Les rapports des syndicats de la magistrature se suivent et se ressemblent : avant même la Covid, les magistrats français se déclaraient au bord de la crise de nerfs, travaillant en moyenne 10h par jour et à 25% tous les week-ends.
Près d’un quart (23,7%) des magistrats travaillent tous les week-ends, et 41% au moins un week-end par mois.
Cette surcharge de travail presque permanente a des conséquences sur la qualité des décisions rendues, selon les magistrats eux-mêmes. 78,24% des magistrats interrogés estiment que la charge de travail a un impact sur la qualité du travail. "J’ai parfois l’impression de faire du travail à la chaîne", regrette un vice-procureur. "Il faut tenir un certain rythme, ce qui implique de survoler certains dossiers" reconnaît un juge.
- Marie Potel
Dans ce contexte, certaines juridictions françaises affirment ne pas lire les conclusions au-delà de 20 ou 30 pages. Tout simplement parce que les magistrats ne peuvent pas faire autrement.
Or, Dominique Ashby, experte en neurosciences rappelle que « le stress et la surcharge d’informations ont des effets très néfastes sur le cerveau des humains : affectation des filtres affectifs du cerveau, limitation des flux d’informations vers les réseaux cognitifs, fin d’un processus d’apprentissage ». En d’autres termes, la surcharge d’informations nuit à l’efficacité de la justice.
C’est ce sur quoi nous avons travaillé dans plusieurs affaires contentieuses, en étroite collaboration avec de grands cabinets d’affaires.
Notre méthode : le centrage utilisateurs. Il s’agit d’appliquer le design en tant que méthode de conception : qui sont les utilisateurs des conclusions, quels sont leurs besoins, leurs attentes, leurs frustrations et quel est leur parcours utilisateurs face à des conclusions (en l’occurrence, dans une action de groupe qui suppose un très gros volume de pièces) ?
Cette démarche permet d’identifier à la fois les difficultés principales des magistrats, de les prioriser, mais aussi de définir des territoires d’opportunité.
En l’occurrence, dans des actions de groupe, de surcroît dans un domaine technique qui n’est pas toujours maitrisé, les points de friction principaux des magistrats étaient les suivants :
Surcharge d’information ;
Charge de travail pouvant nuire à la qualité de l’analyse ;
Gros volume de preuves et difficulté à naviguer parmi les éléments de preuve ;
Complexité technique de certains aspects du dossier.
L’application du centrage utilisateurs nous a conduit à traiter un à un ces points de friction dans le design des conclusions elles-mêmes, en respectant bien sûr les contraintes de format (« design sous Word », joli challenge technique relevé par nos développeurs qui parviennent à stabiliser les éléments graphiques tout en conservant le caractère totalement éditable des conclusions), de taille maximum du document, d’impression sur des imprimantes variées, potentiellement en N&B…
Sur la base de plusieurs études de neurosciences ayant identifié des techniques de design qui maximisent engagement et compréhension, nous avons inséré des éléments de structure et de graphisme dans les conclusions, destinés à redonner de « l’oxygène mental » et à apporter de la clarté.
Inséré des éléments de structure et de graphisme dans les conclusions, destinés à redonner de « l’oxygène mental » et à apporter de la clarté.
Par exemple, un fil d’Ariane facilite la navigation au sein des conclusions, une ligne du temps visualise les moments-clés de la procédure, des liens cliquables renvoient vers les éléments de preuve, une data visualisation met en avant les faiblesses de l’argumentation de la partie adverse.
Le centrage utilisateurs suppose une démarche itérative : nous testons tous nos prototypes à l’aide de notre lab de user testing, créé en partenariat avec Mathilde da Rocha, PhD en neurosciences cognitives, pour les améliorer. Notre lab nous permet d’évaluer tous nos livrables à partir de méthodes largement reconnues scientifiquement telles que les principes heuristiques de Bastien & Scapin, ou la norme ISO 9241-210 2019. Notre lab analyse notamment
L’acceptabilité et l’acceptation, c’est à dire le « degré d’intégration et d’appropriation d’un objet dans un contexte d’usage ».
L’utilisabilité : « un produit est dit utilisable lorsqu’il peut être utilisé avec efficacité (atteindre son but), efficience (atteindre son but avec le minimum d’effort et de temps) et satisfaction (ressenti global de l’utilisation) par les utilisateurs. »
Il n’est évidemment pas possible de tester ces nouvelles formes de conclusions auprès de magistrats eux-mêmes en dehors d’une procédure. Alors comment savoir ce qu’en pensent les magistrats ? Plusieurs se sont exprimés lors des Rendez-vous des Transformations du Droit et ont indiqué pratiquer eux-mêmes le legal design dans leurs jugements pour les courriers adressés aux justiciables – à suivre !
Nous travaillons par ailleurs avec l’ENM sur la mise en œuvre du legal design dans l’ingénierie pédagogique de la formation continue des magistrats, avec des retours très encourageants, tant sur le design que sur le langage clair. Anne-Cécile Soulard, magistrate, coordonnatrice de formation en charge de la formation des juges consulaires au sein de l’ENM : « Nous pratiquons depuis longtemps le langage juridique clair, au titre du centrage sur chacun de nos publics parmi les magistrats, avec le souci constant de préserver l’exactitude juridique tout en assurant la clarté des messages ».
A l’heure où nous écrivons ces lignes, nous venons d’être sollicités pour designer des conclusions devant la Cour de Justice, en particulier pour visualiser des concepts économiques complexes en droit de la concurrence.
Exemple de conclusions "revues et corrigées" par Amurabi.
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