Certes, l’auteur, retraité, a quitté le monde judiciaire qu’il connaît intimement, pour y avoir mené les enquêtes les plus compliquées et s’être confronté au monde politique, qui lui aurait volontiers brisé l’échine à maintes occasions. On se souvient des affaires Boulin, Sormae, Urba, Elf Aquitaine, Cahuzac. Une affaire Boulin, toujours aussi mystérieuse, d’ailleurs, qui l’a initié, aux pratiques les plus paradoxales de l’Etat suisse.
En France, seuls les juges d’instruction, voire exceptionnellement, les juges anti-terroristes, se risquent, pour certains, à écrire pour le grand public. Le juge d’instruction, à la française, a une image particulière. Déjà, pour les professionnels de la justice, tels les avocats. Quel avocat oublie les juges d’instruction « pratiqués » et leurs greffiers, au cours de sa carrière ? Alors qu’il a du mal (peut-être) à se souvenir des autres magistrats.
Les juges d’instruction sont les seuls à être médiatisés, volontairement ou involontairement. Certains juges d’instruction Renaud, Fayard, Lambert, Halphen, Jean-Pierre, Van Ruymbeke, chacun au destin différent, parfois tragique, ont marqué l’histoire de la justice et de la politique. Au cinéma, aussi, le juge d’instruction, Christos Sartzetakis, incarné par Jean-Louis Trintignant dans « L’aveu » de Costa Gavras, est inoubliable.
L’idéal, c’est la mappemonde devant soi, parce que l’auteur fait assidûment voyager.
Elle vous permet de visualiser les îles Caïmans, les Bahamas, les îles Vierges Britanniques (attention à l’acronyme BVI, utilisé dans le livre, signifiant British Virgin Islands), les îles de Jersey, de Guernesey, de Man, le rocher de Gibraltar, Hong Kong, Singapour, Dubaï, Panama, les Antilles Néerlandaises, Monaco, le Liechtenstein, le Luxembourg, l’État du Delaware aux Etats-Unis, Chypre, la Lettonie, Malte. Mais aussi la Suisse, avec ses cantons.
Tous ces lieux sont plus ou moins connus, sur la liste blanche, noire, grise selon la conjoncture. Connus surtout grâce au travail de journalistes, contactés par des lanceurs d’alerte. Afin d’éviter attentats, exécutions, représailles, les journalistes s’organisent en consortiums, publiant, en même temps, dans les rédactions les plus réputées du monde, les enquêtes, permettant de démontrer que les plus grands de ce monde possèdent des comptes offshore, alimentés par des fonds aux origines diverses et souvent inavouables, échappant de toute façon à tout impôt. Panama Papers, Luxkeaks, Paradise Papers, Dubaï Papers, OpenLux, la liste des révélations s’allonge. Complicités et passivités des Etats, signataires ou non de toutes les conventions, permettent au système de perdurer.
Mais le pire, selon l’auteur, très concerné par la justice fiscale, c’est malgré tout, l’hypocrisie de certains Etats, qui a priori, n’auraient pas besoin de fouler tous les principes, pour rester une grande puissance mondiale. Comme le Royaume Uni avec sa capitale, Londres, abritant la City, dont l’activité compte pour 13% du PIB. La City, puissance financière hors norme, draine, oriente, échange, quantité de milliards de dollars, aux quatre coins du monde. Sans contrôle approfondi de l’origine des fonds et de leur destination, les satellites du RU, Hong Kong, Singapour ou autres, l’objectif étant les commissions et la spéculation. Seul le résultat compte. Impossible de tracer l’argent, il arrive et part, aussitôt, trop vite, sautille de compte en compte, reléguant le juge d’instruction à la française en follower passif et contempteur malgré toute sa volonté de mettre un terme au blanchiment, à l’évasion fiscale, à la fraude fiscale.
Domaines d’ailleurs bien différenciés par l’auteur.
