« Les conventions légalement formées tiennent lieu de loi à ceux qui les ont faites ». Autrement dit, le contrat est loi des personnes physiques ou morales qui en sont parties. Ce postulat de base en droit des obligations, tel que mentionné à l’article 1134 du Code civil, se présente en fait comme un leurre : en réalité, derrière cette théorie se cache un concept bien plus complexe et délicat à mettre en œuvre. En témoigne la présente problématique où l’on se retrouve face à une intrusion des règles afférant aux échanges commerciaux privés dans le droit public des contrats.
Les CGV sont régies par l’article L. 441-6 du Code de commerce. Elles comprennent les conditions de vente, le barème des prix unitaires, les réductions de prix et les conditions de règlement. Ces CGV qui sont propres à chaque entreprise doivent être générales c’est-à-dire applicables uniformément à toute vente réalisée par l’opérateur économique. Toutefois, une entreprise peut établir des CGV différentes par catégorie d’acheteur (particuliers, grands comptes, etc.) et dispose de la possibilité de convenir avec un acheteur de conditions particulières de vente.
Dans le cadre d’un marché public, il n’est par nature pas possible de convenir de conditions particulières de vente dans la mesure où les clauses d’un CCAP (Cahier des clauses administratives particulières) s’apparentent plutôt à des conditions générales d’achat. D’où la contradiction qui s’opère parfois entre l’offre d’une entreprise contenant des CGV et les pièces du marché telles que rédigées par l’acheteur public. Et ce, sans oublier la jurisprudence à l’origine de l’existence des prérogatives de puissance publique qui dépeint totalement le contexte dans lequel s’inscrit la relation entre les opérateurs économiques et les acheteurs publics en dotant l’administration de pouvoirs auxquels elle ne peut pas renoncer : en effet, l’administration dispose d’un droit de contrôle et de direction du contrat et bénéficie non seulement à ce titre du pouvoir de vérifier la bonne exécution des prestations mais aussi de modifier le contrat de manière unilatérale ou encore de sanctionner le cocontractant sans recours au juge préalable.
Ces règles générales applicables aux contrats administratifs permettent donc à un acheteur public de prévoir librement toute possibilité de résiliation unilatérale par l’administration ou encore de fixer le taux des pénalités en cas de retard d’exécution du cocontractant.
Plusieurs litiges ont permis aux tribunaux administratifs de dégager quelques règles concernant ce bras de fer qui s’opère entre l’éventuelle application des CGV et les clauses administratives d’un marché public.
Les amorces jurisprudentielles autour de la notion « d’acceptation »
Les litiges concernant l’application des CGV dans les marchés publics sont peu nombreux, ce qui laisse subsister un certain doute ou du moins un certain malaise auprès des acheteurs. Les principaux éléments apportés sont concentrés autour du principe de l’acceptation des CGV par le pouvoir adjudicateur.
Sur la forme d’abord, pour pouvoir être opposables, les conditions de vente doivent être lisibles et apparaître clairement, comme constituant un élément de l’offre connu et accepté par le pouvoir adjudicateur avant la conclusion du marché [1]. Cette notion « d’acceptation par le pouvoir adjudicateur » revient également dans un jugement du Tribunal administratif (TA) de Toulon en 2009 [2].
Sur le fond, l’axe est davantage dirigé sur le consentement et le principe d’autonomie de la volonté de la personne publique. En effet, les juges exigent que les conditions générales de vente aient été communiquées conformément à l’article L. 441-6 du Code de commerce, faute de quoi leurs dispositions ne sont pas applicables en l’absence d’acceptation de la part du partenaire contractuel.
L’affaire Grenke Location : la continuité du service public au détriment des conséquences à long terme
Dans une affaire récente, cette notion « d’acceptation » a laissé place à celle de « loyauté contractuelle ». Dans un cas d’espèce opposant le MuCEM, alors Service à Compétence Nationale (SCN) du Ministère de la culture et de la communication, à la société Grenke Location, dans le cadre d’un marché de location de photocopieurs, la question s’est posée de savoir si la société était en droit de résilier le marché dans les conditions prévues par l’une des clauses de ses CGV alors que le marché ne prévoyait pas cette possibilité.
