur plusieurs heures et pour lesquelles les enquêteurs préparent minutieusement chacune des dizaines de questions posées, l’assistance d’un avocat est fortement recommandée.
À l’issue des auditions, qui marquent généralement le terme de la période d’enquête, le Procureur envisage plusieurs orientations procédurales dont le pharmacien sera informé quelques mois plus tard.
Première option, le classement sans suite qui, sauf exception, mettra un terme à la procédure. L’abandon des poursuites s’explique généralement par une « infraction insuffisamment caractérisée », ou par un accord avec le Parquet moyennant des obligations à la charge du pharmacien.
Deuxième option, la composition pénale. Il s’agit d’une alternative aux poursuites permettant au procureur, via l’un de ses délégués, de proposer une mesure au pharmacien qui évite ainsi un procès, est reçu hors la présence du public et qui demeure libre d’accepter ou de refuser la mesure proposée. Avantage notable : aucune mention au bulletin numéro 2 du casier judiciaire n’est à craindre, même si le mis en cause devra reconnaitre sa culpabilité.
Troisième éventualité, l’ordonnance pénale. Il ne s’agit pas d’une alternative aux poursuites, mais cette procédure tend à désencombrer les juridictions pour les affaires les plus simples. La peine est décidée par le Parquet, sans débat et hors la présence du prévenu, qui se voit convoqué ultérieurement pour recevoir la décision. Celle-ci pourra être contestée sous 45 jours, afin de solliciter la tenue d’un débat en bonne et due forme lors d’une audience publique. L’ordonnance pénale suppose la reconnaissance des faits par la personne mise en cause, à charge pour elle de former opposition afin que l’affaire soit convoquée devant un Tribunal, si elle conteste les faits. À la différence de la composition pénale, l’ordonnance pénale délictuelle entraîne une inscription au casier judiciaire.
Quatrième option, la comparution sur reconnaissance préalable de culpabilité (CRPC). Aussi appelée "plaider-coupable", cette procédure permet de juger rapidement l’auteur d’une infraction qui reconnait sa culpabilité. Participant d’une justice négociée, cette procédure est généralement utilisée à l’égard des pharmaciens ayant accepté un volume de cadeau significatif, de l’ordre de 8 000 à 15 000 €. Celle-ci se déroule en deux phases principales, l’une devant le Procureur ou le vice-Procureur, au cours de laquelle il lui est proposé une peine, à charge pour lui de l’accepter, de la refuser ou de demander un délai de réflexion. Puis, dans un second temps, se déroule une audience d’homologation, pendant laquelle s’il a accepté la proposition qui lui a été formulée par le représentant du Parquet, le prévenu demande l’homologation de la peine proposée par le Tribunal au cours d’une audience publique. En cas de contestation des faits, de refus de la proposition formulée ou de refus d’homologation par le magistrat du siège, l’affaire fait l’objet d’un renvoi en audience correctionnelle. La peine homologuée en CRPC est inscrite au casier judiciaire.
Dernière éventualité, le renvoi en audience correctionnelle. Une telle option est rarement envisagée par les Parquets dans le cas de l’affaire Urgo. Elle suppose en effet, non seulement un volume de cadeaux très important, de l’ordre de 20 000 € ou plus, mais en outre une contestation des faits par le praticien qui ne reconnait pas sa culpabilité durant ses auditions. L’audience est publique et se clôture par un jugement de condamnation, mentionné au casier judiciaire, ou de relaxe.
Au-delà de la réponse pénale, la position de l’Ordre des pharmaciens doit être scrutée avec attention dans les dossiers.
L’Ordre se constitue, en effet, partie civile dans bon nombre de procédures visant les pharmaciens.
Si dans la grande majorité des cas les instances professionnelles ne réclament qu’un euro symbolique à l’encontre des praticiens, cette immixtion dans les procédures leur permet de se ménager la possibilité de se retourner contre les pharmaciens.
