Le fait religieux interpelle de plus en plus nos contemporains ainsi que les pouvoirs publics. En effet, nous ne pouvons désormais plus ignorer l’irruption du fait religieux dans notre vie sociale. Ce qui nous oblige donc à questionner les grands principes juridiques qui régissent le droit public français tels que les principes de laïcité, de neutralité des agents publics mais aussi et surtout celui de la continuité du service public.
En effet, comment concilier la préservation des pratiques cultuelles avec l’exigence de bon fonctionnement du service ?
A cet égard, il convient de rappeler que le principe de laïcité est un des fondements de notre République et peut être plus largement de l’Europe mais que la préservation de la liberté culte constitue une liberté fondamentale.
Confrontée à cet enjeu majeur, l’administration se doit pourtant d’éviter deux écueils : soit une rigidité absolue contraire à l’ordre public français et Européens (articles 9 et 10 de la CESDH) soit une trop grande permissivité risquant de créer un service public à « géométrie variable » risquant de vider de sa substance le principe de laïcité.
C’est la raison pour laquelle, l’analyse de notre sujet doit nécessairement nous conduire à combiner le respect d’une liberté fondamentale, la liberté de culte, avec notre organisation administrative dominée par les principes de laïcité et de continuité du service public.
Pour une plus grande clarté nous devrons procéder en deux temps, car ces deux éléments s’analysent différemment selon qu’il s’adresse aux usagers, aux acteurs économiques ou aux agents publics titulaires ou contractuels.
Enfin, une analyse exhaustive de la jurisprudence Européenne sur le sujet s’imposera à nous.
I) L’exercice de la liberté de culte par les acteurs économiques et les usagers doit être compatible avec le bon fonctionnement du service public :
En effet, certains arrêts du Conseil d’Etat ont tranché l’épineuse question de la compatibilité entre la liberté de culte, considérée comme une liberté Fondamentale (CE 16 février 2004) et le bon fonctionnement du service public. Dans un arrêt remarqué à l’époque, la haute juridiction a estimé qu’un gardien d’immeuble HLM ne pouvait s’absenter pendant ses heures de service pour pratiquer son culte, sans porter atteinte au bon fonctionnement du service (CE ord réf 16 février 2004 n°264314).
On retrouve ici l’idée classique que l’atteinte à une liberté fondamentale ne doit jamais être générale et absolue mais qu’elle doit être proportionnée au but recherché tels que l’ordre public ou la continuité du service.
Ainsi, dans arrêt récent il a été jugé qu’un règlement municipal ne pouvait interdire de manière générale et absolu les dérogations accordées à des commerçants d’un marché pour exercer leurs liberté de culte a la conditions toutefois que ces dérogations soient compatibles avec le bon fonctionnement du marché notamment au regard de l’objectif de continuité du marché. (CE 23 décembre 2011 n°323309).
Dans le même ordre d’idée, on se rappellera une motivation assez similaire dans un arrêt d’assemblée du Conseil d’Etat énonçant qu’un règlement d’un établissement d’enseignement public ne pouvait accorder des autorisations d’absences aux élèves pour motifs religieux qu’à la condition que ces absences soient :
« Compatible avec l’accomplissement des tâches inhérentes à leurs études et avec le respect de l’ordre public dans l’établissement » (CE Ass 14 avril 1995 n°157653).
Ainsi, un élève dans une classe préparatoire ne pouvait pas demander à être exonéré systématiquement des devoirs (les colles) le samedi matin pour des motifs religieux.
Dès lors, pour les usagers du service public, le principe de neutralité implique que la prise en compte des différences de situations fondées sur les convictions religieuses ne puisse remettre en cause le fonctionnement normal du service sous peine de sanctions administratives.
A ce titre, la haute juridiction avait validé l’exclusion de dix sept élèves voilées d’un lycée et par conséquent rejeter leur requêtes en annulation de la décision du conseil de discipline aux motifs qu’elles avaient manifestées ostensiblement leurs convictions en participants à un mouvement de protestation ayant gravement troublé le fonctionnement normal de l’établissement (CE 27 novembre 1996 LPA 10 mars 1997 N°30 P10).