En première instance, le TA de Strasbourg [3] a condamné l’Etat à payer les indemnités dues au titulaire sur le fondement de la clause litigieuse des CGV. En appel, la Cour administrative d’appel (CAA) de Nancy [4] a écarté l’application des CGV, estimant que cette clause était divisible du reste du contrat et n’était ainsi pas « de nature à porter atteinte à la continuité du service public », ni à « l’ordre public ».
Le litige arrivant devant le Conseil d’Etat [5], celui-ci a tranché le débat de manière moins radicale avant de renvoyer l’affaire au fond devant la CAA de Nancy : les juges rappellent que « le cocontractant lié à une personne publique par un contrat administratif est tenu d’en assurer l’exécution, sauf en cas de force majeure, et ne peut notamment pas se prévaloir des manquements ou défaillances de l’administration pour se soustraire à ses propres obligations contractuelles ou prendre l’initiative de résilier unilatéralement le contrat ».
La nouveauté réside dans la possibilité pour les parties, dès lors qu’un contrat n’a pas pour objet l’exécution même d’un service public, de prévoir « les conditions auxquelles le cocontractant de la personne publique peut résilier le contrat en cas de méconnaissance par cette dernière de ses obligations contractuelles ». Dans une telle situation, « le cocontractant ne peut procéder à la résiliation sans avoir mis à même, au préalable, la personne publique de s’opposer à la rupture des relations contractuelles pour un motif d’intérêt général, tiré notamment des exigences du service public ».
Lorsqu’un motif d’intérêt général lui est opposé, le cocontractant doit alors poursuivre l’exécution du contrat. Un manquement de sa part à cette obligation serait de nature à entraîner la résiliation du contrat à ses torts exclusifs. Ce n’est qu’à ce moment-là que le cocontractant pourrait alors contester devant le juge le motif d’intérêt général qui lui est opposé afin d’obtenir la résiliation du contrat.
De retour devant les juges d’appel de Nancy [6], la Cour considère que la résiliation du contrat par le titulaire était régulière dans la mesure où les conditions jurisprudentielles posées par le CE en octobre 2014 sont, en l’espèce, remplies : en effet, le contrat ne concernant pas l’exécution même du service public, celui-ci pouvait donc prévoir une résiliation par le cocontractant du SCN dans le cas d’un manquement à ses obligations contractuelles. De surcroit, la société Grenke avait mis le SCN en demeure de payer les loyers. Autrement dit, le titulaire avait permis à la personne publique de s’opposer à la rupture des relations contractuelles.
En revanche, la Cour écarte l’application de l’article L. 132-1 du Code de la consommation concernant les clauses abusives entre professionnels et non-professionnels ou consommateur, en estimant qu’une telle clause n’a pas lieu d’être dans un marché public.
Cela semble signifier que si plusieurs conditions sont réunies, - à savoir l’existence d’un marché n’ayant pas pour objet l’exécution d’un service public, des CGV tacitement acceptées par l’acheteur public et un manquement à ses obligations de la part de la personne publique -, des conditions générales de vente établies par une société privée pourraient mettre à mal l’exécution d’un marché qui, sans porter sur l’exécution même d’un service public, peut néanmoins être d’une importance cruciale pour le donneur d’ordre public.
Par conséquent, l’acheteur public devra non seulement payer les indemnités de résiliation mais aussi supporter les frais de relance d’un nouveau marché passé en urgence et en subir les conséquences auprès des services prescripteurs utilisateurs du marché et surtout des citoyens, spectateurs et destinataires de l’action publique.
