Quand la « REP » se télescope avec le « REP ».

Par Stéphan Denoyes, Avocat.

2016 lectures 1re Parution: Modifié: 4.81  /5

Explorer : # Éco-organismes # concurrence # recours pour excès de pouvoir # autorité administrative indépendante

L’émergence du droit souple pourrait engendrer un nouveau contentieux en matière de filière REP [1] entre les parties prenantes.

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Avec plus d’une vingtaine de filières dites « REP », les éco-organismes sont aujourd’hui partie intégrante du paysage juridico-économique des entreprises.

Si les pouvoirs publics ont tenté par touches éparses et successives de modeler ces personnes morales de droit privé, force est de constater qu’il ont créé un être juridique hybride, dont le juriste ne sait pas véritablement dans quelle catégorie juridique le ranger.

Il suffit, pour s’en convaincre, de constater l’instauration d’une nouvelle forme sociétale, la société commerciale à but non lucratif, ou encore l’invention d’une provision comptable d’un nouveau genre : les provisions pour charges futures.

Face à l’absence d’un statut clair, s’il est donc revenu à la jurisprudence de dessiner de manière empirique les contours du régime juridique de ces personnes morales, pré-pubères à défaut d’être matures, c’est à l’Autorité de la concurrence qu’est revenue la responsabilité d’encadrer les conditions de leurs interventions sur le marché à travers ses décisions et avis.

Si les décisions visent réprimer ou à corriger une situation concurrentielle non conforme, les avis, qu’ils soient délivrés sur saisine externe ou par autosaisine, lui permettent de s’exprimer sur toute question de concurrence et de faire, le cas échéant, des propositions.

Les activités des éco-organismes, en tant qu’acteur du marché influençant le jeu de la concurrence, et quelle que soit leur forme juridique, relèvent de la compétence de cette autorité administrative indépendante. Et parce que leurs activités sont susceptibles d’influer sur le marché, l’autorité administrative indépendante peut se prononcer soit à l’initiative d’un demandeur, soit en s’autosaisissant.

Ainsi, plusieurs décisions ou avis ont été rendus en cette matière.

Si les premières peuvent faire l’objet d’un recours juridictionnel devant la cour d’appel de Paris et la Cour de cassation, la question des recours contre les seconds s’est avérée moins évidente.
La question d’un recours pour excès de pouvoir contre les avis des autorités indépendantes, dont ceux de l’Autorité de la concurrence s’est déjà posée dans le passé.

Ainsi, le Conseil d’État a considéré qu’un simple un avis consultatif formulé par la CNIL ou par la CADA ne constituait pas une décision et n’était donc pas susceptible de faire l’objet d’un recours pour excès de pouvoir.

Dans un second mouvement, le Conseil d’État a appliqué sa jurisprudence « Duvignères » relative aux circulaires aux avis rendus par les autorités de régulation ; d’abord à des actes qui n’étaient pas formellement des avis comme par exemple une délibération de la Commission de régulation de l’Énergie (CRE), en considérant que « les dispositions impératives à caractère général contenues dans une délibération d’une autorité administrative indépendante doivent être regardées comme faisant grief », puis à des actes pris qui étaient formellement des avis. Ainsi dans deux arrêts du 11 octobre 2012, concernant des recours pour excès de pouvoir formé par les sociétés Intermarché, Leclerc et Casino, la haute juridiction administrative avait jugé «  que les prises de position et recommandations qu’elle formule à cette occasion ne constituent pas des décisions faisant grief ; qu’il en irait toutefois différemment si elles revêtaient le caractère de dispositions générales et impératives ou de prescriptions individuelles dont l’Autorité pourrait ultérieurement censurer la méconnaissance ».

Le Conseil d’État a réaffirmé cette position jugeant qu’un avis de l’Autorité de la concurrence pouvait valablement faire des préconisations relatives à la question de concurrence objet de son analyse, tant que celles-ci ne revêtaient pas le caractère de dispositions générales et impératives ou de prescriptions individuelles dont l’Autorité de la concurrence pourrait ultérieurement censurer la méconnaissance.

