Annulation d’un avis médical d’inaptitude : rompre avec le salarié, ensuite, pour mieux le licencier ... d’abord ?!?

Par Jean Louis Denier, Juriste.

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Explorer : # inaptitude # licenciement # médecin du travail # recours administratif

Quand l’Inspecteur du travail annule un avis médical d’inaptitude, le salarié cesse d’être inapte, ce qui prive de cause réelle et sérieuse le licenciement prononcé pour ce motif. Avant de licencier, un employeur pourrait donc être tenté d’attendre la décision administrative, mais en devant maintenir le salaire [1]. Sauf que, désormais, la jurisprudence lui permet d’utiliser la rupture conventionnelle afin de sécuriser, a posteriori, un licenciement prononcé... antérieurement.

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L’exécution d’une prestation de travail n’est envisageable que pour autant que le salarié soit apte, c’est-à-dire possède condition – physique et mentale – et état de santé lui permettant d’honorer cette prestation sans être source de danger et/ou préjudice pour lui-même ou pour autrui.

Contrôle et constat de cette aptitude ou, au contraire, d’une situation d’inaptitude ressortent de la compétence exclusive du médecin du travail [2], compétence qui s’exerce dans diverses situations et plus particulièrement à l’occasion d’une reprise du travail au sortir d’une longue absence découlant, ou d’une maladie, ou d’une pathologie professionnelle (accident du travail, maladie professionnelle).

Le constat médical d’inaptitude : procédure complexe, respect strict …

Dans l’hypothèse d’une inaptitude de salarié, le médecin du travail ne peut aboutir à cette conclusion qu’au terme d’une véritable procédure (C. Trav. art. R. 4624-31 : étude de poste, étude des conditions de travail, double examen médical du salarié au sein d’un espace de temps minimum et incompressible de 15 jours calendaires ) [3] .
La stricte observation de cette procédure, phase par phase, est impérative, ce dont l’employeur doit se soucier quand bien même le médecin du travail en assure, seul, la réalisation et la maîtrise d’œuvre.

Pèse, en effet, sur l’employeur l’équivalent d’une responsabilité de maître d’ouvrage.

Ce dernier doit répondre - vis-à-vis du salarié - des dysfonctionnements et manquements affectant la procédure de reconnaissance d’inaptitude quand bien même la situation ne lui serait pas directement imputable mais découlerait de la seule pratique du médecin du travail [4].

Rien d’étonnant, alors, à ce que cette mise en cause de responsabilité se traduise, soit par l’indemnisation du salarié en raison du caractère non conforme du processus médical [5], soit par la nullité d’un licenciement pour inaptitude prononcé sur la base d’un seul et unique examen [6].

Officialisation et formalisation de l’inaptitude constatée : l’avis

Au terme de la procédure précitée, la conclusion à laquelle le médecin du travail parvient est matérialisée et formalisée par le biais d’un document écrit – destiné à informer le salarié comme son employeur – en l’occurrence… l’avis médical d’inaptitude.

Cet avis comporte plusieurs mentions dont : une date, une caractérisation de l’inaptitude (partielle ou totale, définitive ou temporaire), la formulation d’indications quant aux perspectives et/ou possibilités de reclassement du salarié inapte (y compris sous forme d’action de formation si l’inaptitude est d’origine professionnelle), l’indication des modalités de contestation de son contenu.

La contestation de l’avis d’inaptitude : modalités

Cette contestation est, d’une part, prévue au niveau de son principe par l’article L. 4624-1 du Code du Travail [7], d’autre part, matériellement organisée par l’article R. 4624-35 du même Code, sachant qu’elle est ouverte au salarié comme à son employeur.

Elle se décline sous la forme d’un recours écrit qui, à peine de rejet, doit impérativement : mentionner les motifs de la contestation, être notifié par voie de courrier recommandé avec accusé de réception, être adressé à l’inspecteur du travail dont relève l’entreprise-employeur, parvenir à ce destinataire au plus tard dans un délai de deux mois décompté, a priori, à partir de la date de l’avis médical contesté.

