L’impact de la technologie DAO sur la qualification du contrat de société.

Si la technologie DAO (Organisation autonome décentralisée) a une incidence mesurée concernant les règles issues du droit des sociétés françaises en matière de formation du contrat de société (Voir l’article "L’impact de la technologie DAO sur la formation du contrat de société"), tel n’est pas le cas pour sa qualification, objet de cette étude.

Le législateur français ne peut opter pour une absence d’encadrement, puisqu’elle provoquerait certainement des dérives liées à leur utilisation. A partir de ce postulat, trois hypothèses peuvent être envisagées : la transposition directe, grâce à la compatibilité des règles ; la modification des règles en vigueur, causée par l’incompatibilité des règles ; la création d’une nouvelle catégorie.

Voici un état des lieux sur la question.

1. Généralités retenues par certains Etats des Etats-Unis.

Personne morale... D’après le site internet Ethereum, les Etats du Vermont et du Wyoming ont été les pionniers an matière de DAO par l’adoption d’un système législatif [1]. L’Etat du Wyoming [2] considère la technologie DAO comme une personne morale puisqu’elle la règlemente dans son Chapitre 31 intitulé « DAO » [3], dans le Titre 17 intitulé « Personnes morales » [4] depuis le 1er juillet 2022.

… Fonctionnant sur réseau blockchain… Même si l’Etat du Vermont n’as pas explicitement désigné la DAO dans sa législation [5], elle l’a implicitement admise en prévoyant la possibilité de constituer des sociétés à responsabilités limités fonctionnant sur le réseau blockchain depuis le 30 mai 2018 [6]. Pour rappel, la DAO est une organisation qui ne fonctionne uniquement que sur une blockchain [7].

… Ayant la capacité d’être poursuivie en justice. En septembre 2022, la Commodity Futures Trading Commission (CFTC) a déposé une plainte devant le Tribunal fédéral de district de San Francisco contre une DAO, en soutenant que cette « association non constituée en personne morale », avait violé certaines règles concernant les bourses de marchandises réglementées par la Commodity Exchange Act (CEA). Les membres de cette DAO ont considéré qu’elle ne pouvait pas se présenter comme défendeur dans cette affaire parce qu’il s’agissait d’une technologie et non d’une entité, encore moins d’une association non constituée en société, et que par conséquent, les règles de la CEA ne lui étaient pas applicables [8]. Le tribunal a d’abord affirmé que la DAO avait la capacité d’être poursuivie en justice en tant qu’association non constituée en société aux motifs qu’il s’agissait d’un « groupe de deux personnes ou plus » reliées par « consentement mutuel » pour un « objectif légal commun » et qu’il « fonctionnait sous un nom usuel dans des circonstances où l’équité exigeait que le groupe soit reconnu comme une entité juridique » [9]. Certains considèrent qu’il serait possible que d’autres tribunaux fédéraux appliquent la même solution et qu’il reste à s’informer sur le fait de savoir si la DAO, qui peut être maintenant poursuivie en justice, comparaîtra devant le tribunal [10].

2. Transpositions directes incompatibles.

2.1. Catégorie des sociétés dépourvues de personnalité morale.

Absence d’immatriculation. La principale difficulté à considérer la DAO comme une « société cotée en bourse » en droit français des sociétés, réside dans leur obligation d’immatriculation au Registre du Commerce et des Sociétés (RCS) [11], afin d’être dotée de la personnalité morale. La DAO qui n’est pas immatriculée, ne la possède pas. Cet élément ne suffit toutefois pas à considérer que la technologie DAO ne puisse être qualifiée de société, puisque le législateur a admis la validité de celles qui n’y procèdent pas [12].

Société en participation (SEP). C’est une société dans laquelle les associés ont volontairement souhaité s’associer, mais ont choisi de ne pas procéder à son immatriculation pour ne pas revêtir la qualité de commerçant. Elle est « particulièrement adaptée au développement de projets ou à la coopération entre entreprises » [13]. Le fait que chacun des membres reste propriétaire de ses biens qu’il met à disposition de la société [14], permet de ne pas engager la responsabilité des autres membres. L’ensemble de ces éléments semblerait convenir à la technologie DAO. Toutefois, la responsabilité devient illimitée et solidaire lorsque les membres agissent comme des associés au su et vu des tiers [15], ce qui est le cas des DAO, entité largement ostensible, qui se revendique comme une entité dans laquelle toute personne peut adhérer au projet en possédant des jetons [16].