Une fois constitué partie civile, l’Ordre a en effet la possibilité d’accéder à la copie de la procédure et d’être informé des suites réservées aux dossiers. Autant d’informations permettant d’étudier la possibilité de prendre des sanctions disciplinaires.
Après la condamnation d’Urgo, puis les poursuites visant les pharmaciens, viendrait donc le temps des procédures disciplinaires lancées par l’Ordre ? Madame Carine Wolf-Thal, présidente du Conseil National de l’Ordre des Pharmaciens (CNOP), confirme cette volonté affirmant que les sanctions ordinales seront prises « au cas par cas, en fonction des dossiers de chaque pharmacien mis en cause, (…) le conseil régional de l’Ordre des pharmaciens siègera en conseil de discipline et décidera d’entrer, ou pas, en condamnation, et le cas échéant du quantum de la sanction ».
Le message est donc clair : les pharmaciens ayant accepté les largesses d’Urgo doivent non seulement s’attendre à des poursuites pénales, mais également anticiper de possibles procédures disciplinaires à leur encontre.
Quelle défense pour ces professionnels qui doivent affronter les fourches caudines de la justice, qu’elle soit pénale ou disciplinaire ?
Précisons à ce stade du développement, qu’il revient à chaque professionnel en lien avec son Conseil, de définir la stratégie qu’il jugera la plus pertinente pour bien défendre ses intérêts.
Celle-ci dépendra, entre autres, du profil du pharmacien et de ses attentes, du volume d’avantages qu’il a reçu, des risques encourus et, bien évidemment, des spécificités de son dossier… Il est néanmoins possible de dessiner un aperçu des arguments pouvant être mis à profit pour la défense des pharmaciens inquiétés.
Certains points doivent être soulevés pour qui veut défendre efficacement ces professionnels, dont on a rappelé qu’ils œuvrent au quotidien à la santé publique et qu’ils endurent ces procédures avec un certain sentiment d’injustice.
En premier lieu, la question de la partialité des investigations conduites par les enquêteurs de la DREETS pourra être soulevée. On constate parfois que les questions posées aux pharmaciens durant leurs auditions témoignent d’un certain parti pris. Certains enquêteurs s’autorisent des commentaires dans leurs procès-verbaux, dénonçant un manque de vigilance face aux avances des représentants d’Urgo. Ces positions subjectives de la part d’enquêteurs censés éclairer la justice pourront être dénoncées par la défense. De la même manière, les Conseils des pharmaciens pourront pointer le manque de volontarisme des instances de la profession.
On pourra regretter que l’empressement de l’Ordre à se constituer partie civile et à envisager des poursuites disciplinaires à l’encontre de leurs pairs soit inversement proportionnel aux initiatives qu’ils ont prises pour les alerter des dangers liés aux pratiques du célèbre laboratoire…
Nombreux sont les praticiens qui disent avoir été lâchés en rase campagne par leurs instances ordinales lorsqu’il s’est agi de les prévenir des pratiques du laboratoire. À telle enseigne que parmi les pharmaciens rattrapés par la justice figure une ancienne ministre de la Santé, qui a écopé de 8 000 € d’amende, dont 4 000 euros avec sursis dans cette affaire…
Ces accusations de passivité, récurrentes à l’encontre des instances ordinales, sont toutefois contredites avec une grande fermeté par l’Ordre des pharmaciens. Celui-ci assure avoir bel et bien sensibilisé les pharmaciens sur les risques encourus en cas de violation du dispositif anti-cadeau. Ces derniers pourront également revenir sur les conditions dans lesquelles il leur avait été proposé ces cadeaux : les représentants d’Urgo qui venaient leur rendre visite leur garantissait la légalité du procédé et affirmaient s’en être assurés auprès des avocats du laboratoire.
Ajoutons qu’un « contrat-cadre », au demeurant sérieux et bien rédigé, était signé entre le laboratoire et les pharmacies.