A titre d’exemple, si le titulaire d’un marché d’entretien d’espaces verts se retrouve dans la même situation que dans le cas d’espèce que celui soumis au Conseil d’Etat, cela signifie que le temps de la résiliation additionné au temps de relance d’un nouveau marché en procédure d’urgence, les espaces verts de la ville devront soit être entretenus en régie par des agents de la ville nouvellement recrutés pour l’occasion – ce qui suppose des frais supplémentaires -, soit être laissés à l’abandon au risque d’entrainer des conséquences désastreuses pour les espaces verts de la commune. Or, tant pour les élus que pour les habitants d’une commune, les espaces verts sont devenus un véritable enjeu sociétal puisqu’une ville moyenne dépense environ 5 millions d’euros par an pour la création et l’aménagement de ses espaces verts [7] et qu’une véritable politique existe en la matière (Label « Villes et Villages Fleuris », développement d’éco-cités[http://www.territoires.gouv.fr/les-ecocites], enjeux écologiques et environnementaux, etc.)
Il apparaît donc que cette nouvelle possibilité de résiliation mis en exergue par le Conseil d’Etat dans son arrêt du 8 octobre 2014 pourra être lourde de conséquences pour les collectivités dès lors que seront réunies les conditions présentées par la jurisprudence.
Dès lors, il convient de s’intéresser aux outils mis à disposition des acheteurs publics pour anticiper une telle situation, notamment aux possibilités qui s’offrent à lui lorsqu’un candidat dépose une offre au sein de laquelle se trouvent des CGV de l’entreprise allant à l’encontre des documents établis par l’acheteur public.
L’anticipation de l’acheteur public : un atout considérable
Plusieurs cas de figure peuvent être envisageables : un candidat peut fournir ses CGV en tant que feuilles volantes ou inclure ses CGV dans son mémoire technique ; il peut également les annexer à une pièce de l’offre. Enfin, les CGV peuvent également figurer au recto des documents imprimés par le candidat.
1. Les CGV du candidat sont inclues dans son mémoire technique
Il s’agit de la situation la plus délicate car susceptible d’engendrer des désaccords et des litiges en cours d’exécution du marché.
L’acheteur public peut se placer sur deux points de vue différents : soit il considère d’office que l’offre est irrégulière car les CGV comprennent des clauses allant à l’encontre de celles prévues par les pièces rédigées par l’acheteur public et il élimine cette offre ; soit il considère qu’eu égard à la hiérarchie des pièces contractuelles, peu importe le contenu de ces clauses dans la mesure où les chances de les voir s’appliquer seront quasi-nulles.
En effet, le postulat de base qu’il convient de garder à l’esprit est le rôle essentiel de la hiérarchie des pièces contractuelles. Ce sont les différents CCAG [8] pris par arrêtés du Ministère de l’économie, de l’industrie et de l’emploi en 2009, qui fixent la liste des pièces contractuelles et leur ordre de prévalence. A titre d’exemple, le CCAG Travaux place en tête des pièces contractuelles l’acte d’engagement et ses annexes éventuelles, suivi du CCAP et du calendrier d’exécution des travaux, etc. Chaque acheteur public dispose de la possibilité de déroger à l’application des CCAG afin d’adapter la liste des pièces contractuelles et leur ordre de prévalence. Classiquement, les acheteurs publics placent les documents contractuels les plus importants en haut de cette hiérarchie des pièces avec l’acte d’engagement, les pièces financières, le CCAP, le CCTP et plus loin derrière, les pièces techniques de l’offre fournies par l’entreprise dont le mémoire technique.
Ainsi, toutes les pièces placées au-dessus des pièces fournies par l’entreprise dans cette hiérarchie des documents contractuels seront applicables de plein droit en cas de litige ou de contradiction entre les documents. Cela écarte de fait l’application des CGV qui auraient été fournies par l’entreprise dans son offre ou inscrites au verso des documents qu’elle a remis dans son offre, tel le mémoire technique. La primauté des pièces contractuelles telles qu’établies par l’acheteur public permet donc de limiter les effets des CGV qui seraient contenues dans le mémoire technique du candidat.