Société crée de fait (SCF). Elle a été consacrée par une théorie doctrinale [17] approuvée par la jurisprudence, puis par la loi, qui l’assimile à la société en participation [18]. Certains auteurs la définissent comme une situation dans laquelle deux ou plusieurs personnes se sont comportés en fait comme des associés, sans avoir exprimé la volonté d’en former une [19]. La SCF ne reçoit sa qualification qu’a posteriori par les tribunaux ou l’administration fiscale résultant soit d’un litige entre coassociés, soit d’un litige avec des tiers. Plusieurs auteurs soulignent cette situation paradoxale où la SCF n’accède « officiellement à l’existence juridique qu’au moment où elle est dissoute » [20]. Plusieurs auteurs proposent d’ailleurs de lui octroyer la qualification de quasi-contrats [21]. La transposition de ces règles à la technologie DAO n’apparaît pas opportune car ses membres ont totalement conscience de participer à un projet commun et de faire partie d’une communauté.

2.2. Catégorie des sociétés à responsabilité limitée.

Législations de l’Etat du Wyoming et du Tennessee. Dans le Wyoming Statutes, l’article 104, du chapitre 31, du Titre 17, vise explicitement la DAO comme une société à responsabilité limitée, qui doit répondre à ses conditions de formation et de fonctionnement du Chapitre 29 intitulé « Sociétés à responsabilités limités » (SARL) [22]. L’Etat du Tennessee a également poursuivi la voie ouverte par le Wyomoing en adoptant une législation similaire [23]. Il n’est pas surprenant que ces Etats assimilent la DAO à la SARL puisque le concept même de cette technologie est de rendre chacun de ses membres responsables pour ses propres agissements. Une organisation dans laquelle l’adhésion se fait aussi simplement par la souscription de jetons, de manière anonyme, ne saurait permettre d’admettre un régime de responsabilité de ses membres ni de manière solidaire, ni de manière indéfinie.

Critiques. Le droit français des sociétés n’admet que deux typologies de sociétés : elles sont soit de personnes, soit de capitaux. Tandis que la première catégorie est marquée par le fait que ses membres entretiennent des liens étroits en fermant l’entrée aux tiers par le mécanisme de l’agrément [24] ; la seconde est plus ouverte et repose davantage sur l’anonymat. Assimiler la DAO à la SARL semble incompatible car que le législateur français range cette dernière dans la catégorie des sociétés de personnes. Eu égard au fait qu’il s’agisse d’une organisation permettant une simple adhésion par la souscription de jetons, sous pseudonyme, la DAO se rapprocherait davantage d’une société de capitaux. Le principe même des sociétés de personnes reposant sur la solidarité, se révèle ainsi inadéquat avec la technologie DAO, dont les membres souhaitent absolument éviter un régime de responsabilité solidaire et indéfini.

2.3. Catégorie des sociétés cotées en bourse.

Solution envisagée par la DAO Aragon. Elle propose de la « considérer comme une société cotée en bourse, mais au lieu d’actions, les DAO émettent leurs propres jetons » [25].

Critiques. Le droit français ne reconnaît les « sociétés cotées en bourse » [26] qu’à travers deux types de sociétés : les Sociétés par Actions (SA) et les Sociétés par Actions Simplifiées (SAS). Bien que la SA possède l’avantage de limiter la responsabilité de ses associés à la seule concurrence de leurs apports [27], la massive législation concernant ses règles de fonctionnement témoigne d’une grande rigidité à laquelle les statuts ne peuvent déroger [28]. La technologie DAO pourrait davantage s’envisager comme une SAS, dont la majeure partie des règles de fonctionnement sont encadrées par les statuts [29] et qui limitent également la responsabilité des associés à hauteur de leur participation [30].

3. Transposition directe compatible mais critiquable.

Société sui generis. Cette solution a été retenue par le gouvernement Maltais, qui est, pour l’instant, le seul à avoir intégré la technologie DAO comme telle, dans son Innovative Technology Arrangments and Services Acts de 2018 [31].

Critiques. Bien que certains auteurs aient imaginé cette possibilité en droit français des sociétés [32], d’autres estiment que ce n’est pas la plus opportune [33], eu égard aux règles avantageuses dont les sociétés et les groupements d’intérêts économiques peuvent se prévaloir grâce au droit des procédures collectives [34], qui permet dès le jugement d’ouverture : de suspendre le paiement de certaines créances nées antérieurement et postérieurement [35], d’empêcher la résolution des contrats en cours [36], d’interdire toute action en justice envers le débiteur endetté [37], d’interrompre les instances en cours [38], d’arrêter le cours des intérêts légaux et conventionnels [39], d’interdire l’inscription de sûreté [40], et d’interdire d’actionner caution ou garant du débiteur défaillant [41].