Enfin, dans un arrêt du 30 janvier 2015, le Conseil d’État a admis la recevabilité du recours dirigé contre l’avis de l’Autorité de Régulation des Activités ferroviaires (ARAF) lequel ne portait pas de « dispositions impératives à caractère général », mais plutôt « des dispositions à caractère individuel ».
Poursuivant son œuvre d’extension du domaine du REP, par deux arrêts d’assemblée du 21 mars 2016, le Conseil d’État admet la recevabilité des recours pour excès de pouvoir contre des actes de « droit souple », comme des avis, recommandations, mises en garde ou bien encore des prises de position adoptés par les autorités de régulation dans le cadre de leur mission.

Dans le premier arrêt relatif à des communiqués publiés par l’Autorité des marchés financiers et au refus de les rectifier, le Conseil d’État formule la même position que celle dégagée en 2012 et 2013, dans un considérant plus limpide :
« les avis, recommandations, mises en garde et prises de position adoptés par les autorités de régulation dans l’exercice des missions dont elles sont investies, peuvent être déférés au juge de l’excès de pouvoir lorsqu’ils revêtent le caractère de dispositions générales et impératives ou lorsqu’ils énoncent des prescriptions individuelles dont ces autorités pourraient ultérieurement censurer la méconnaissance ; que ces actes peuvent également faire l’objet d’un tel recours, introduit par un requérant justifiant d’un intérêt direct et certain à leur annulation, lorsqu’ils sont de nature à produire des effets notables, notamment de nature économique, ou ont pour objet d’influer de manière significative sur les comportements des personnes auxquelles ils s’adressent (...)  »

Dans le second arrêt, qui concerne plus particulièrement les avis de l’Autorité de la concurrence, le juge administratif considère « que la prise de position adoptée par l’Autorité de la concurrence le 23 mars 2015 a pour effet, en reconnaissant à GCP la possibilité d’acquérir des droits de distribution exclusive sur la plateforme de Numericable, de lui permettre de concurrencer la société NC Numericable sur sa plateforme ; qu’il ressort des pièces du dossier que, comme le soutient la société requérante, cette prise de position est de nature à avoir des effets économiques notables ; qu’elle a, en outre, pour objet de modifier le comportement des opérateurs sur le marché de l’acquisition de droits de distribution de chaînes de télévision ; que, dans ces conditions, la délibération attaquée doit être regardée comme faisant grief à la société NC Numericable ; que la fin de non-recevoir soulevée par l’Autorité de la concurrence doit donc être écartée ; »

Selon les propres commentaires du Conseil d’État les actes litigieux étaient des actes « de communication et de prises de position qui, par leur publicité et la qualité de leur auteur, influencent fortement, dans les faits, les acteurs du marché, bien qu’ils ne soient nullement tenus de suivre la position de ces autorités publiques d’un point de vue juridique ».

Le Conseil d’État pose toutefois plusieurs conditions pour admettre le recours :

  • Un intérêt direct et certain doit être démontré ;
  • La méconnaissance des prescriptions contenues dans ces avis, recommandations… peut justifier des sanctions de la part des autorités ;
  • ils doivent faire grief, c’est à dire influer de manière significative sur les comportements des personnes auxquels ils s’adressent.