Enfin, dans une affaire plus dramatique, la cour administrative d’appel de Lyon avait refusé l’indemnisation de parents du fait de la survenue d’un handicap à la naissance de leur enfant, au motif que ce handicap avait pour origine le comportement du mari de la parturiente qui s’était opposé à l’intervention d’un gynécologue masculin dans la salle de travail et que par conséquent ce comportement était constitutif d’une faute puisqu’il avait ainsi perturber gravement le fonctionnement du service (CAA de Lyon 10 juin 2008 n°05LY01218).
Ainsi, comme le rappel utilement la circulaire n° DHOS/G/2005/57 du 2 février 2005 relative à la laïcité dans les établissements de santé (BO Santé 2005-2) :
« (….) En ce qui concerne l’organisation du service, le libre choix du praticien par le malade ne peut aller à l’encontre du tour de garde des médecins ou de l’organisation des consultations, conforme aux exigences de continuité prévues à l’article L. 6112-2 du code de la santé publique (…..) ».
En définitive, tout en protégeant la liberté de culte, la haute juridiction comme les juridictions des 1ers degrés, font preuve d’une intransigeance lorsque la pratique d’un culte est susceptible altérer de manière temporaire ou définitive le bon fonctionnement d’un service public.
II°) Le droit à la liberté de culte des agents publics combiné au principe de la continuité du service public :
A titre liminaire, il convient de rappeler que l’obligation de respecter la laïcité du service public s’impose à tous, sans qu’il faille distinguer selon les fonctions (CE, avis, 3 mai 2000, n° 217017, Julie M. )
A cet égard, il est à noter que le contenu de la charte de la laïcité dans les services publics, qui doit être affichée dans les lieux qui accueillent du public, ne souffre d’aucune ambigüité à ce sujet (Circ. fonct. publ. n° 5209/SG, 13 avr. 2007) :
“(…...)Le fait pour un agent public de manifester ses convictions religieuses dans l’exercice de ses fonctions constitue un manquement à ses obligations”. La charte ajoute surtout qu’Il appartient aux responsables des services publics de faire respecter l’application du principe de laïcité dans l’enceinte de ces services (…..)”.
A titre d’exemple et dans le cadre du service public hospitalier, la circulaire
n° DHOS/G/2005/57 du 2 février 2005 relative à la laïcité dans les établissements de santé (BO Santé 2005-2, annonce 35) a utilement précisé les droits et devoirs des personnels soignants en la matière :
« Il est rappelé que les agents publics sont des agents qui concourent à l’exécution du service public : contractuels, internes... Vous veillerez à ce que, en application de l’article L. 6143-7 du code de la santé publique, les directeurs des établissements publics de santé respectent strictement ces principes en sanctionnant systématiquement tout manquement à ces obligations ou en signalant aux directeurs départementaux des affaires sanitaires et sociales toute faute commise par un agent dont l’autorité de nomination est le préfet ou le ministre ».
En second lieu, pour juger de la compatibilité de la liberté de culte avec le fonctionnement du service public, il est intéressant d’étudier le régime particulier des autorisations d’absences des fonctionnaires, hors motifs syndicaux.
En effet, a l’occasion de certains évènements, les fonctionnaires à temps complet, à temps partiel ou à temps non complet peuvent être autorisés à s’absenter du service sur présentation d’un justificatif de l’évènement et selon les cas, elles sont accordées de plein droit ou sous réserve des nécessités du service et dans ce cas elles ne constituent pas un droit pour l’agent (CE 15 février 1991 M Mout).
En effet, lorsqu’elles sont refusées par l’autorité hiérarchique, elles doivent l’être dans l’intérêt du service.
Dans ce domaine, il convient de se reporter à la circulaire FP/901 du 23 septembre 1967 du ministre chargé de la fonction publique relative aux autorisations d’absence dont peuvent bénéficier les agents de l’Etat à l’occasion des fêtes religieuses propres à leur confession.
« sans qu’il soit nécessaire de modifier le régime général des congés, je vous serai obligé de bien vouloir rappeler aux chefs de service placés sous votre haute autorité qu’il leur appartient d’accorder aux agents qui désirent participer aux cérémonies célébrées à l’occasion des principales fêtes propres à leur confession les autorisations d’absence nécessaires dans la mesure, toutefois, où leur absence demeure compatible avec le fonctionnement normale du service ».