L’on ne manquera pas de souligner que le délai précité est un délai de forclusion au-delà duquel tout recours est éteint et donc devenu sans effet.

Or, justement, la question des effets se pose, surtout celle de l’avis d’ailleurs !

La contestation de l’avis d’inaptitude : utilité voire... nécessité

Pourquoi ? Parce que cet avis n’est pas qu’un simple compte-rendu, un simple document à classer plus ou moins distraitement dans le dossier de tel ou tel salarié.

Bien au contraire, cet avis a un contenu :
- matériellement contraignant pour l’employeur qui doit impérativement s’appuyer sur celui-ci afin d’organiser et mettre en œuvre son obligation de reclassement du salarié inapte [8] ;
- juridiquement opposable à l’employeur comme au salarié [9] mais également à ce tiers extérieur (à la relation de travail) qu’est le juge prud’homal.

Dans l’accomplissement de sa tâche et dans le regard qu’il pose sur la situation qui lui est soumise, le juge ne peut écarter un avis en vigueur afin de substituer son appréciation à celle du médecin du travail [10] ; il est donc tenu d’entériner les conclusions et préconisations portées au sein de cet avis afin de leur donner toute force de droit [11].

Compte-tenu de ce qui précède, la contestation de l’avis médical d’inaptitude peut donc présenter un intérêt - voire devenir une nécessité - pour l’employeur tenu par les dispositions des articles L. 1226-4 et 11 du Code du Travail (reclassement ou licenciement du salarié inapte sous peine de reprise du versement du salaire au terme d’un délai d’un mois décompté à partir du second examen médical de la procédure de reconnaissance d’inaptitude).

Finalité de la contestation : obtenir une décision d’annulation de l’avis.

L’annulation de l’avis médical d’inaptitude est opérée par l’Inspecteur du Travail, et lui seulement [12], après avis du Médecin Inspecteur du Travail.

Cette annulation est une décision administrative qui, à ce titre et par son contenu, se doit d’être précise, détaillée [13], et, bien entendu, motivée [14].

De par sa nature même, elle peut faire l’objet d’un recours - hiérarchique ou contentieux - en contestation, recours soumis à un délai de deux mois.

Employeur et annulation : des conséquences aux risques

La décision administrative d’annulation entraîne trois conséquences juridiques majeures [15] :
- effacement (l’avis annulé cesse d’exister et de produire effet),
- substitution (l’opinion de l’Inspecteur du Travail - quant à l’inaptitude - remplace celle du Médecin du Travail),
- rétroactivité (la position administrative, même ultérieure, prend effet à compter de la date de l’avis médical qu’elle annule).

Lesdites conséquences ne sont pas sans prolongement pour l’employeur à qui elles infligent une triple peine :
1. perturbation de la relation contractuelle  : obligation de réaffecter postérieurement un salarié à son poste initial après annulation d’un avis ayant pourtant imposé son reclassement opéré antérieurement (sous forme de mutation à un autre poste) [16] ;
2. perte financière (par absence de répétition de l’indu) : en cas de reprise du versement de la rémunération du fait du statut de salarié inapte non reclassé ou non licencié, les sommes versées demeurent définitivement acquises au salarié [17] quand bien même aurait été annulé l’avis lui ayant conféré ce statut et permis d’obtenir cette rémunération ;
3. disqualification d’un motif de licenciement : une décision de rupture – fondée sur un avis d’inaptitude – se voit privée, postérieurement, de toute cause réelle et sérieuse du fait de l’annulation de cet avis [18].

Cette triple peine découle d’une conjonction de délais.

D’un côté, l’employeur - lorsqu’il n’est pas en mesure de reclasser - doit licencier sans retard c’est-à-dire sans dépasser le délai d’un mois pour ne pas avoir à verser un salaire sans contrepartie de travail du fait de l’inaptitude.

