Par un arrêt du 10 juillet 2024, la jurisprudence offre une nouvelle illustration de l’admission d’une preuve déloyale : la production d’un enregistrement, réalisé à l’insu de l’employeur, est susceptible d’être utilisée pour étayer des faits de harcèlement. [1]
Recevabilité de l’enregistrement clandestin.
Pour rappel, l’Assemblée Plénière a, par ses arrêts du 22 décembre 2023 [2], fixé la méthode s’imposant aux juges du fond quant à l’admission de la preuve illicite :
- les moyens de preuve obtenus de manière déloyale peuvent être présentés devant le juge,
- dès lors qu’ils sont indispensables à l’exercice du droit à la preuve du justiciable, sous réserve de ne pas porter une atteinte excessive aux droits fondamentaux de la partie adverse [3]
Ce faisant, en application de l’article 6-1 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme, l’illicéité ou la déloyauté d’un moyen de preuve ne conduit pas, nécessairement, à écarter celui-ci des débats.
En clair, le droit à la preuve permet une atteinte aux autres droits de manière équitable [4], à condition que la production de la preuve soit indispensable à son exercice et que l’atteinte soit strictement proportionnée au but recherché.
Dans l’arrêt du 10 juillet précité, une salariée licenciée pour cause réelle et sérieuse. Elle saisit le Conseil de prud’hommes aux fins de contestation de la rupture, estimant avoir été victime de harcèlement moral.
En guise preuve, la salariée produit une retranscription d’un enregistrement de son employeur, réalisé à son insu, au cours d’un entretien préalable : il y est rapporté des pressions exercées par l’employeur pour lui faire accepter une rupture conventionnelle.
La Cour d’appel juge l’enregistrement déloyal, estimant que, en l’espèce, la salariée avait d’autres choix que de produire l’enregistrement clandestin d’un entretien avec l’employeur pour prouver ses allégations de harcèlement.
Position censurée par la Haute cour. En effet, la Chambre sociale, au visa des articles 6, § 1, CEDH, 9 Code de procédure civile, L. 1152-1 et L. 1154-1 Code du travail, rappelle qu’une preuve obtenue de manière déloyale peut être produite dès lors qu’elle est indispensable à l’exercice du droit à la preuve.
En cas d’espèce, la salariée faisait valoir, à l’appui de ses allégations de harcèlement, qu’elle avait subi des pressions de la part de son employeur pour signer une rupture conventionnelle.
De sorte que « la production de l’enregistrement de l’entretien effectué à l’insu de l’employeur,
- était indispensable à l’exercice du droit à la preuve du harcèlement moral allégué, au soutien duquel la salariée invoquait, au titre des éléments permettant de présumer l’existence de ce harcèlement, les pressions exercées par l’employeur pour qu’elle accepte une rupture conventionnelle. »
Ainsi, « l’atteinte au respect de la vie personnelle de l’employeur était strictement proportionnée au but poursuivi. » En effet, l’attendu de l’arrêt commenté, rendu au visa des articles L. 1152-1 et L. 1154-1, dans sa rédaction antérieure à la loi n° 2016-1088 du 8 août 2016, du Code du travail est on ne peut plus clair :
« Il résulte de ces textes que pour se prononcer sur l’existence d’un harcèlement moral, il appartient au juge d’examiner l’ensemble des éléments invoqués par le salarié, en prenant en compte les documents médicaux éventuellement produits, et d’apprécier si les faits matériellement établis, pris dans leur ensemble, permettent de présumer l’existence d’un harcèlement moral. »
Dans l’affirmative, il revient au juge d’apprécier si l’employeur prouve que les agissements invoqués ne sont pas constitutifs d’un tel harcèlement et que ses décisions sont justifiées par des éléments objectifs étrangers à tout harcèlement.
Sous réserve d’exercer son office dans les conditions qui précèdent, le juge apprécie souverainement si le salarié établit des faits qui permettent de présumer l’existence d’un harcèlement et si l’employeur prouve que les agissements invoqués sont étrangers à tout harcèlement. [5]
En somme, la Haute assemblée confirme la possibilité de produire aux débats une preuve obtenue de manière déloyale, à condition que celle-ci soit indispensable à l’exercice du droit de la preuve et proportionnée au but recherché.
