Chacun se souvient de l’arrêt Boot shop, ou Myr’ho, du 6 octobre 2006 (n° de pourvoi 05-13.255) qui avait posé le principe selon lequel, le tiers au contrat peut invoquer sur le fondement de la responsabilité délictuelle, un manquement contractuel dès lors que ce dernier lui a causé un dommage.
Ce principe, critiqué dès l’origine par une grande partie de la doctrine et des praticiens considérant qu’il mettait à néant la relativité des contrats, avait semblé connaître quelques aménagements sous l’égide notamment de la 3ème Chambre civile et de la Chambre commerciale.
Il était ainsi parfois jugé que le tiers au contrat devait, pour engager la responsabilité du contractant, démontrer en quoi le manquement contractuel invoqué constituait également une faute délictuelle à son égard [1].
Surtout, la 3ème Chambre refusait d’intégrer dans la notion de manquement contractuel susceptible d’entraîner une responsabilité vis-à-vis des tiers, le manquement à une obligation de résultat [2].
Cette résistance de la 3ème Chambre s’explique, de notre point de vue de praticien, par l’importance de l’obligation de résultat en matière de louage d’ouvrage ; si tout constructeur se trouve soumis aux recours des tiers indépendamment de toute notion de faute, il est à craindre une augmentation importante du contentieux.
Pour autant, la divergence entre les différentes chambres de la Cour de cassation nécessitait une clarification, et ce d’autant que dans le même temps :
La réforme du droit des contrats résultant de l’ordonnance du 10 février 2016 n’a pas bouleversé le régime de l’effet du contrat aux tiers, qui demeurent libres de l’invoquer à titre de preuve sans pour autant que le contrat leur soit « opposable »,
Le projet de réforme de la responsabilité civile n’a pas encore tranché la question de savoir si les tiers de façon générale, ou seulement les tiers intéressés, pourront et dans quelles conditions, se prévaloir de la faute contractuelle [3].
L’occasion de cette clarification est survenue lorsque la Cour d’appel de Saint-Denis, par un arrêt du 5 avril 2017, a débouté un assureur de son action subrogatoire contre un tiers au contrat de son assuré.
Le litige faisait suite à un incendie dans les locaux d’un fournisseur d’énergie (la Compagnie Thermique), qui avait entravé l’exploitation d’une usine (Bois Rouge) ; la société exploitant cette usine était liée à une autre société (Société Sucrière) par le biais d’une convention d’assistance mutuelle, aux termes de laquelle cette dernière société devait la substituer en cas d’arrêt d’exploitation.
L’assureur de la Société Sucrière a indemnisé son assurée au titre de ses pertes d’exploitation, avant d’exercer son recours dans le cadre d’une action subrogatoire, à l’encontre de la société Bois Rouge et de la Compagnie Thermique.
A l’encontre de la société Bois Rouge l’action de l’assureur était de nature contractuelle, comme découlant des droits de son assurée la Société Sucrière.
A l’encontre en revanche de la Compagnie Thermique, tiers au contrat entre les deux sociétés exploitantes, l’action était de nature délictuelle.
La Cour d’appel a rejeté les deux recours, considérant que :
Le recours contractuel se heurtait à une renonciation à recours découlant du contrat ;
L’action délictuelle ne pouvait prospérer dès lors que n’était établie aucune faute de la Compagnie Thermique à l’origine du préjudice, l’arrêt d’exploitation ayant été causé par un incendie dont la cause était indéterminée.
L’assureur a formé un pourvoi à l’encontre de cet arrêt, soutenant que le manquement de la Compagnie thermique à son obligation de fourniture d’énergie était de nature à engager la responsabilité de cette entité vis-à-vis des tiers.
La question posée à la Cour de cassation était donc la suivante : le tiers au contrat peut-il sur un fondement délictuel, invoquer le manquement à une obligation contractuelle qui lui cause un dommage, même lorsque ce manquement n’est pas fautif ?
Saisie du recours, la Chambre commerciale a sollicité la réunion d’une Assemblée plénière, ce qui a donné lieu à l’arrêt du 13 janvier 2020.
Par cet arrêt rendu selon la nouvelle forme adoptée par la Cour de cassation (c’est-à-dire sans « Attendus »), l’Assemblée plénière casse l’arrêt d’appel et pose le principe suivant :
« En statuant ainsi, alors que le tiers à un contrat peut invoquer, sur le fondement de la responsabilité délictuelle, un manquement contractuel dès lors que ce manquement lui a causé un dommage, la Cour d’appel, qui a constaté la défaillance de la Compagnie thermique dans l’exécution de son contrat de fourniture d’énergie à l’usine de Bois Rouge et le dommage qui en était résulté pour la société Sucrière victime de l’arrêt de cette usine, n’a pas tiré les conséquences légales de ses propres constatations ».
Autrement dit, la réponse de la Cour de cassation à la question posée est affirmative et la responsabilité du contractant est consacrée, même en l’absence de faute au sens traditionnel du terme.
Il est intéressant de noter que cette décision va à l’encontre de l’avis donné par l’Avocat général, dont les conclusions préconisaient un rejet du pourvoi et l’abandon de la jurisprudence Boot shop [4].
Dans sa note explicative jointe à l’arrêt, la Cour de cassation justifie sa décision en faveur « d’une solution répondant aux attentes des tiers qui, victimes d’une inexécution ou d’une mauvaise exécution contractuelle, sont susceptibles, en l’absence de méconnaissance par le contractant poursuivi d’une obligation générale de prudence ou de diligence ou du devoir général de ne pas nuire à autrui, d’être privés de toute indemnisation de leur dommage ».
Cette analyse confirme la tendance déjà observée, qui consiste à gommer la définition classique de la faute et à l’étendre hors de ses limites, dans l’intérêt des victimes.
C’est ce qui explique qu’une obligation de résultat, par essence inscrite dans le contrat et découlant uniquement de l’accord des parties, se transforme ainsi en obligation générale susceptible d’être invoquée par autrui.
S’il n’est pas tempéré, un tel principe pourrait avoir pour conséquence une réelle imprévisibilité pour les parties, des conséquences de leurs engagements contractuels.
La Cour de cassation réaffirme cependant à cet égard, comme elle l’avait déjà fait en 2006, l’importance de la notion de causalité, qui devient ainsi le seul critère pertinent pour apprécier le bien-fondé d’un recours :
« En réalité, l’arrêt rendu subordonne le succès de l’action en indemnisation du tiers à la preuve du lien de causalité qu’il incombe à celui-ci de rapporter entre le manquement contractuel qu’il demande de reconnaître et le préjudice dont il justifie ».
Il est désormais clairement jugé que la distinction entre l’action en responsabilité contractuelle et délictuelle ne repose plus sur le fait générateur, qu’il soit fautif ou non, mais uniquement sur la démonstration d’un lien causalité direct et certain, qui de ce fait, doit se trouver au centre des débats judiciaires.
Il sera intéressant de voir si la solution ainsi donnée par la Cour de cassation, apparemment dictée par un souci de simplification et d’efficacité, sera reprise par le législateur dans le cadre de la réforme du droit de la responsabilité civile.