Appliqué aux filières « REP », et nonobstant l’intérêt à agir, cette nouvelle voie contentieuse pourrait ouvrir de nouvelles perspectives tant aux éco-organismes qu’aux différentes parties prenantes.
Ainsi à titre d’exemple, dans son avis de 2012 consacré aux filières à responsabilité élargie des producteurs, l’Autorité de la concurrence :

  • « recommande que les éco-organismes, lorsqu’ils passent des marchés avec les opérateurs de traitement des déchets, mettent en œuvre des procédures transparentes et de mise en concurrence. Elle invite par ailleurs au respect du principe d’égalité et de neutralité dans les relations entre les éco-organismes et les prestataires de traitement des déchets.
  • (…) considère que les missions statutaires d’un éco-organisme sont incompatibles avec l’exercice au sein d’une même structure d’une activité commerciale de collecte, de tri ou de traitement des déchets. »

Ces deux recommandations sont bien générales en ce qu’elles s’adressent à l’ensemble des personnes morales dites « éco-Organisme », quels que soient leur statut. Plus que ça elles ont incité les autorités publiques à intégrer dans de nombreux cahiers des charges de règles de transparence. Bien plus encore, un projet de décret en cours de consultation prévoit même d’imposer subrepticement à des entreprises privées la mise en concurrence de l’ensemble des fournisseurs et prestataires, ce qui pourrait apparaître au demeurant comme un excès de pouvoir.

Elles ont également clairement influé sur le comportement des ces opérateurs économiques puisque qu’ils ont adopté, sans y être contraints à ce jour par un texte, des règles de transparence proches de celles des marchés publics. L’Autorité de la concurrence indique d‘ailleurs elle-même dans son communiqué :
« L’Autorité de la concurrence confirme la nécessité des mesures de transparence mises en œuvre par les éco-organismes, en raison même du pouvoir d’influence qui leur est conféré dans le cadre des filières 
de responsabilité élargie du producteur (REP)  ».

De la sorte, toute attitude qui aurait pour conséquences de troubler le libre jeu de la concurrence ressortirait nécessairement de la compétence de l’autorité, qui pourrait les sanctionner.
Reste dès lors la question du délai de recours.

L’Autorité de la concurrence n’a pas rendu d’avis sur les filières REP depuis plusieurs années. Si la question du délai de recours ne se pose pas pour les avis à venir, il y a tout lieu de s’interroger sur la légitimité aujourd’hui de faire un recours pour excès de pouvoir sur cet avis datant de 2012, alors même qu’en matière de recours pour excès de pouvoir le délai de ce recours est de deux mois.
Si, le Conseil d’État indique dans son arrêt « AMF » précité que « la décision de refus opposée par l’Autorité des marchés financiers par son courrier du 13 février 2013 ne comportait pas la mention des voies et délais de recours prévue par l’article R. 421-5 du code de justice administrative, de sorte que le délai de recours contentieux n’a pas commencé à courir à l’égard des sociétés requérantes  », la commissaire Suzanne Von Coester, dans ses conclusions, sous l’autre arrêt du Conseil d’État du même jour qu’« il serait approprié de garder des voies de recours ouvertes tant que les communiqués sont en ligne ».

Justifiant sa position non par la question de « la connaissance qu’en ont les destinataires » mais par la faculté « de mettre les personnes intéressées en mesure de caractériser des effets notables leur faisant grief ».

Or, les avis de l’Autorité de la concurrence sont et restent en ligne plusieurs années. A titre d’exemple le communiqué relatif à l’avis 12-A-17 du 13 juillet 2012 concernant le secteur de la gestion des déchets couvert par le principe de la responsabilité élargie du producteur est toujours en ligne.

A contrario, l’avis du 19 novembre 2010 relatif à la gestion des déchets d’activités de soins à risques infectieux perforants produits par les patients en auto traitement n’a pas donné lieu un communiqué même s’il demeure en ligne.
Toutefois adopter une telle position conduirait sans doute à rendre les délais de recours ouverts tant que dure l’éternité numérique.

