Le bulletin fiscal Francis Lefebvre (BF n° 2/16), dans son tour d’horizon de l’année 2015, retient au moins trois décisions du Conseil d’Etat illustrant le principe de non immixtion de l’administration dans les décisions de gestion qu’elle est amenée à prendre.
Rien de bien nouveau en cela si ce n’est la remarquable prégnance de la décision déjà trentenaire de Plénière du Conseil d’Etat SA Renfort Service (CE 27 juillet 1984 n° 34588 plén. : RJF 10/84 n° 1233, conclusions P-F Racine). C’est en effet à l’administration qu’il appartient en principe d’établir les faits sur lesquels elle se fonde pour invoquer le caractère anormal d’un acte de gestion.
« Il s’agit de la conséquence logique, en matière de règles probatoires, du fait que l’entreprise est réputée agir dans son propre intérêt : l’administration doit par conséquent avancer de solides raisons pour démontrer qu’un acte de gestion sort du cadre normal - très large - à l’intérieur duquel joue la liberté de gestion de l’entreprise ». (Conclusions du rapporteur public M-A Nicolazo de Barmon, sous CE 20 mai 2015, Sté Universal Aviation France).
Dans chacune de ces affaires, l’administration pouvait penser s’acquitter de la preuve qui lui incombait.
Dans l’affaire Sté Universal Aviation France, elle soutenait que la société avait anormalement renoncé à des recettes en facturant à ses clients des frais administratifs à des taux variant entre 0 % et 15 % du montant des services effectués, alors qu’elle ne justifiait pas de l’intérêt commercial à ne pas facturer des frais à hauteur de 15 % à l’ensemble de ses clients.
Dans l’affaire SAS Rottapharm, elle faisait valoir le fait que le montant des frais de promotion d’un médicament engagés soit supérieur à la moyenne constatée dans le secteur pharmaceutique était une circonstance susceptible de créer au profit de l’administration une présomption d’acte anormal de gestion.
Dans l’affaire ministre c/ Sté AIG Management France, l’administration fiscale avait estimé, au regard notamment des règles prudentielles édictées par la réglementation japonaise, que cette succursale créée au Japon avait été dotée par le siège français de fonds propres excédant ceux qu’aurait exigé l’exercice de son activité dans des conditions concurrentielles normales et en toute indépendance de son siège. L’administration considérait que le siège français avait, de ce fait, indûment renoncé à percevoir les produits financiers correspondant à la fraction de cette dotation jugée excessive.
S’agissant de frais de gestion courante comme la facturation de frais administratifs à ses clients (affaire Sté Universal Aviation France), aucune présomption d’anormalité ne pouvait être avancée (contrairement aux situations, étrangères à la présente espèce, par exemple des prêts et avances sans intérêt ou des abandons de créance). Ce faisant, si le juge avait validé le raisonnement du service fiscal, il aurait admis que l’administration pouvait s’immiscer dans la gestion de l’entreprise, alors qu’en principe, la jurisprudence ne l’admet pas.
Dans l’affaire SAS Rottapharm, invoquer les moyennes de frais de promotion observées dans la profession n’a pas convaincu le juge.
Dans le même ordre d’idées, le motif selon lequel les taux de réduction pratiqués par l’entreprise étaient supérieurs à ceux pratiqués par d’autres entreprises retenues comme terme de comparaison n’est pas validé par le juge de l’impôt (CE 26 juillet 1985 n° 45742, SA Phénix : RJF 11/85 n° 1426, concl. O. Fouquet).
Dans l’affaire ministre c/ Sté AIG Management France, le Conseil d’Etat réaffirme qu’aucunes dispositions pertinentes du CGI n’autorise l’administration fiscale à apprécier, notamment, le choix opéré par le siège de la société de financer l’activité de sa succursale étrangère en lui apportant des fonds propres, plutôt qu’en la laissant recourir à l’emprunt ni à en tirer, le cas échéant, de quelconques conséquences fiscales sur les bénéfices réalisés par cette société dans ses entreprises exploitées en France, « sauf, le cas échéant, à établir qu’un tel apport constituait, dans les circonstances de l’espèce, un acte anormal de gestion », ce qui n’était pas établi en l’espèce.
En marge de ces trois arrêts, il est permis de rappeler que le processus d’administration de la preuve présente un caractère itératif et dialectique.
Le juge, en définitive, en présence des explications produites à tour de rôle par les parties est amené à choisir celle qui lui paraît la plus vraisemblable, compte tenu des contraintes propres à la charge de la preuve (Cf. conclusions J. Arrighi de Cazanova, publiées à la RJF 10/94, p. 587).
En résumé, dans le contexte des rectifications fondées sur l’acte anormal de gestion, l’administration doit être attentive à ménager un périmètre de liberté en évitant de se placer sur le terrain des opportunités offertes aux entreprises et de leurs choix stratégiques.
Elle ne peut estimer triompher que si l’acte qualifié de gestion anormale est de ceux qui sortent du périmètre normal et souvent très large à l’intérieur duquel l’entreprise est libre de ses choix.
La liberté de gestion que consacre la jurisprudence ne doit pas étonner.
Si les décisions des entreprises peuvent ponctuellement les appauvrir (dépenses de promotion, remises aux clients), elles sont susceptibles pour certaines d’entre-elles d’améliorer les résultats futurs de l’entreprise et, corrélativement, les recettes fiscales.
Et l’administration n’aura rien à redire, bien au contraire !