I. Les règles de Latran III (1179).
La règle posée par le troisième concile de Latran est simple : « 1. Si, dans l’élection d’un pape, les cardinaux ne se trouvent pas d’un sentiment unanime, on reconnaîtra pour pape celui qui aura les deux tiers des voix » (Dictionnaire universel et complet des conciles, tome I, col. 1053, article « Latran (Concile général de) »). Cette règle a été reprise par la suite et conservée, jusqu’à la possibilité de dérogation introduite en 1996.
II. Universi Dominici Gregis (1996).
Saint Jean-Paul II promulgua un texte réformant la désignation du Pape [1].
D’abord, il ne retient que le seul mode d’élection par l’ensemble des cardinaux électeurs eux-mêmes (per scrutinium), écartant les deux autres modes théoriquement prévus, à savoir les modes quasi ex inspiratione et l’élection per compromissum, mais qui dans les faits n’étaient pas ou plus utilisés depuis longtemps.
Ensuite, il introduit une dérogation au seuil des deux tiers : « 75. S’il n’y a pas de résultat aux opérations de vote, bien que la procédure ait été observée comme il est prescrit au numéro précédent, les Cardinaux électeurs seront invités par le Camerlingue à exprimer leur avis sur la manière de procéder, et l’on procédera suivant ce que la majorité absolue d’entre eux aura décidé.
Cependant, on ne pourra renoncer à la nécessité de parvenir à une élection valide, soit à la majorité absolue des suffrages, soit par un scrutin portant sur deux noms seulement, ceux qui, dans le scrutin qui précède immédiatement, ont obtenu le plus grand nombre de voix, étant également requise dans cette seconde hypothèse la seule majorité absolue ».
Ainsi, il décidait, en cas d’un certain nombre de tours infructueux, d’ouvrir la possibilité d’une certaine innovation (« l’on procédera suivant ce que la majorité absolue d’entre eux (les Cardinaux électeurs) aura décidé »), mais surtout, préconisait une élection papale avec un scrutin où les électeurs n’auraient plus le choix qu’entre deux candidats, ceux qui ont obtenu le plus grand nombre de voix, avec un Pape élu à la majorité absolue (50%, contre les deux tiers auparavant).
Cette mesure permet de régler le scrutin en un seul tour : avec deux candidats et une majorité absolue pour être élu, il y a nécessairement un vainqueur, sauf égalité parfaite, et ce dernier cas, d’une probabilité très faible, est réglé rapidement, puisqu’il suffit, au tour suivant, qu’un électeur s’abstienne ou décide de changer de vote.
Remarquons en passant que, comme le vote des cardinaux électeurs est désormais secret, et que donc nul ne peut contrôler si un cardinal décide de voter pour lui, s’il y a deux cardinaux A et B, 117 cardinaux électeurs outre A et B, et que ces 117 cardinaux se répartissent entre 59 cardinaux favorables à A et 58 cardinaux favorables à B, en toute logique, A doit être élu (A n’ayant pas le droit de voter pour lui et devant ne pas voter pour un autre cardinal qu’A ou B, il vote nécessairement pour B ; et de même B vote nécessairement pour A) ; mais que si B décide de voter pour lui, il remporte le scrutin, avec 60 voix contre 59 pour son concurrent.
Remarquons aussi - bien que ce soit de l’ordre du détail - que le texte ne précise nulle part comment on définit les deux cardinaux ayant obtenu le plus de voix s’il y a deux cardinaux deuxième exæquo (ex. : X avec 60 voix, Y et Z avec 50, et le reste des cardinaux avec strictement moins que 50 voix).
III. Normas nonnullas (2013).
Benoît XVI modifia [2] la constitution Universi Dominici Gregis en réécrivant notamment le paragraphe n°75. « Si les scrutins indiqués aux nn. 72, 73 et 74 de la Constitution susmentionnée n’ont pas donné de résultat, qu’une journée soit consacrée à la prière, à la réflexion et au dialogue ; puis, dans les scrutins qui suivent, en conservant les dispositions fixées au n. 74 de la même Constitution, auront voix passive seuls les deux Cardinaux qui ont obtenu le plus grand nombre de suffrages dans le scrutin précédent. On ne s’écartera pas de la règle selon laquelle, même pour ces scrutins, est exigée pour la validité de l’élection la majorité qualifiée d’au moins deux tiers des suffrages des Cardinaux présents et votants. Dans ces scrutins, les deux noms qui ont voix passive n’ont pas de voix active ».