Quoi faire lorsque des cabinets d’avocats comme le panaméen Mossak Fonseca, vendent aussi facilement des sociétés fictives aux fiduciaires ? Mossak Fonseca, fondé sous l’ère Noriega, pourtant démasqué et bombardé de toutes parts, renaît de ses cendres, ses ex employés ayant refondé des structures avec un nom différent, avec le même objet, mais disposant des mêmes bureaux, en toute discrétion et impunité.
L’hydre est bien présente.
D’autres cabinets ont repris le flambeau. C’est logique, puisque la clientèle ne s’est pas du tout évaporée. Elle sollicite, tout simplement, les mêmes services auprès de prestataires du droit et du chiffre, non embarqués dans des procédures dont on ne connait pas l’issue. La source n’est pas tarie, loin de là.
L’ancien juge écrit que « les cuirasses les plus épaisses ont des failles ». Les lanceurs d’alerte pourraient être dissuasifs. Mais il pourrait y avoir aussi des contre-feux et des mesures radicales pour certains. Pas d’explications dans le livre sur d’éventuels agissements ou manipulations de services secrets. Mais ce serait un point intéressant à explorer, par exemple, dans l’affaire Hervé Falciani.
L’auteur nous explique, notamment, parce que les exemples sont très nombreux, ce que sont les prêts adossés, les fraudes à la TVA, l’organisation des sous-traitants, les virements entre comptes offshore, le traitement fiscal des GAFA, notamment Google, mais aussi Mc Donald, les fraudes carbone.
L’imbroglio de la généalogie des yachts russes dont Le Shéhérazade et le Dilbar, en plein contexte de sanctions édictées par l’UE n’est pas une découverte.
Déjà, lors de l’invasion de la Crimée, les punitions européennes pleuvaient, ce qui a quelque peu rodé les oligarques russes à mieux se dissimuler. L’enjeu est de trouver le propriétaire du navire, lorsque celui-ci est sous pavillon des îles Caïmans, qu’il appartient à une société chypriote, elle-même détenue par une société des iles Vierges Britanniques.
Repérer le bateau, identifier formellement le propriétaire, confisquer, saisir le bien, le vendre. Autant d’opérations dont l’ancien juge détaille les difficultés juridiques et matérielles quasi insurmontables. A cela, ajouter les hommes de paille. Idem pour les biens immobiliers sans oublier les jets. Une fois ces biens et l’argent confisqués, saisis, qui entretient ces biens, sinon l’État, aux frais du contribuable, lors de procédures durant plusieurs années ? Le coût est démesuré.
Le nationalisme l’emportera-t-il ou résistera-t-il au mouvement inexorable de la mondialisation ? La question posée, page 235, résonne. Tout dépend en effet de ce qu’on entend par mondialisation. Probablement, peut-on utiliser le terme d’égoïsme national ou d’opportunisme pour caractériser le comportement des Etats. Ils ont une attitude, en effet, exclusivement, conforme à leurs propres intérêts, abandonnant tout idéal pour un pragmatisme, défiant toutes les lois.
« Seule l’amplification de la guerre en Ukraine pourrait modifier les comportements des places offshore qui devront faire face à une pression internationale de plus en plus forte.
Si le gaz vient à manquer, si l’extension du conflit se réalise, alors peut-être l’identification des comptes des oligarques serait-elle facilitée », écrit l’ancien juge, page 262. Sauf que le répit pourrait être de courte durée. Le chantier de la reconstruction de l’Ukraine drainera des centaines de milliards, générant quantité de commissions, dont le flux et le transfert doperont les comptes offshore. En attendant la reconstruction, la vente d’armes enrichit industriels, intermédiaires et tous les politiciens corrompus de tous les camps.
Le livre a été écrit avant la révélation de la corruption de Eva Kaili, ancienne vice-présidente du parlement européen, de l’ex eurodéputé socialiste, Pier Antonio Panzeri, de l’assistant parlementaire Francesco Giorgi.
L’auteur nous parle d’Europol et d’Eurojust. Il rappelle aussi que « Le procureur européen ne peut intervenir que dans certains domaines tels que la fraude aux intérêts de l’Union et les fraudes à la TVA importantes. De plus, il ne peut agir dans les Etats de l’Union que par le relais de procureurs nationaux implantés dans ces différents Etats. Ils lui sont rattachés ». Quelques réserves explicites, par conséquent, sur l’efficacité de ce nouveau rouage.
