1. La réalisation d’apports en société : les apports numériques.
Typologies d’apports en société. En droit français, la manifestation de l’entrée en société des associés est représentée par un apport en bien ou en industrie [3], en échange de parts sociales, qui leur permettent de contribuer au fonctionnement de la société, en exerçant par exemple leur droit de vote au cours d’une assemblée générale [4].
Définitions. L’apport en industrie se manifeste par le fait d’exercer une force de travail ou une prestation pour la société, ou encore de mettre ses compétences particulières à son profit. L’apport en bien(s) peut être de deux types : soit en numéraire (en somme d’argent), soit en nature (tout autre bien qu’une somme d’argent) [5].
Similarités. La technologie DAO [6] prévoit également un système d’adhésion de ses membres qui « contribuent par jetons [7] liquidités ou autre preuve de travail » [8]. Ainsi, l’apport en jetons correspondrait à l’apport de biens en nature, l’adhésion par liquidités se comprendrait comme l’apport de biens en numéraire et celui de la preuve de travail représenterait l’apport en industrie. Il serait primordial de caractériser la preuve de travail en apport en industrie, et non comme un simple apport de savoir-faire, qui ne confère aucune part sociale [9].
Preuve de travail. La DAO Aragon affirme sur son site internet que les développeurs web ne rencontrent aucune difficulté à entrer dans une DAO, et utilise la notion de mise en commun des compétences de chacun afin de « contribuer et ajouter de la valeur » [10]. Ces allégations sont d’ailleurs confirmées par le site internet Blockchain France qui soutient la mise en place de tout un tas d’outils afin de faire fonctionner une DAO « de manière efficace et sécurisée » [11]. Les codeurs, qui apportent leurs compétences, réalisent donc un apport en industrie. Il serait sans doute nécessaire de se pencher sur le statut des codeurs de smart contracts et de blockchain, en se demandant s’ils ne mettraient pas aussi en commun leur preuve de travail, car le smart contract auto-exécute les règles mises en place par la DAO, le tout fonctionnant en réseau blockchain [12] Il faudra être attentif sur le fait que certains types de sociétés interdisent l’apport en industrie [13].
Liquidités. Définie dans le langage courant comme une somme d’argent dont on peut librement disposer, cette notion aurait pu englober d’autres concepts, comme celui de cryptomonnaie, monnaie numérique circulant sur le réseau blockchain.
Alors que les utilisateurs considèrent qu’il s’agit d’une véritable monnaie ayant cours légal - au même titre que l’euro [14] par exemple - tel n’est pas la position adoptée par le droit français, représenté par la Doctrine de l’administration fiscale [15] et par le juge administratif [16] qui considèrent qu’ils relèvent de la catégorie des biens meubles incorporels [17]. L’apport en cryptomonnaie n’est ainsi pas prohibé, mais sera simplement considéré comme un apport en nature.
Jetons. La distinction faite entre l’adhésion en liquidités et l’adhésion en jetons permet de qualifier ces derniers comme des biens en nature. Les jetons sont dotés d’une grande valeur [18] et « servent à représenter le capital de la DAO, et sont également utilisés pour voter sur les décisions prises par celle-ci » [19]. La DAO Aragon ne distingue pas selon que le jeton soit de la monnaie ou un bien en considérant qu’il peut être l’un ou l’autre : « Ce sont des actifs fongibles (interchangeables) qui peuvent être utilisés comme monnaie ou en échange de services spécifiques sur Internet ». Si l’adhésion par jetons dans les DAO existent depuis au moins 2015 [20], le droit français s’en est rapidement emparé en 2019 [21] en lui donnant une définition légale plus tranchée : il s’agit de
« tout bien incorporel représentant sous forme numériques des droits pouvant être émis, inscrits, conservés ou transférés au moyen d’un dispositif d’enregistrement électronique partagé permettant d’identifier son propriétaire ».
L’Autorité française des marchés financiers (AMF) distingue plusieurs types de jetons qu’il serait possible de transposer dans le langage codifié par Ethereum, notamment les jetons offrant des droits politiques ou financiers, qu’elle qualifie d’instruments financiers [22]. Cette position a également été retenue par la US Securities and Exchange Communities, qui apprécie les jetons comme des valeurs mobilières [23]. Ainsi, une personne souhaitant entrer en société en réalisant un apport en bien numérique, pourra le faire au moyen d’une souscription de jetons ou de cryptomonnaie.
Conclusion. La nouvelle technologie DAO, issue de l’intelligence artificielle semble non seulement parfaitement s’insérer dans le paysage juridique français, mais encore prévoir d’autres possibilités d’entrer en société par la souscription d’apports numériques.
