La Justice s’empare désormais de la question du traitement judiciaire de ces crimes, qui sont nombreux à apparaitre prescrits de prime abord. La nouvelle prescription « glissante », ou la connexité entre les affaires en cas de pédocriminels sériels, instaurés par la loi du 21 avril 2021 vont-ils permettre d’écarter la prescription dans certains cas ?
Rappel sur les délais de prescription :
Pour rappel, les délais de prescription ont été allongés au fur et à mesure des lois.
Pour les viols, ils sont passés de 10 ans à compter de l’âge de la majorité en 1998 (loi du 17/06/1998), à 20 ans à compter de la majorité en 2004 (loi du 9/03/2004), puis 30 ans à compter de la majorité en 2018 (loi du 03/08/2018). Pour les délits (agressions sexuelles), le délai actuel est de 10 ou 20 ans à compter de la majorité selon que les victimes mineures ont plus ou moins de 15 ans au moment des faits.
Les lois sur la prescription sont d’application immédiate :
« Sont applicables immédiatement à la répression des infractions commises avant leur entrée en vigueur :…4° Lorsque les prescriptions ne sont pas acquises, les lois relatives à la prescription de l’action publique et à la prescription des peines » [1].
La Cour de cassation elle-même a posé le principe du respect des prescriptions acquises : on ne fait pas renaître un délai expiré. La loi du 3 août 2018 ne s’applique donc pas aux faits prescrits lors de son entrée en vigueur (6 août 2018). Ceux-ci restent prescrits malgré l’allongement des délais de prescription.
Or, le Garde des Sceaux Eric Dupond-Moretti a annoncé le 8 octobre : « J’ai demandé aux procureurs de la République d’enquêter, même sur les faits prescrits… » « Il y a forcément des faits prescrits »...
« La loi du 21 avril, que j’ai portée au Parlement, permet de mettre en place un nouveau mécanisme de prescription qui permet pour des faits prescrits de ne plus envisager la prescription lorsque dans l’ensemble des victimes il y a une victime, ne fusse qu’une seule victime, pour laquelle les faits ne sont pas prescrits » [2].
Rappelons le principe « Lex specialis » : les lois spéciales dérogent aux lois générales.
La loi du 21 avril 2021 et la prescription « glissante » ou « en cascade » :
Le Garde des Sceaux fait référence à la loi du 21 avril 2021 visant à « protéger les mineurs des crimes et délits sexuels et de l’inceste », qui a introduit deux nouveaux dispositifs sur la prescription dans le cas de pédocriminel sériel : l’allongement des délais par le biais de la prescription dite « glissante », inédite dans notre droit français, et l’interruption des délais par le biais de la notion de connexité.
Ainsi, l’article 10 de la loi dispose :
« s’il s’agit d’un viol, en cas de commission sur un autre mineur par la même personne, avant l’expiration de ce délai, d’un nouveau viol, d’une agression sexuelle ou d’une atteinte sexuelle, le délai de prescription de ce viol est prolongé, le cas échéant, jusqu’à la date de prescription de la nouvelle infraction » [3].
Et l’article 9-2 de la loi prévoit quant à lui : « Le délai de prescription d’un viol, d’une agression sexuelle ou d’une atteinte sexuelle commis sur un mineur est interrompu par l’un des actes ou l’une des décisions mentionnées aux 1° à 4° intervenus dans une procédure dans laquelle est reprochée à la même personne une de ces mêmes infractions commises sur un autre mineur » [4]. Il s’agit d’actes d’enquêtes, de PV de police dont la plainte, des actes de poursuites et d’instruction.
En application du nouveau texte sur la prescription « glissante », on recherche dès lors si l’auteur du viol sur mineur a violé, agressé sexuellement ou commis une atteinte sexuelle sur un autre mineur, autrement dit commis une nouvelle infraction sexuelle, avant l’expiration du délai de prescription initial. Le délai de prescription du crime de viol initial sera alors prolongé jusqu’à la date de prescription de la nouvelle infraction commise.
A travers ce dispositif, la première victime a la possibilité de se joindre à la procédure engagée par la seconde victime de viol, d’agression sexuelle ou d’atteinte sexuelle pour laquelle le délai n’est pas éteint, lui permettant ainsi d’augmenter ses chances d’indemnisation et de poursuites à l’encontre de son auteur.
