Le développement récent et massif de l’intelligence artificielle (IA), principalement générative, à travers l’ensemble des secteurs d’activité engendre des transformations considérables des modèles économiques des entreprises.
En 2019, l’OCDE prévoyait qu’« au cours des 15 à 20 prochaines années, le développement de l’automatisation pourrait conduire à la disparition de 14% des emplois actuels, et 32% supplémentaires sont susceptibles d’être profondément transformés » [1].
Si, à l’heure actuelle, l’IA ne remplace pas le salarié, la rapidité des progrès accomplis par cette technologie rend nécessaire de s’interroger quant à l’évolution des modèles économiques.
D’ores et déjà, la question d’une tâche effectuée par un salarié mais qui pourrait l’être par une IA se pose : la possibilité de « remplacer » des salariés par des logiciels d’IA semble représenter pour certains dirigeants d’entreprise des promesses d’économies substantielles. A moyen terme, nombre d’entre eux seront confrontés à la nécessité de faire évoluer leur modèle en y intégrant l’IA afin de ne pas être distancés par leurs concurrents.
Cette évolution du modèle économique est-elle rendue possible par les textes applicables ? De quelle manière la législation permet-elle aux employeurs de procéder à des suppressions d’emplois en raison du développement de l’IA ?
Rappelons que le recours au licenciement économique, encadré par les articles L1233-1 et suivants du Code du travail, impose à l’employeur de justifier d’un motif économique avéré. Celui-ci peut notamment résulter de l’introduction de mutations technologiques.
La généralisation des systèmes d’intelligence artificielle (SIA) au sein des entreprises pourrait-elle justifier, voire banaliser, le recours au licenciement économique ?
L’impact des mutations technologiques sur l’emploi.
L’introduction de nouvelles technologies dans une entreprise constitue depuis longtemps une cause économique de licenciement, indépendamment de la situation financière de l’employeur [2].
Dans les années 90, de nombreux arrêts ont reconnu que l’informatisation constituait une mutation technologique justifiant la mise en place de licenciements pour motif économique [3].
De même, la Cour de cassation a également reconnu la validité de licenciements économiques motivés par l’apparition de « nouvelles technologies avaient entraîné la fabrication de produits nouveaux diminuant le travail de couture dans l’atelier de filage » [4] ; ou encore « l’adoption d’un procédé de fabrication par impression numérique, remplaçant le procédé existant d’impression sérigraphique » [5].
De manière plus spécifique, la Cour de cassation a reconnu que « la mise en œuvre d’un nouveau logiciel informatique » ayant « entraîné la suppression de la majeure partie des tâches jusque-là effectuées par la salariée » constituait une mutation technologique justifiant des licenciements économiques [6].
Cet arrêt préfigurait déjà les progrès susceptibles d’être accomplis par l’IA et leurs conséquences sur l’emploi des salariés.
Un précédent récent : Onclusive France.
En 2023, la société Onclusive France, spécialisée dans la veille médiatique et les relations publiques, a annoncé la suppression de 217 postes (sur 383) en raison de l’automatisation des tâches manuelles (approvisionnement presse, scan, découpe, saisie, etc.) et de l’intégration de nouveaux algorithmes modifiant ainsi ses prestations intellectuelles (analyse de contenu, synthèse) [7]. Il appartiendra le cas échéant à la juridiction prud’homale de trancher la validité du motif économique retenu par l’entreprise.
Plus récemment, à l’été 2024, la société Klarna avait annoncé 1 800 licenciements en raison de la généralisation de l’IA dans ses départements marketing et service client (elle semble désormais le regretter et s’apprêter à réembaucher).
En tout état de cause, ces exemples illustrent la transition en cours vers une automatisation massive de certaines tâches, impactant directement l’emploi.
La sauvegarde de la compétitivité comme autre justification ?
Au-delà de la mutation technologique, la sauvegarde de la compétitivité peut également être invoquée afin de justifier un licenciement économique.
C’est ce qu’avait notamment retenu la Cour de cassation dans une affaire concernant la société Les Pages Jaunes, qui avait réorganisé ses services pour opérer la transition entre les produits traditionnels (annuaire papier et minitel) et Internet [8].
Même en l’absence de difficultés économiques avérées, les employeurs peuvent procéder à une réorganisation entraînant des suppressions de postes lorsqu’ils démontrent que l’absence de réorganisation menacerait la sauvegarde de leur compétitivité.
Cette menace constitue - et constituera prochainement - une réelle source d’inquiétude pour bon nombre de dirigeants. Les secteurs d’activité dont les acteurs recourront massivement à l’IA se multiplieront (services, production, prestations intellectuelles et techniques, conseil). Parfois, la pérennité de certains services pourra également être en jeu. Les politiques de prix des entreprises seront nécessairement affectées par ces évolutions.
Ainsi, une entreprise confrontée à l’essor de l’IA et à une concurrence accrue pourrait valablement faire valoir ce motif à condition de pouvoir en justifier.
Les limites posées par l’obligation de formation et d’adaptation des salariés.
Rappelons que la validité du licenciement pour motif économique ne repose pas que sur le bien-fondé de son motif (difficultés économiques, mutations technologiques, menaces sur la sauvegarde de la compétitivité…).
Il appartient à l’employeur de tenter de reclasser un salarié avant de procéder à la suppression de son poste, et en amont de respecter son obligation d’adaptation des salariés à leur poste.
Ainsi, l’employeur doit former les salariés afin de les adapter aux emplois nouvellement créés [9].
S’agissant de l’IA, l’évolution technologique ne saurait être considérée comme un seul outil destiné à remplacer les salariés.
D’une part, les entreprises devront former des salariés afin de développer et entraîner les outils technologiques adaptés à leur activité.
D’autre part, les SIA permettront aux salariés en poste d’améliorer leur productivité. La nécessité de les former à ces outils en est d’autant plus importante.
Il est donc essentiel pour les entreprises d’intégrer l’IA dans leur plan de développement des compétences et dans leur gestion prévisionnelle des emplois et des compétences (GPEC) afin d’anticiper ces évolutions et limiter les suppressions de poste.
Conclusion : vers une normalisation du licenciement pour cause d’IA ?
Face au développement de l’intelligence artificielle, les acteurs publics légifèrent (adoption du EU Artificial Intelligence Act du 13 juin 2024 au niveau européen ; annonce de la création d’un institut public de surveillance de l’intelligence artificielle en France). Des gardes fous devront probablement être identifiés pour éviter un appel d’air massif avec un recours aux licenciements justifié trop systématiquement - et abusivement - par l’introduction de l’IA. Il appartiendra aux juridictions de vérifier la réalité des menaces pesant sur la concurrence, le bien-fondé de l’argument de la mutation technologique au regard de l’activité de la société, ou encore le respect par les employeurs de l’ensemble de leurs obligations. Le droit social s’apprête sans doute à vivre une période de turbulences.