C’est d’ailleurs la réponse qui a été donnée par le Ministre du travail à l’occasion d’une question Ministérielle posée le 19 juillet 2011 par le député J.Cl Mathis :
« Par ailleurs, il convient aussi de rappeler et d’insister sur le fait que les ASA (autorisations spéciales d’absences) restent subordonnées au bon fonctionnement du service et n’ont donc jamais un caractère automatique. Elles ne sont pas assimilables à un congé. C’est ainsi le chef de service de l’agent concerné que revient la possibilité d’accorder de telles absences, en étant seul juge de l’opportunité de leur attribution, eu égard aux nécessités de fonctionnement normal du service »
De même, le juge a rappelé avec force qu’il est interdit aux fonctionnaires :
“(….)de compromettre le bon fonctionnement du service public en choisissant des horaires à leur convenance pour remplir leurs obligations religieuses” (TA Fort-de-France, 19 juin 1976).
Toutefois, Le refus d’autorisation d’absence (ASA) pourrait être annulé s’il s’avérait qu’il n’était pas justifié par l’intérêt et le fonctionnement du service (CE 12 février 1997 Mlle Henny n°125-893) et qu’il porte une atteinte excessive à la liberté de culte considéré comme une liberté fondamentale par le juge administratif.
En effet, selon le juge administratif (TA Châlons-en-Champagne, 28 janv. 2004, n° 04-99, Ahmed B. c/ OPHLM Saint-Dizier, CE, ord., 16 févr. 2004, n° 264314, Ahmed B. c/ OPHLM Saint-Dizier : un refus d’autorisation de s’absenter peut être suspendu parce que :
“la liberté de culte, protégée par les dispositions de l’article 10 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen et l’article 9 de la convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales, constitue une liberté fondamentale au sens de l’article L. 521-2 du Code de justice administrative”.
Mais en l’espèce :
“L’octroi d’une autorisation d’absence doit être compatible avec les nécessités de fonctionnement normal du service public ; que le refus d’autorisation d’absence pour se rendre à la mosquée, fondé sur des règles d’organisation définies dans l’intérêt du service public, n’est, dès lors, pas manifestement illégal”(idem).
III) L’apport de la jurisprudence de la Cour Européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (CESDH) :
Le texte de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales, signée à Rome le 4 novembre 1950 fait référence dans son article 9 au :
« Droit à la liberté de pensée, de conscience et de religion », 2) à la « liberté de changer de religion ou de conviction, et 3) à la liberté « de manifester sa religion ou ses convictions ».
Ainsi, la Cour protège la liberté de culte définie comme la liberté religieuse :
« la liberté religieuse relève du for intérieur, elle implique également celle de manifester sa religion, non seulement de manière collective, en public et dans le cercle de ceux dont partage la foi on peut aussi s’en prévaloir individuellement et en privée » (CESDH arrêt kokkinakis/Grèce 23 mai 1993).
Fort logiquement, la Cour a été amenée à aborder l’usage de cette liberté culte par des agents aux services de l’Etat.
Selon la jurisprudence de la Cour :
"une personne peut, dans l’exercice de sa liberté de manifester sa religion, avoir à tenir compte de sa situation professionnelle ou contractuelle particulière" (Comm. EDH, 12 mars 1981, X c/ Royaume-Uni : DR 22, p. 27,).
Le respect de la continuité du service public pouvant légitimer les restrictions imposées par l’état dans le libre exercice des convictions religieuses de l’agent (Comm. EDH, 3 déc. 1996, Tuomo Konttinen c/ Finlande : DR 87-B, p. 68).
La cour estime donc que la liberté de culte tout en étant une liberté fondamentale qu’il convient aux états partis de protéger n’est pas absolue et peut comporter des exceptions nécessaires dans une société démocratique.
Discussion en cours :
Maître,
Dirigeant l’Annuaire Droit et religions de la Faculté de Droit d’Aix, je chercher à vous joindre afin de voir s’il ne serait pas possible d’étoffer votre article du Village de la justice pour en faire une publication plus conséquente dans notre revue.
A vous lire donc.
Avec mes sincères salutations.
Julien Couard
Maître de conférences