D’ordinaire la prescription est attachée à un couple unique victime-agresseur. La notion de glissement s’attelle (enfin) à résoudre le problème du caractère hautement récidiviste des violences sexuelle et du phénomène d’extinction de voix induit par le choc traumatique sur les victimes. On considère les infractions comme un ensemble du point de vue de l’atteinte à l’harmonie sociale ; c’est positif, les victimes sont remises sur un pied d’égalité.
Les lois relatives à la prescription de l’action publique étant d’application immédiate, ces nouveaux mécanismes sont immédiatement applicables à la répression des infractions commises avant l’entrée en vigueur de la loi du 21 avril 2021.
Pour les crimes au sein de l’Eglise, il est donc possible qu’une victime ancienne bénéficie d’un allongement de son délai de prescription si elle a été victime d’un pédocriminel sériel. C’est pourquoi il est utile d’enquêter, même sur des faits prescrits, pour rechercher une autre victime plus récente afin de s’aligner sur son délai de prescription. Mais si toutes les victimes sont très anciennes et les faits prescrits pour toutes, la prescription restera acquise.
Un second mécanisme a été voté qui se rapporte à la connexité entre les affaires : il a été introduit un acte interruptif de prescription, qui remet à zéro le compteur du délai de prescription. Le texte prévoit que la prescription peut être interrompue par un acte d’enquête, d’instruction, un jugement ou un arrêt dans une autre affaire concernant ce même auteur.
Une audition, par exemple, interrompt la prescription non seulement dans l’affaire considérée, mais aussi dans les autres procédures dans lesquelles serait reprochée au même auteur la commission d’un autre viol ou délit sexuel sur un enfant (notion de « connexité »).
Le Tribunal Judiciaire de Brest en a déjà fait application le 5 juillet 2021 pour des incestes commis au sein d’une fratrie. Il a jugé que la plainte déposée par l’un des enfants des années auparavant a interrompu le délai de prescription de la sœur victime du même père, ce qui lui a permis de bénéficier d’un délai de prescription bien plus long [5].
De la même manière, pour les crimes au sein de l’Eglise, une plainte déposée contre un prêtre pourrait interrompre le délai de prescription des autres victimes de ce même prêtre et faire courir un nouveau délai de prescription à compter de cet acte interruptif. Encore faut-il qu’une victime ait déposé plainte.
Ce dispositif améliore le sort des victimes mineures de violences sexuelles, mais est-ce suffisant ?
Cette réforme crée une sorte de « solidarité temporelle entre victimes » ; pour l’instant, l’initiative de cette solidarité est surtout entre les mains des associations qui lancent des appels à témoins et des hashtag (avec tout le risque d’entre soi qui en découle), mais la Justice ne devrait-elle pas se saisir de cette problématique qu’elle a engendrée, au nom de la solidarité nationale ?
Dans cette idée, en cas de dossier sériel, serait mis en place un portail étatique spécifique à l’affaire, par exemple un portail dédié aux violences sexuelles au sein de l’Eglise, où tout un chacun pourrait déposer un témoignage ou déposer plainte (avec fléchage vers le service déjà existant en ligne), mais encore méconnu par nombre de victimes [6] le portail se chargeant de centraliser les informations vers le Parquet.
L’autre question, celle de l’imprescriptibilité, est délicate juridiquement. Seuls les crimes contre l’humanité (génocides, crimes de guerres…), au sens strict du terme dans la mesure où celui-ci induit nécessairement une planification par un groupe visant à détruire un autre groupe, sont imprescriptibles en France.
Pour les crimes sexuels au sein de l’Eglise, compte tenu de leur ampleur dans un cadre systémique qui a permis (entretenu) le silence pendant des décennies, peut-on accepter que ces enfants victimes ne soient pas tous reconnus par la Justice ?
Sœur Margron, présidente de la Conférence des religieux et religieuses de France, a évoqué une notion intéressante, les « crimes contre l’humanité du sujet », qui pour autant ne recouvre pas la notion juridique de crime contre l’humanité avec planification. Ainsi, selon elle, les violences sexuelles dans l’Eglise sont des « crimes contre l’humanité du sujet intime, croyant, aimant. Comment s’en remettre ? Je ne sais pas. Nous n’avons pas fini de tout revisiter » [7].
La prescription dite « glissante » et l’interruption des délais instaurés par la loi du 21 avril 2021 contribuent à la reconnaissance des victimes d’un agresseur en série, mais pas de toutes les victimes. Notre réflexion peut encore évoluer dans un souci de reconnaissance de tous et d’égalité entre les victimes.