De l’autre, motivation et sécurité de la décision de licenciement – reposant sur une inaptitude sans possibilité de reclassement - sont « tributaires » de l’entier processus de contestation de l’avis (recours administratif = deux mois + recours éventuelle contre la décision administrative elle-même = deux mois à nouveau, soit un total de quatre mois d’incertitude).

L’employeur confronté au risque du licenciement : entre Clausewitz et Damoclès.

Face au risque que représente le licenciement pour inaptitude privé de cause réelle et sérieuse par l’annulation ultérieure de l’avis médical, le Ministère du Travail recommande à l’employeur de sécuriser sa situation en patientant [19].

Autrement dit, plus l’employeur attend, moins il risque d’être pris au dépourvu par les aléas découlant du processus de contestation de l’avis, sachant que cette sécurité à tout de même un prix … verser au minimum trois mois de salaire sans contrepartie de travail.

Sous cette épée (chronologique) de Damoclès, l’employeur se retrouve dans une situation identique à celle décrite par le célébrissime Carl von Clausewitz, à savoir celle du « brouillard de la guerre [20] » et de « L’incertitude sur l’état des choses à chaque instant » [21].

Ceci pour deux raisons : celle du défaut d’information d’abord, le salarié exerçant un recours contre l’avis médical le déclarant inapte n’étant pas tenu d’en informer son employeur [22] ; celle du décalage ensuite, un salarié pouvant valablement contester un avis d’inaptitude postérieurement à un licenciement pris pour ce motif [23].

Traitement du risque : utilisation opportune de la rupture conventionnelle.

Pas informé, susceptible d’être pris à revers … que peut faire l’employeur ?

Agir en amont au moyen de la rupture conventionnelle ?

Actuellement, la jurisprudence [24] proscrit ce mode opératoire.

La rupture conventionnelle ne saurait avoir, ni pour finalité, ni pour résultat de priver le salarié, déjà déclaré inapte, ou même seulement en voie de l’être, des garanties et protection qu’il tient de la loi (processus d’évaluation médicale complet avec deux examens, effectivité de la tentative de reclassement, juste niveau d’indemnisation légale de son licenciement).

Par voie de conséquence, la rupture conventionnelle ne permet pas, aujourd’hui, l’organisation d’un contournement « prévisionnel » du régime juridique de l’inaptitude et de ses effets.

Envisager un retour du salarié ?

L’employeur, s’inspirant de la priorité de réembauche propre au licenciement économique (C. Trav. art. L. 1233-45), pourrait être tenté d’assortir sa décision de rupture d’un « droit au retour » au bénéfice du salarié dont l’inaptitude serait remise en cause postérieurement à son licenciement.

Cet employeur se heurterait, toutefois, à plusieurs difficultés de mise en œuvre : plein accord du salarié, devenir des sommes versées à l’occasion du licenciement, ancienneté (reprise ou non), conditions de retour (type de poste et/ou de contrat, statut, niveau de rémunération …).

Négocier en aval avec le salarié ?

Pour ce faire, l’employeur dispose de deux outils, la rupture conventionnelle d’une part, la transaction d’autre part.

Il sera souligné que, dans chaque cas et sans exception aucune, l’employeur se devra de payer … un juste prix ; la jurisprudence, en effet, n’envisage ni ne tolère d’accommodement obtenu au rabais, ni dans le cas de la rupture conventionnelle [25], ni dans celui de la transaction [26].

Pour ce qui a trait à la rupture conventionnelle, l’employeur profitera de la jurisprudence actuelle : il est maintenant admis qu’une rupture conventionnelle puisse être, non seulement conclue postérieurement à un licenciement, mais conclue en se substituant totalement à lui [27] ; ce qui, de la sorte, permet à la rupture conventionnelle d’effacer, anéantir et se substituer, matériellement et juridiquement, au licenciement qui l’a précédée, privant, de facto, le salarié de tout recours ultérieur à l’endroit d’un licenciement n’ayant… jamais existé.