Ainsi, Benoît XVI procède à plusieurs modifications.
Il supprime la possibilité de consultation des cardinaux sur la meilleure manière de procéder.
Il garde l’idée d’un scrutin où les cardinaux peuvent voter seulement pour un des deux cardinaux ayant obtenu le plus de voix dans le scrutin précédent, mais opère deux changements.
D’abord, il règle le cas où un des deux cardinaux arrivés en tête aurait l’idée de voter pour lui, en le privant de son droit de vote.
Mais surtout, surtout, il rétablit le seuil des deux tiers pour être élu.
IV. Le risque de blocage.
On le voit, tous les éléments pour un blocage sont présents.
Supposons que, à l’ultime tour avant de rentrer dans le cadre du paragraphe n°75, les deux candidats arrivés en tête soient d’un profil totalement opposé, par exemple un conservateur tendance réactionnaire contre un libéral progressiste tendance moderniste. Les cardinaux ne peuvent donc plus voter que pour eux deux. Que se passe-t-il si les cardinaux se partagent en deux camps d’une taille à peu près égale entre ces deux candidats ?
D’une part, le seuil des deux tiers est impératif, il n’y a plus de possibilité d’avoir un pape élu à la majorité absolue.
D’autre part, le fait que seuls les deux candidats arrivés en tête aient voix passive empêche toute possibilité de trouver un candidat de compromis, alors que c’est ce qui s’était passé lors du second conclave de 1978 : les cardinaux Siri, conservateur, et Benelli, libéral, n’ayant pas réussi à obtenir les deux tiers des voix, ce fut un certain Karol Wojtyla qui fut élu et siégea sous le nom de Jean-Paul II. Ici, c’est absolument impossible.
V. Examen des possibles solutions.
Y-a-t-il des solutions possibles ?
Certes, un des « camps », par exemple celui qui serait minoritaire, pourrait décider de voter pour le candidat arrivé en tête et ayant remporté la majorité absolue des suffrages, quoique pas à hauteur des deux tiers.
Cela poserait néanmoins plusieurs problèmes.
D’abord, ce serait contraire à l’idée de la réforme de Benoît XVI qui voulait que le Pape fût élu, non à la majorité absolue, mais aux deux tiers. Si le camp minoritaire avalise systématiquement et directement le candidat qui est majoritaire, cela revient grosso modo à élire le Pape à la majorité absolue à 50% et non aux deux tiers.
Ensuite, ce serait contraire au choix que doivent poser en conscience les cardinaux électeurs. Jean-Paul II demande ainsi instamment, au n°83, aux cardinaux électeurs « qu’ils donnent leur voix à celui qu’ils auront jugé plus capable que les autres ». Ainsi, si un cardinal estimait que X était plus capable que Y, pourrait-il néanmoins voter pour Y au seul et unique motif qu’Y a obtenu plus de voix que X ?
Enfin, les cardinaux seraient-ils prêts à faire ce genre de choses ? Si les deux profils sont radicalement opposés et que les passions sont vives, un bon nombre de cardinaux peut estimer en conscience qu’il serait inacceptable pour eux de voter pour un candidat qu’ils n’apprécient pas du tout et qu’ils verraient comme un danger potentiel à la tête de l’Eglise, et le changement de vote de cardinaux médian, à peu près « au milieu » de ces deux profils, peut être insuffisant à assurer une majorité des deux tiers pour l’un et l’autre.
Pourrait-on alors changer les règles d’élection ? Par exemple, les cardinaux pourraient-ils alors décider de s’affranchir du seuil des deux tiers (mais quelles protestations alors dans le camp minoritaire !) ou alors de s’autoriser à voter néanmoins pour un autre candidat que l’un de ceux arrivés en tête au dernier tour avant l’application des règles prévues au paragraphe n°75 ?