Aussi, le Conseil d’Etat vient-il tout juste de préciser (arrêt n°388150 du 13 juillet 2016) que le recours :

« 6. En second lieu, aux termes du premier alinéa de l’article R. 421-1 du code de justice administrative : " Sauf en matière de travaux publics, la juridiction ne peut être saisie que par voie de recours formé contre une décision, et ce, dans les deux mois à partir de la notification ou de la publication de la décision attaquée. " En l’absence de dispositions législatives ou réglementaires prévoyant un autre mode de publication, la mise en ligne d’un acte de la nature de celui que conteste la société GDF Suez sur le site internet de l’autorité de régulation qui l’édicte, dans l’espace consacré à la publication des actes de l’autorité, fait courir, à l’égard des professionnels du secteur dont elle assure la régulation, le délai de recours prévu par ces dispositions. Lorsque le justiciable n’a pas contesté cet acte dans ce délai, il lui reste loisible, s’il s’y croit fondé, de demander son abrogation à l’autorité qui l’a adopté et, le cas échéant, de contester devant le juge de l’excès de pouvoir le refus que l’autorité oppose à cette demande." »

Dès lors, le recours de deux mois est ouvert semble-t-il aux seuls professionnels concernés à compter de la mise en ligne à un endroit précise du site internet « consacré à la publication des actes de l’autorité »

Au delà de ce délai, le professionnel peut demander l’abrogation de l’acte souple et contester le refus.

En tout état de cause, cette nouvelle possibilité offerte aux plaideurs pourrait parfaitement être utilisée par diverses parties prenantes afin de solliciter un avis du l’Autorité, puis engager un recours pour excès de pouvoir.

Cette opportunité est un nouvel élément dans le camp du législateur pour doter enfin les éco-organismes d’un statut clair.

Source
Art. L.462-4 du Code de commerce.
Avis du 14 décembre 1999, mais aussi Commission européenne, décision du 15 juin 2011, point 70.
Décision du 27 septembre 2010 relative à des pratiques mises en œuvre par les sociétés Eco-Emballages et Valorplast dans le secteur de la reprise et de la valorisation des déchets d’emballages ménagers plastiques ;
Décision 09-D-22 du 1er juillet 2009 relative à la préparation d’un projet de système d’information géographique pour la collecte et le traitement des déchets par la société Eco-Emballages.
Avis 10-A-21 du 19 novembre 2010 relatif à la gestion des déchets d’activités de soins à risques infectieux perforants produits par les patients en auto traitement ; Avis 12-A-17 du 13 juillet 2012 concernant le secteur de la gestion des déchets couvert par le principe de la responsabilité élargie du producteur.

CE, Sect., 21 novembre 1984, n ̊ 58 667, publié au recueil Lebon.
CE 10 ̊ s-s., 20 novembre 1991, n ̊ 121 509, inédit au recueil Lebon.
CE, sect., 18/12/2002, Mme. Duvignères.
CE 9 ̊ et 10 ̊ s-s-r., 3 mai 2011, n ̊ 331858, mentionné aux tables du recueil Lebon.
Avis n° 12-A-01 de 11 janvier 2012 relatif à la situation concurrentielle dans le secteur de la distribution alimentaire à Paris ; Avis 10-A-26 du 7 décembre 2010 relatifs aux contrats d’affiliations des magasins indépendants et les modalités d’acquisition de foncier commercial dans le secteur de la distribution automatique.
CE, 11 octobre 2012, n°357193.
CE, 17 juillet 2013 n°360100.
CE, 21 mars 2016, n° 368082, 368083, 368084
CE, 21 mars 2016, n°390023 .
CE, 21 mars 2016, n°390023.
http://www.conseil-etat.fr/Actualites/Communiques/Droit-souple.
http://www.autoritedelaconcurrence.fr/user/standard.php?id_rub=417&id_article=1925
CE, 21 mars 2016, n° 368082, 368083, 368084
CE, 21 mars 2016, Société Fairvesta International GMBH et autres, req. n°68082, 368083 et 368084.
CONCLUSIONS Mme Suzanne von COESTER, rapporteur public, p.10.
http://www.autoritedelaconcurrence.fr/user/standard.php?id_rub=417&id_article=1925.

Stéphan DENOYES
Avocat associé
Email : stephan chez denoyes-avocat.fr

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Notes de l'article:

[1NDLR : les filières de responsabilité élargie du producteur (REP).

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