Transition. La dernière condition de validité du contrat de société prête davantage à discussion.
2. Un affectio societatis 3.0.
Affectio societatis. Elle prend en compte différents paramètres, tels que la volonté de collaborer, l’égalité entre associés, le partage des bénéfices, la contribution aux pertes et l’intérêt pour les affaires sociales.
2.1. Une volonté de collaborer à un projet commun.
Précisions. D’après une décision récemment rendue par la Cour de cassation, la volonté de collaborer s’apprécie dans l’entente des coassociés sur l’objet social et sur leur collaboration à la poursuite d’une œuvre commune [24].
Projet commun. Le site de la blockchain Ethereum met en avant un des avantages majeurs de la technologie DAO, qui permet à ses membres de travailler avec des personnes partageant les mêmes idées dans le monde entier [25]. La DAO Aragon ajoute que c’est « une communauté en ligne qui contrôle conjointement un portefeuille de crypto-monnaie pour poursuivre des objectifs communs, tels que la gestion d’une entreprise ou d’un organisme de bienfaisance » [26]. Elle se vante d’ailleurs du nombre de projets réalisés : « Jusqu’à présent, l’équipe a exécuté 30 votes pour investir plus de 1 million de dollars dans des projets tels que amplify.art [27] » [28].
Entente entre associés. L’entente entre les membres est favorisée par la tenue de « conversations informelles […] sur des forums de discussions tels que Discord ou Telegram et de plateformes de signalisation de vote plus formelles telles que Aragon Voice ou Snapshot » [29].
Conclusion. Cette condition semble donc être directement transposable.
2.2. Une égalité entre associés.
Concept en droit français. La loi [30] et la jurisprudence [31] estiment que l’égalité entre associés est une notion primordiale pour qualifier l’affectio societatis.
Critique. Il serait toutefois légitime de se questionner sur ce concept, puisque à moins que les associés ne détiennent la même fraction du capital social, il ne peut y avoir une véritable égalité entre eux. Le nombre de parts sociales, ou d’actions, détermine le poids de chacun des membres dans l’exercice du droit de vote : plus l’associé détiendra un nombre de parts importantes, plus sa voix pèsera dans la prise de décisions. Si dans une société de personnes, les associés sont généralement peu nombreux, ce qui peut laisser une opportunité de dialoguer, tel n’est pas le cas dans les sociétés de capitaux, surtout celle dont les titres de capital sont admis aux négociations sur un marché financier. Le nombre exponentiel d’actionnaires ne permet ni dialogue, ni égalité. C’est pour lutter contre cette inégalité que la structure DAO a notamment été créée.
Absence de hiérarchie. La technologie DAO met un point d’honneur sur les notions d’égalité et de gestion commune. Le site Blockchain France explique que chacun des membres sont « responsables de la gestion des ressources de l’organisation, de la prise de décisions et de l’exécution des tâches entre elles » [32]. L’égalité dans la prise de décisions est primordiale pour les membres de la DAO, qui vont acquérir des jetons pour devenir membre et ainsi prendre part aux « décisions sur la direction et la stratégie de l’organisation sans avoir à passer par une hiérarchie centrale » [33]. Le site DAO Aragon dénonce fermement la notion de hiérarchie en la qualifiant d’ « incroyablement inefficace et inutile pour structurer une organisation » et de « gaspilleuses » [34]. Elle poursuit sur le fait que si les décisions étaient prises par la communauté, cela éviterait aux organes dirigeants « d’engager de vastes ressources dans des projets, seulement pour les voir échouer ou les annuler à mi-parcours » [35].
Méritocratie d’idées. Ce qui fait la force de la technologie DAO, selon ses concepteurs, est « la méritocratie d’idées », qui se traduit par le fait que « n’importe quel membre peut proposer une idée, et peut voter démocratiquement sur chaque décision ce qui apporte un effet bénéfique sur l’innovation » [36]. Elle qualifie la prise de décision collective par « sagesse de la foule ».
Renoncement à toute forme hiérarchique ? Malgré la philosophie d’égalité prônée par les concepteurs de la technologie DAO, certaines envisagent une organisation hiérarchique. C’est notamment le cas de l’une d’elle qui a créé un type de jetons spéciaux « distincts pour six membres de la communauté en tant que conseil d’administration de facto, capable de planifier et d’approuver des transactions. Ces six membres étaient des développeurs bien connus et dignes de confiance d’autres projets. Quatre votes sur six sont nécessaires pour approuver une transaction ou trois avec un délai de 24 heures » [37]. D’autres DAO mettent en place un système de délégation qu’ils qualifient eux-mêmes de « démocratie représentative dans laquelle les détenteurs de jetons délèguent leurs votes aux utilisateurs qui se nomment eux-mêmes et s’engagent à gérer le protocole et à rester informés ».