La transaction poursuivra le même objectif d’extinction des litiges et contestation ultérieurs mais au prix de difficultés qui lui sont propres - découlant de ses mise en œuvre, utilisation et rédaction - à l’image de la nécessaire existence : d’un litige avéré, de concessions réciproques obligatoirement négociées postérieurement au licenciement [28], de la licéité de son objet interdisant toute contrepartie accordée en échange d’une renonciation, par le salarié, au bénéfice de garanties d’ordre public [29].

Cela semble paradoxal, mais, aujourd’hui, l’employeur placé en situation délicate par l’annulation administrative, avérée ou même simplement crainte, d’un avis médical d’inaptitude sera « jurisprudentiellement » incité à rechercher son salut, non pas au prix d’un effort de reclassement ou d’une transaction difficilement élaborée, mais, tout simplement, grâce à une rupture conventionnelle idéalement positionnée dans le temps et, ne l’oublions pas, accompagnée de ce qu’il faut d’argent pour convaincre et sécuriser… .

Jean Louis Denier
Juriste d’entreprise - Juriste en droit social

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Notes de l'article:

[1Art. L. 1226-4 et 11 du Code du Travail.

[2Cass. Soc. 28 juin 2006, n° 04-47672.

[3Cass. Soc. 31 mai 2012, n° 11-10958 D et Cass. Soc. 27 mai 2009, n° 08-41010 D.

[4Cass. Soc. 12 mars 2008, n° 07-40039 : avis d’inaptitude rendu de suite par le médecin du travail au terme du premier examen - en dehors de toute situation de danger immédiat – et ceci sans réaction de l’employeur, lequel, à défaut d’avoir sollicité expressément un second examen auprès du médecin du travail, est dés lors considéré comme fautif.

[5Cass. Soc. 12 mars 2008 précité.

[6Cass. Soc. 21 mars 2007, n° 06-41678 D.

[7Sous condition : existence d’une difficulté ou d’un désaccord.

[8Cass Soc. 28 janvier 2004, n° 01-46442 et Cass Soc. 6 janvier 2010, n° 08-44177.

[9Cass. Soc. 9 octobre 2001, n° 98-46144 et Cass. Soc. 16 septembre 2009, n° 08-42212.

[10Cass. Soc. 10 novembre 2009, n° 08-42674.

[11Soc. 17 décembre 2014, n° 13-12277.

[12De sorte que le juge judiciaire n’a pas compétence matérielle pour annuler et réformer un avis médical d’inaptitude : Cass. Soc. 10 novembre 2009 précitée.

[13Cseil Etat 3 décembre 2003, n° 254000.

[14Cseil Etat 20 novembre 2009, n° 315965.

[15Cseil Etat 16 avril 2010, n° 326553.

[16Cass. Soc. 28 janvier 2010, n° 08-42702 D.

[17Cass. Soc. 28 avril 2011, n° 10-13775 D.

[18Cass. Soc. 8 avril 2004, n° 01-45693.

[19Réponse ministérielle AN, n° 30699, Jo du 10 février 2015.

[20Tiré de l’ouvrage « De la guerre ».

[21Tiré de l’ouvrage « Principes fondamentaux de stratégie militaire ».

[22Cass .soc. 3 février 2010, n° 08-44455.

[23Cseil Etat, 2 mai 2012, n° 351129.

[24C. App. Amiens, 11 janvier 2012 RG 11/00555 et C. App. Poitiers, ch. Soc., 28 mars 2012, n° 10/02441.

[25C. App. Poitiers précité.

[26Cass. soc. 28 novembre 2000, n° 98-43635 et C. App. Nancy, 30 juin 2011, n° 10/02933.

[27Cass. Soc. 3 mars 2015 n° 13-20.549.

[28Cass. soc. 9 juillet 2003, n° 01-41202 et Cass. soc. 8 juin 2011, n° 09-43221.

[29Cass. Soc. 18 juin 1996, n° 92-44729 et Cass. Civ. 2e ch. 1er juin 2011, n° 10-20178 BC.

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