Certes, la Convention sur la corruption, au sein de l’OCDE, a été adoptée en 1997.
Mais certains Etats contournent allègrement ces dispositions en invoquant le secret défense. Un secret défense qui s’ajoute aux pires difficultés pour faire exécuter des commissions rogatoires, bloque totalement une enquête, en la retardant sciemment.
Les fonds recherchés et leur propriétaire ont le temps de changer de pays, d’intermédiaires, d’hommes de paille, de banques.
Parmi d’autres exemples, l’ancien juge rappelle que les Tax Rulings du Luxembourg, sont des accords fiscaux de complaisance, permettant au Luxembourg, d’attirer des capitaux étrangers et de domicilier des sociétés intervenant dans les autres pays européens. Cela n’a pas gêné le moins du monde Jean-Claude Junker. La question est plus que légitime.
Quel rôle joue en réalité l’Union européenne, qui, quand même, apparaît comme une comédienne plus que douée.
L’ancien juge rappelle la question posée lors d’un colloque des pays de l’OCDE : pourquoi une telle différence de traitement par la Suisse, concernant l’affaire UBS, impliquant les USA et l’affaire HSBC, impliquant la France ? On en déduit que le Trésor américain a énormément de pouvoirs et génère des menaces, qui conduisent à une soumission toute relative de la Suisse, laquelle agit à géométrie variable, dans la lutte contre l’argent sale.
En même temps, l’ancien juge développe quelques éléments démontrant l’importance de la personnalité de ses collègues. Certains collaborent aux enquêtes, d’autres non. Les aléas sont politiques mais aussi humains. Une dimension à ne pas abstraire.
Où sont passés les milliards des clans Moubarak, Ben Ali, Bouteflika, Duvallier et des autres dictateurs ? C’est aussi une excellente question. L’argent n’est pas perdu par tout le monde, sauf définitivement par la population du pays.
La Françafrique n’est pas un vain mot. Existe-t-elle toujours ? Sous d’autres formes, probablement. Mais l’auteur ne développe pas trop ce thème, bien qu’il connaisse les bas fonds, puisqu’il a instruit en partie l’affaire Elf.
Renaud Van Ruymbeke ne parle pas des milliards générés par la traite d’êtres humains, du trafic de contrefaçon de médicaments, du trafic d’animaux sauvages. Mais il en est conscient, nul doute.
Il serait peut-être temps de refaire un appel de Genève, du même acabit que celui, effectué avec le genevois, Bernard Bertossa, l’italien Gherardo Colombo, l’espagnol Balthazar Garçon. Cela reste un fait d’arme majeur de l’ancien juge. On ressent sa nostalgie. Au passage, notons le commentaire sur Jacques Toubon, dont les opinions et la ligne politique incarnent une faculté d’adaptation digne du caméléon.
Rien n’est perdu. Mais tout reste à faire. A commencer par réformer la législation sur les trusts, en tout cas, renoncer à toute fictivité. C’est une des conditions préalables à l’établissement d’un ordre juridique international financier.
Bien sûr, travailler en amont, beaucoup mieux, beaucoup plus, pour juguler notamment le trafic de drogues, générant une masse de capitaux.
Notons que l’auteur n’attaque pas, bille en tête, les avocats et les notaires, mais il se montre trop timoré sur ce terrain, d’immenses progrès sont attendus.
Concluons cette note de lecture par le principe rappelé dans le livre, « tout système offshore laisse des traces ». L’impunité n’est jamais acquise. Ceux qui confient l’argent peuvent s’en tirer, au prix de la vie précaire de fugitifs. Ceux qui le reçoivent pourraient avoir plus de mal à fuir. Peut-être faudrait-il cogner davantage judiciairement sur ces derniers. Toutefois, il faut avoir le bras long et le réseau démesuré. Dixit Renaud Van Ruymbeke, « rien ne peut remplacer un bon compte dubaïote »...
Le débat est ouvert.
Le livre y contribue grandement.
A suivre.