Conclusion. Cette condition semble donc être directement transposable.
2.3. Le partage des bénéfices ou de l’économie qui pourra en résulter.
Financement de projets. L’article 1832 du Code civil a inséré la possibilité pour les associés de mettre « en commun leurs biens ou leur industrie, en vue de partager le bénéfice ou de profiter de l’économie qui pourra en résulter ». L’idéologie DAO a plutôt été conçue, au départ, pour donner l’opportunité à ses membres de soutenir des projets par l’acquisition de jetons [38]. Le site Blockchain France estime qu’il est possible d’avoir recours à une technologie DAO pour gérer « des activités, et même pour créer des produits ou des services. Les possibilités sont donc presque illimitées » [39].
Un groupement d’intérêt économique ? Le GIE est un « groupement de personnes physiques ou morales, dont l’objet est de faciliter l’exercice de l’activité économique de ses membres par la mise en commun de certains aspects de cette activité » [40]. L’utilisation du terme « groupement » paraît intéressante pour désigner la DAO, qui se qualifie plutôt d’« organisation » que de société. Par ailleurs, le but du GIE « n’est pas de réaliser des bénéfices pour lui-même, mais de faciliter ou de développer l’activité économique de ses membres, d’améliorer ou d’accroître les résultats de cette activité » [41]. La similarité s’arrête toutefois ici, puisque le GIE possède la personnalité morale grâce à son immatriculation, contrairement à la DAO, et que ses membres sont tenus responsables indéfiniment et solidairement, ce qui contrevient au principe même de la technologie DAO qui n’admet qu’ « une responsabilité personnelle » [42] de ses membres.
Réalisation de bénéfices. Certaines DAO n’hésitent pas à « récompenser ses membres », non en distribuant des dividendes [43], mais en rachetant les jetons pour en faire « monter le prix » [44], que « certains vont même "brûler" […] en les envoyant à une adresse irrécupérable pour augmenter de manière permanente la rareté des jetons et augmenter les avoirs relatifs de chacun » [45]. Cette DAO a « construit un pool de jalonnement appelé Whirlpool pour gagner un revenu passif pour les détenteurs de jetons » [46].
Conclusion. Cette condition semble donc être directement transposable.
2.4. La contribution aux pertes.
Risque. Eu égard à sa place au sein de l’alinéa 3, séparée de la définition légale du contrat de société contenue dans l’alinéa 1er, et ajouté tardivement au sein de l’article 1832 du Code civil, certains auteurs ont estimé que la contribution aux pertes ne méritait pas le statut d’élément essentiel du contrat de société et qu’il aurait été plus judicieux de faire figurer textuellement l’affectio societatis [47]. Ils proposent d’envisager la notion d’« acceptation des risque », plutôt que celle de « contribution aux pertes » [48]. Cette argumentation paraît juridiquement fondée par le constat selon lequel la contribution aux pertes n’est pas systématique, puisque certains associés ne peuvent de facto pas y contribuer : l’associé d’une société sans capital minimal ou encore l’associé qui apporte son industrie, dont l’apport n’est pas capitalisé [49].
Statut de l’associé apportant son industrie. Si dans les sociétés à responsabilité illimitée, l’apport en industrie se confond de fait avec l’obligation aux dettes, la situation est plus complexe pour les associés qui sont responsables à hauteur de leur apport. Des auteurs ont considéré que l’absence de rémunération du travail accompli, caractérisait une contribution aux pertes [50]. Quelques auteurs ont proposé l’exigence d’un paiement de somme d’argent correspondant à leur part dans les pertes. Si la première hypothèse paraît juridiquement opportune, la seconde est moins efficace sur le plan économique puisqu’elle « découragerait les apporteurs ». Par ailleurs, d’autres ont admis, par extension, que l’obligation de contribution aux pertes de l’apporteur en industrie l’engageait également à une obligation de non-concurrence [51].
L’obligation de non-concurrence. Il parait difficile pour les codeurs, ou pour tout associé de ne s’engager que dans un seul projet DAO puisque l’un de ses avantages réside dans le fait que cette technologie soit conclue sur une blockchain publique, ce qui rend ses « activités transparentes et entièrement publiques » [52].
Conclusion. Si tous les critères de l’affectio societatis semblent pouvoir être directement transposables en droit français des sociétés, il faudra que le législateur examine attentivement la notion de « contribution aux pertes ».
Conclusion générale.
Bien que l’un des fondateurs de la technologie DAO soutienne fermement le fait qu’elle ne soit pas une entreprise [53], il ne peut être possible d’ignorer leur « air de famille ».