Dans le contexte d’une multiplication des agressions à l’encontre des élus, une protection renforcée au bénéfice de ces derniers apparaît comme une nécessité et était attendue par la plupart. Avec une augmentation de 32 % des agressions envers les élus en 2022 par rapport à 2021, ainsi qu’une hausse de 15 % en 2023 par rapport à 2022 selon le ministère de l’intérieur [1], une réponse législative est bienvenue.
C’est pourquoi la version finale du texte propose notamment : l’aggravation des sanctions en cas d’agression contre des élus, une peine de travail d’intérêt général, une circonstance aggravante en cas d’harcèlement moral ou encore l’automatisation de la protection fonctionnelle à destination des exécutifs des collectivités territoriales.
Une proposition fut toutefois l’objet d’une interrogation particulière, notamment par la presse, il s’agit de la modification du délai de prescription des délits d’injures et de diffamations publiques. Ce délai demeure toujours à 3 mois et s’inscrit dans une logique d’équilibre entre la liberté d’expression de l’auteur et la protection de l’individu diffamé ou injurié.
Bien qu’elle fut sagement écartée par la commission mixte paritaire, la proposition initiale du Sénat visait à modifier la loi du 29 juillet 1881 pour porter ce délai de prescription à 1 an au bénéfice de l’ensemble des personnes dépositaires de l’autorité publique, pas seulement des élus locaux.
Il convient de rappeler que l’article 65-3 de cette loi prévoyait déjà un délai de prescription d’un an pour les diffamations et injures dans le cas où elles avaient pour objet l’origine, l’appartenance ou la non-appartenance d’un individu à un sexe, race, religion, etc.
La question qui se pose alors est de savoir si la décision de retirer la proposition d’allongement du délai de prescription par la commission mixte paritaire est satisfaisante au vu des exigences légales et politiques, bien qu’en réalité la réponse est en suspend compte tenu du rapport de cette dernière.
I) La protection des élus : une urgence démocratique.
La volonté politique de la protection des élus se pare d’un intérêt démocratique incontestable, en effet, que dire d’une démocratie et de sa qualité si chaque projet ou position controversée d’un élu est susceptible de provoquer une réaction agressive à son encontre ? Que dire d’une démocratie dont les élus peuvent faire l’objet de diffamation et d’injure en masse ? Ce serait là le risque à moyen terme d’un glissement vers une politique du « pas de vague », néfaste pour les politiques publiques. Le danger d’un engagement décroissant vers la vie politique elle-même est à prendre en considération, sachant qu’en moyenne, un maire démissionne chaque jour depuis 2020 [2]. Enfin s’ajoute aussi le risque des atteintes à l’intégrité physique ou moral des élus et leurs proches.
C’est probablement l’anticipation de tels conséquences qui motiva les sénateurs à proposer la très controversée modification de la loi de 1881.
Le principal argument en faveur de cet allongement énoncé dans le rapport de la commission mixte paritaire [3] est celui de la difficulté pour les élus diffamés ou injuriés d’engager une procédure dans les temps.
En effet, selon l’article 65 alinéa 1 de la loi du 29 juillet 1881, le délai de prescription pour la diffamation et l’injure court à compter du jour où elles sont commises, indépendamment de la connaissance ou non des propos tenus par la personne qui en fait l’objet [4]. Compte tenu des violences de masse qui peuvent se faire de façon concomitante et sur une période étendue sur les réseaux sociaux, les élus éprouvent des difficultés compréhensibles à réaliser des procédures dans la limite du délai de prescription. Concrètement, il est en réalité impossible de réaliser une procédure à l’encontre de l’ensemble des auteurs dans le cadre d’une diffamation ou d’injure de masse sur les réseaux sociaux, ne serait-ce que pour l’identification des propos et des auteurs.
De plus, la rapporteur du Sénat souligne dans ce rapport que les élus voulant bénéficier de la protection fonctionnelle doivent la solliciter auprès de la collectivité ou de l’administration avant d’engager une procédure, ce qui soulève également des difficultés pour respecter le délai de prescription puisque cette étape n’est ni suspensive ni interruptive.