2. Les CGV du candidat sont annexées à une pièce contractuelle de l’offre
Avant toute chose, il convient de rappeler que les candidats ne sont pas tenus d’amender les pièces de la consultation fournies par l’acheteur public notamment dans le cadre des procédures formalisées, sauf indication contraire. Cet élément est d’ailleurs communément rappelé dans le règlement de la consultation.
Si le marché est passé selon une procédure formalisée, il faut garder à l’esprit que la modification par un candidat d’un document du dossier de consultation reviendrait en réalité à instaurer une négociation au sens de l’article 59-I du Code des marchés publics. Dans ce cas, l’offre devra être rejetée dès lors qu’une des clauses des CGV viendra contredire une clause rédigée par l’acheteur public ou ira à l’encontre d’un principe général du droit tel que la continuité du service public ; ce qui ne serait alors pas conforme à l’article 35-I du Code des marchés publics.
Néanmoins, l’acheteur doit faire preuve de vigilance et de cohérence en ayant une réflexion au cas par cas sur les avantages et inconvénients d’un tel rejet : l’acheteur doit se poser la question de savoir si la ou les clauses litigieuse(s) des CGV qui vont à l’encontre des pièces contractuelles du marché s’applique(nt) réellement à son contrat. Autrement dit, l’acheteur devra peser le pour et le contre avant de considérer comme irrégulière une offre compétitive qui contiendrait des CGV et surtout, l’acheteur devra se demander si ces CGV auront un réel impact lors de l’exécution du marché. Concrètement, si l’acheteur découvre dans l’offre du candidat une CGV qui imposerait par exemple un formalisme différent que celui prévu au CCAP pour la fourniture de livrables, aurait-elle des chances de s’appliquer quand bien même ce marché ne comporterait qu’une part minime de prestation de fourniture ? Une telle décision est alors propre à chaque acheteur et à chaque collectivité.
Enfin, l’acheteur devra vérifier à quelle pièce contractuelle ces CGV sont annexées et s’il s’agit d’une pièce prédominante dans la hiérarchie des pièces contractuelles.
3. Les CGV sont fournies sur une feuille volante
Dans cette hypothèse, le candidat ne porte pas atteinte aux règles fixées par l’acheteur public. Il fournit simplement une pièce supplémentaire non requise lors du dépôt de son offre. Cette pièce qui n’est a priori pas inclue dans la liste des pièces contractuelles n’aura pas vocation à s’appliquer. Toutefois, dans le cas où la liste des pièces contractuelles mentionnerait un terme vague comme « l’offre technique du candidat » qui pourrait à l’extrême inclure toute pièce fournie par le candidat, il conviendrait d’appliquer à nouveau le principe de la hiérarchie des pièces.
4. Les CGV se trouvent au dos des documents imprimés par le candidat
En procédure adaptée, la balle est dans le camp de l’acheteur. Soit l’acheteur prévoit dans le règlement de la consultation qu’il ne négociera pas et on retrouve alors les mêmes problématiques qu’en procédure formalisée, soit la négociation est prévue par l’acheteur et dans ce cas, la négociation peut être utilisée pour régulariser l’offre du candidat [9] et échanger directement avec lui de l’application de ces CGV.
La difficulté issue de l’application combinée des CGV et clauses d’un marché public n’est toujours pas résolue par la jurisprudence quand bien même l’arrêt du Conseil d’Etat d’octobre 2014 - et les jugements de tribunaux administratifs dans une moindre mesure - apportent une première piste aux acheteurs publics. Il revient donc à ces derniers de prendre toutes les précautions nécessaires dès la phase de rédaction des pièces contractuelles afin de se prémunir contre tout risque de litiges entre CGV et clauses du marché public notamment lors de la phase d’exécution du marché.