D’aucuns évoqueront également l’absence de préjudice pour les patients, tant en termes de prix de vente que de qualité. L’abandon des remises n’affectait pas le prix des articles, mais seulement la marge des officines.
Quant aux produits en tant que tels, leur qualité comme la sécurité des patients ne faisaient pas débat parmi les pharmaciens, ce d’autant plus que le laboratoire jouissait d’une position de quasi-monopole. Il est important de rappeler qu’à aucun moment la santé et sécurité des patients n’ont été mis en danger.
Certains praticiens ont également relevé, non sans pertinence, que le fait que les cadeaux proposés étaient référencés via une centrale de cadeaux d’entreprise ajoutait à l’apparence de la légalité des pratiques d’Urgo.
D’autres pharmaciens ont pu affirmer qu’il ne s’agissait pas de « cadeaux » à proprement parler et que les textes répressifs ne trouveraient pas à s’appliquer, puisque l’obtention des articles se faisait en contrepartie de l’abandon des remises.
À partir de 2019, ces produits étaient facturés aux pharmaciens, puis renseignés comme des ventes dans la comptabilité d’Urgo.
D’autres tenteront, avec un succès relatif, d’avancer que les articles et produits étaient utilisés par les officines et non par les pharmaciens pour leur compte personnel. Ils pourront relever qu’à compter de 2018, les catalogues présentés aux pharmaciens par les représentants d’Urgo présentaient principalement des articles à usage professionnel.
Plus pertinent est le rappel que les produits vendus par Urgo en lien avec les cadeaux l’étaient sur la base du tarif forfaitaire de prise en charge par l’assurance maladie et qu’ils ont été remboursés par la CPAM à ce tarif forfaitaire. Manière de souligner que les pratiques des pharmaciens n’ont pas causé de préjudice à l’assurance maladie.
Dernière pièce à l’édifice de la défense des pharmaciens, dont le lecteur comprendra qu’ils ne manquent pas d’arguments, la nécessaire mesure des sanctions à envisager, en comparaison avec les amendes prononcées à l’encontre d’Urgo.
Rappelons que dans l’affaire qui le concernait, le laboratoire dijonnais a été condamné à une amende d’1,125 millions d’euros, alors qu’il avait proposé pas moins de 55 millions d’euros d’avantages à des milliers de pharmaciens à travers l’hexagone. Le montant de ladite amende est certes important en valeur absolue, mais il ne représente que 2 % du montant des avantages accordés et, on l’imagine aisément, une part infinitésimale de son chiffre d’affaires.
À l’inverse, dans certains cas, les amendes prononcées par les tribunaux à l’encontre des pharmaciens sont largement supérieures aux avantages reçus du laboratoire. Les peines d’amende proposées aux pharmaciens dans les procédures de CRPC peuvent parfois grimper jusqu’à 150 % à 200 % des avantages perçus. Tel fut, par exemple, le cas d’un pharmacien condamné par le Tribunal Judiciaire de Carcassonne à une amende de 17 500 € pour avoir perçu 14 000 euros d’avantages. Une telle sévérité à l’encontre des pharmaciens pourra être dénoncée, dans la mesure où la réponse pénale visant URGO s’est avérée finalement plutôt modérée en proportion de son chiffre d’affaires comme de l’ampleur des pratiques qui lui étaient reprochées.
On le voit, les pharmaciens mis en cause dans cette affaire, pour pénible à endurer qu’elle soit, disposent de solides arguments.
Et si l’objectif des Parquets de mettre un terme à des pratiques trop longtemps tolérées par les pouvoirs publics et d’assurer l’indépendance des praticiens vis-à-vis des laboratoires et autres lobbies pharmaceutiques peut s’entendre, la question de la bonne foi des pharmaciens dans cette affaire doit, à l’évidence, être soulignée avec force.