Enfin, le problème de l’inadéquation de la loi de 1881 avec les évolutions technologiques de l’information est centrale. Les réseaux sociaux, par une dimension instantanée et massive, semblent créer un déséquilibre entre la liberté d’expression et la protection des individus contre les dérives de cette dernière, en l’espèce la diffamation et l’injure. C’est à cela que la loi visant à protéger les élus locaux devait répondre.
Ces arguments, certes légitimes, ne sauraient toutefois être satisfaisants eu égard à d’autres exigences, à l’instar des libertés publiques.
II) Une protection indissociable de l’exigence d’intérêt public et de la liberté d’expression.
Bien qu’une protection renforcée des élus est nécessaire, elle ne peut et ne doit pas permettre aux élus de bénéficier d’avantages trop souples, au risque d’emporter également des conséquences néfastes pour la démocratie. Car une dérive inverse est envisageable par l’allongement de ce délai de prescription.
La première raison est celle d’une atteinte disproportionnée à la liberté d’expression, de presse et du droit à l’information du citoyen ainsi que des médias. Cela contraindrait ces derniers à éviter certains éléments de langage, accusations ou de partager certaines informations pendant une période excessivement longue, malgré l’intérêt public que peut présenter un tel contenu du fait de son objet, à savoir des représentants élus.
Et pour cause, comment garantir l’effectivité de la liberté de la presse si, sur une période d’un an pèse sur les rédactions et les journalistes une éventuelle procédure pour un article. Même s’ils ne seraient pas empêchés dans leur rôle, ils seraient contraints dans la diffusion d’informations puisque celle-ci pourrait entraîner des sanctions. A contrario le délai de trois mois semble en ce sens être le compromis idoine permettant l’équilibre entre liberté et protection.
La seconde raison est celle d’un risque non négligeable au niveau du calendrier électoral ou de contexte politique particulier, comme une crise. Un délai d’un an donnerait une latitude aux élus pour réaliser une suite judiciaire à la diffamation et à l’injure à un moment précis.
Ainsi peut-on envisager des situations comme les exemples suivants :
Un élu de l’opposition est à l’origine de la diffamation ou de l’injure, une procédure judiciaire opportune permet de discréditer plus facilement l’opposition dans un contexte déterminé.
Selon le contenu du propos injurieux ou diffamatoire il serait possible de faire ou de ne pas faire coïncider la procédure avec une élection.
D’attirer la sympathie du public au profit de l’élu diffamé ou injurié à un moment précis.
Il convient de souligner que dans la proposition initiale du Sénat, l’élargissement du délai de prescription se faisait également au bénéfice des élus nationaux et des candidats. Des procédures opportunistes dans un tel cadre pourraient, par une intervention possible sur une année entière, avoir des conséquences bien plus néfastes, en utilisant le cycle médiatique afin d’en maximiser l’impact.
En réalité, en se plaçant du point de vue citoyen, il est préférable de conserver un délai de prescription de 3 mois afin de faire connaître le plus rapidement possible l’issue d’une éventuelle procédure. Que ce soit sur la réalité de la diffamation ou de l’injure, par exemple dans le cas d’une exception de vérité, ou sur la reconnaissance de l’élu diffamé ou injurié comme victime. Les élus locaux étant le symbole de la démocratie de proximité, au plus proche du citoyen, il est souhaitable de fournir une réponse judiciaire et un cycle médiatique rapides, dans une logique d’intérêt public. Par ailleurs,on peut aussi estimer qu’il est préférable que l’élu victime bénéficie d’un délai court, particulièrement dans le cadre de la diffamation afin de « laver son honneur » le plus vite possible.
Ainsi peut-on se réjouir qu’en commission mixte paritaire, les députés négocièrent le retrait de cette proposition de rallongement de prescription au bénéfice de l’intérêt public et anticipèrent une probable saisine du Conseil Constitutionnel.
L’objet de la présente réflexion, bien qu’elle vise à apprécier le bien fondé de l’abandon de la proposition d’allongement, a également pour but de souligner que ce sujet demeure dans un tiroir parlementaire qui n’est pas fermé à clef.
III) La modification de la loi de 1881 écartée... pour l’instant.