4. Création d’une nouvelle catégorie.

Avantages. Créer une nouvelle catégorie permettrait d’établir des normes « sur-mesure », évitant par la même occasion de se questionner tantôt sur les possibilités de transpositions directes, tantôt sur celles des modifications des règles déjà en vigueur.

Inconvénients. La promulgation de nouvelles règles prendrait un temps considérable, risquant d’occasionner leur obsolescence avant même leur entrée en vigueur. Des auteurs estiment, par ailleurs, que le droit des sociétés est suffisamment flexible pour pouvoir s’adapter aux innovations technologiques, sans avoir systématiquement recours à ce type de création [42].

Conclusion générale.

Même si cette technologie n’est pas encore utilisée en France, il n’est pas exclu qu’elle puisse faire son apparition prochainement et créer du contentieux, comme c’est déjà le cas à l’étranger. Il est donc nécessaire que le législateur français s’en empare de manière anticipée, afin de ne pas laisser cette mission au juge qui n’est en principe que « la bouche qui prononce les paroles de la loi » [43].

Eden Smila
Doctorante à l’Ecole de droit privé de la Sorbonne, laboratoire IRJS

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Notes de l'article:

[1Organisation autonome décentralisée (DAO) | ethereum.org, traduit de l’anglais.

[2Wyoming Statutes.

[3Chapter 31 - Decentralized Autonomus Organization.

[4Title 17 - Corporations, Partnership and Associations.

[5Vermont BBLLC.

[6Statut de la législation sur la blockchain du Vermont - Freeman Law, traduit de l’anglais.

[7Organisations autonomes décentralisées (OAC) | ethereum.org, traduit de l’anglais.

[8Avis 6.

[9Opinion 9 à 13.

[10Court Rules Digital Asset DAOs Can Be Sued by the CFTC | Davis Wright Tremaine (dwt.com),traduit de l’anglais.

[11C. com, art. L123-1.

[12V. Société en participation et société créée de fait (C. civ, art. 1871).

[13Société en participation, Fiche Dalloz, août 2022.

[14C. civ, art. 1872.

[15C. civ, art. 1872-1.

[16V. Comprendre - Ethereum.fr

[17J. Hémard, Théorie et pratique des nullités de sociétés et de sociétés de fait, 2e ed, 1926, n°150.

[18C. civ, art 1873.

[19M. Germain, Traité de droit commercial, t. 1 : LGDJ 2002, 18e ed, n°275.

[20Y. Guyon, Droit des affaires, t, I : Droit commercial général et sociétés, 11e ed. Economica, 2001, n°143, p 148.

[21F-X Lucas, La société dite « créée de fait », In Mélanges en l’honneur d’Y. Guyon, 1989, p 737.

[22Chapter 29 - Limited Liability Compagny.

[23Amend Senate Bill No. 2854 House Bill No. 2645, Title 48.

[24C. com, art. L228-23.

[25Comment démarrer un hedge fund (depuis votre chambre) | Surf Finance (aragon.org), traduit de l’anglais.

[26Nommées « sociétés admises sur un marché règlementé » en droit français.

[27C. com, art. L225-1.

[28C. com, art. L225-1 à L227-270.

[29C. com, art. L227-5.

[30C. com, art. L225-1.

[31Part I (Preliminary), 1.2, cap 590, p. 2 ; First Schedule, art. 3, p. 20.

[32Propos recueillis de Vincent Malassigné, Colloque : Structure et usages de la blockchain, Université du Havre, 19 et 20 janvier 2023.

[33Propos recueillis de Véronique Magnier, Colloque : Structure et usages de la blockchain, Université du Havre, 19 et 20 janvier 2023.

[34C. com, art. L210-1.

[35C. com, art. L622-7.

[36C. com, art. L622-13.

[37C. Com, art. L622-21.

[38C. com, art. L622-22.

[39C. com, art. L622-28.

[40C. com, L622-30.

[41C. com, art. L622-32.

[42Propos recueillis de Véronique Magnier, Colloque, op, cit.

[43Montesquieu, L’Esprit des lois, Livre XI, Chapitre VI, éd. Barillot et fils, 1748.

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