Le texte l’interdit expressément, et la sanction est la nullité.
Le paragraphe n°2 interdit aux cardinaux, lors de la vacance du siège, la gestion des affaires qui « concernent les normes pour l’élection du nouveau Pontife suivant les dispositions de la présente Constitution ».
Paragraphe n°4 : « 4. Durant la vacance du Siège apostolique, on ne peut en aucune façon corriger ni modifier les lois promulguées par les Pontifes Romains, ni leur ajouter ni leur retrancher quelque chose, ni en dispenser même partiellement, surtout en ce qui concerne les règles pour l’élection du Souverain Pontife. De plus, s’il se produisait éventuellement que quelque chose soit fait ou tenté contre cette prescription, de par ma suprême autorité, je le déclare nul et non avenu ».
L’acte d’élection est exclu de toute interprétation : « 5. S’il surgissait des doutes sur les prescriptions contenues dans la présente Constitution, ou sur la façon de les mettre en œuvre, je dispose formellement que tout pouvoir d’émettre un jugement en ce domaine appartient au Collège des Cardinaux, auquel j’attribue donc la faculté d’en interpréter les points douteux ou controversés, établissant que, s’il faut délibérer sur ces questions et sur d’autres semblables, excepté l’acte de l’élection, il suffira que la majorité des Cardinaux réunis s’accorde sur la même opinion ». Au demeurant, le texte est parfaitement clair et la règle des deux tiers et du fait que l’on ne pourra que voter pour les deux candidats arrivés en tête n’est pas un point douteux.
Chaque cardinal jure sur l’Evangile d’observer la Constitution : « Nous, Cardinaux de la Sainte Église Romaine, dans l’ordre des Évêques, des Prêtres et des Diacres, promettons, nous déclarons obligés et jurons, tous et chacun, d’observer exactement et fidèlement toutes les normes contenues dans la Constitution apostolique Universi Dominici Gregis du Souverain Pontife Jean-Paul II » [3]. Néanmoins, pourrait-on chicaner en faisant observer que le texte du serment n’a pas été modifié par Benoît XVI et donc que la « Constitution apostolique Universi Dominici Gregis du Souverain Pontife Jean-Paul II » ne vise que le texte initial de 1996 et pas les réformes de Benoît XVI ? Ce raisonnement, qui mépriserait alors les réformes très claires de Benoît XVI, serait plein de captiosité.
Enfin, la partie « Promulgation » est très claire aussi :
« Par conséquent, après de mûres considérations et poussé par l’exemple de mes Prédécesseurs, j’établis et je prescris ces normes, décidant que personne ne doit oser s’opposer à la présente Constitution et à ce qu’elle contient pour quelque raison que ce soit. Elle doit être inviolablement observée par tous, nonobstant toutes choses contraires, mêmes dignes de mention très spéciale. Qu’elle soit publiée et obtienne ses effets pleins et intégraux, et qu’elle serve de guide à tous ceux à qui elle se réfère.
Je déclare en même temps abrogées, comme il a été établi plus haut, toutes les Constitutions et les dispositions prises à ce sujet par les Pontifes romains, et, en même temps, je déclare nul et non avenu ce qui, par quiconque, quelle que soit son autorité, consciemment ou inconsciemment, sera tenté en opposition à cette Constitution ».
VI. Conclusion.
Au-delà du risque de répartition des voix, inhérent à toute élection, l’abrogation partielle, par Benoît XVI, de la réforme de saint Jean-Paul II a créé un risque tout particulier de blocage de l’élection papale, les cardinaux-électeurs étant pris dans les impératifs du seuil des 2/3 et de l’obligation de choisir uniquement entre deux candidats.
Si les catholiques se diront que la Providence n’abandonnera pas son Eglise en la laissant sans Pasteur suprême, on pourrait néanmoins répondre par l’adage « Aide-toi, et le Ciel t’aidera » et se dire que la réforme des règles de l’élection du pape pourrait bien être le chantier le plus important et le plus urgent à mener à bien pour le nouvel élu… s’il y en a un.