Le débat n’est en effet pas fermé, c’est du-moins ce que l’on peut constater suite au travail de la commission mixte paritaire. Comme le montre son rapport, il semble que la principale raison de la suppression de l’article 2 bis du texte qui visait à modifier la loi de 1881 et allonger la prescription diffamatoire soit... un manque de temps. C’est ce que souligne notamment la rapporteur pour l’Assemblée nationale dans le rapport, Madame Violette Spillebout : « Je suis favorable au principe de son allongement [...] ce qui me pose un problème, en tant que responsable politique, c’est que ces modifications affecteront toute une profession sans que l’on ait suffisamment échangé avec ses représentants. Toucher à la loi de 1881 dans ces conditions ne me semble pas respectueux de la presse ni des journalistes, même s’ils ne sont pas notre cible. ».
L’abandon de la modification de la loi de 1881 dans ce texte est donc une question de forme et non de fond et c’est bien cette préoccupation qui ressort essentiellement des échanges de ce rapport. S’agissant d’une proposition qui n’est pas sans conséquence sur plusieurs libertés fondamentales, la légèreté du discours peut interpeller alors même que sur pareil sujet il est nécessaire de prendre le temps : celui de la conciliation entre les différentes exigences et libertés et la concertation des acteurs.
De surcroît, ce qui ressort également des échanges, c’est la responsabilité de l’Assemblée Nationale dans l’abandon de l’allongement selon les sénateurs. Ces derniers soulignent en effet que sans la modification des députés, à savoir l’allongement non plus pour l’ensemble des personnes dépositaires de l’autorité publique mais pour les élus locaux seulement, eu pour conséquence d’attirer davantage l’attention de la presse et suscita ainsi la polémique. Doit-on en conclure que sans cela, la loi de 1881 aurait pu être modifiée sans concertation ni étude des conséquences d’une telle modification comme celles soulevées plus haut ?
Il faut s’attendre à ce qu’une tentative de modification de la loi de 1881 intervienne de nouveau dans une forme plus favorable, et effectivement, toujours selon la rapporteur pour l’Assemblée Nationale : « Cela ne signifie pas que nous renonçons à traiter ce problème important pour les élus locaux ».
Si la question se repose de nouveau avec la composition actuelle du Parlement, il serait peu probable qu’intervienne une saisine institutionnelle du Conseil Constitutionnel via l’article 61 de la Constitution. A contrario, l’éventualité d’une saisine par QPC est plus probable par exemple via un organe de presse, afin d’interroger le Conseil sur la compatibilité d’un allongement de cette prescription avec le principe à valeur constitutionnelle de la liberté de la presse ou encore la liberté d’expression.
Toutefois, dans son considérant 37 d’une décision de 1984 [5] le Conseil estime que la limitation d’une liberté fondamentale est possible par la loi en vue de la concilier avec d’autres principes constitutionnels. Pourrait-on ainsi envisager un allongement du délai de prescription de la diffamation et de l’injure par une conciliation avec le droit au respect de sa vie privée par exemple, au bénéfice des élus ou plus largement des personnes dépositaires de l’autorité publique comme le souhaiterait le Sénat. Dans un contexte où les libertés individuelles bénéficient d’une protection étendue par le juge, la balance pourrait pencher en faveur d’une modification de ce délai.
Dans l’éventualité où le Conseil Constitutionnel ne sanctionnerait pas une telle loi d’inconstitutionnalité, une intervention du juge de la conventionnalité serait envisageable ainsi que de la CEDH, cette dernière étant particulièrement protectrice de la liberté de la presse. Cette logique serait au bénéfice de l’État de droit mais poserait une fois de plus le problème de la judiciarisation de la vie publique, qui plus est sur un sujet qui toucherait directement les élus et leurs sécurités.
Ainsi, bien qu’il semble nécessaire d’adapter la loi de 1881 à la réalité des réseaux sociaux et aux difficultés pour les élus, il n’est pas pour autant souhaitable qu’une telle modification s’affranchisse d’une réflexion sur les conséquences néfastes sur les libertés. D’autant plus qu’avec la proposition de loi portant création d’un statut d’élu local déjà déposée au Parlement, ainsi que le travail des États généraux de l’information qui doit aboutir prochainement, la question de la modification de la loi de 1881 pourrait sortir aussi vite qu’elle est entrée de son tiroir parlementaire.