En l’espèce, « en se déterminant ainsi, alors que la salariée invoquait, au titre des éléments permettant de présumer l’existence d’un harcèlement moral, notamment le défaut de formation sur son nouveau poste de travail et le fait qu’elle avait été sanctionnée à plusieurs reprises, la cour d’appel, à laquelle il appartenait d’examiner ces éléments de fait et d’apprécier si ceux-ci, pris dans leur ensemble avec les autres éléments dont les éléments médicaux, permettaient de présumer l’existence d’un harcèlement moral, et, dans l’affirmative, si l’employeur démontrait que les mesures en cause étaient étrangères à tout harcèlement, n’a pas donné de base légale à sa décision. » [6]
C’est pour ainsi dire que les deux conditions pour la recevabilité d’un enregistrement clandestin en tant que moyen de preuve du harcèlement moral s’en trouvent réunies :
- l’enregistrement obtenu à l’insu de la partie défenderesse (l’employeur) est indispensable pour prouver un harcèlement subi par la salarié - prouver les pressions exercées par l’employeur pour faire signer à la salariée une rupture conventionnelle
- l’atteinte portée à la vie privée est proportionnée au but recherché - démontrer la matérialité du harcèlement.
En cela, le moyen de preuve litigieux est indispensable dans le cadre des formalités inhérentes à la rupture conventionnelle, dont le principe de la rupture, ainsi que les modalités y afférentes, sont discutés pendant un ou plusieurs entretiens [7]. [8]
Ici, la Cour d’appel s’est contentée de rejeter l’enregistrement clandestin, au motif que la salariée pouvait étayer, au travers d’autres modes de preuve, l’existence d’un harcèlement moral subi des mois durant.
Néanmoins, la censure exercée par la Haute assemblée tend à imposer, aux premiers juges, de vérifier si la salariée disposait, concrètement, d’autres d’alternatives à même de justifier les pressions visant à signer la rupture conventionnelle.
Sur ce point, s’agissant d’une procédure basée sur l’oralité, force est de relever que, dans cette affaire, il est difficile d’envisager une preuve différente.
En effet, au cas d’espèce, la salariée faisait valoir, à l’appui de ses allégations de harcèlement, qu’elle avait subi des pressions de la part de son employeur pour signer une rupture conventionnelle, dont l’étendue et la matérialité ne pouvaient être prouvées que par la retranscription de l’entretien réalisé à l’insu de l’employeur.
Pour la Cour de cassation, ce mode de preuve, bien que déloyal, fut indispensable à l’exercice du droit à la preuve de la salariée, en l’absence de tout autre élément lui permettant de prouver sa souffrance.
Régime de la preuve du harcèlement moral.
En matière de harcèlement moral, le régime de la preuve est posé par les articles L.1154-1, L.1152-1 à L.1152-3 et L.1153-1 Code du travail. En somme,
- d’une part, le salarié doit rapporter la preuve d’éléments laissant présumer l’existence d’un harcèlement.
- d’autre part, l’employeur, au vu de ces éléments de rapporter la preuve du caractère étranger à tout harcèlement des décisions qu’il a prises.
Ainsi, les faits matériellement établis, pris dans leur ensemble, doivent présumer un harcèlement moral. L’employeur devra prouver que ces faits ne sont pas constitutifs de harcèlement. De plus, les décisions prises, par lui, sont justifiées par des éléments objectifs étrangers à tout harcèlement.
À cet égard, les juges disposent d’un pouvoir souverain d’appréciation. Eu égard aux dispositions de l’article L1154-1 Code du travail :
« Lorsque survient un litige relatif à l’application des articles L1152-1 à L1152-3 et L1153-1 à L1153-4, le candidat à un emploi, à un stage ou à une période de formation en entreprise ou le salarié présente des éléments de fait laissant supposer l’existence d’un harcèlement » [9]
Sur la base de ces éléments, précise l’article précité, il incombe à l’employeur « de prouver que ces agissements ne sont pas constitutifs d’un tel harcèlement et que sa décision est justifiée par des éléments objectifs étrangers à tout harcèlement ». Partant, le juge forme sa conviction « après avoir ordonné, en cas de besoin, toutes les mesures d’instruction qu’il estime utiles ». [10]
En substance, la charge de la preuve du harcèlement moral ne pèse point, exclusivement, sur le salarié. Matériellement, celui-ci rapporte la preuve (les preuves) laissant présumer l’existence du harcèlement moral. Il s’ensuit que, au fond, il s’agit d’une présomption simple.
Surtout, c’est à l’employeur de démontrer que les faits rapportés, par le salarié, ne sont pas constitutifs de l’infraction de harcèlement moral. À défaut de quoi, il engage sa responsabilité sur le terrain de l’obligation légale de sécurité de résultat. [11]
Apport de la jurisprudence du 22 décembre 2023.
Depuis les arrêts de l’Assemblée Plénière de la Cour de cassation du 22 décembre 2023, il est désormais admis que les moyens de preuve obtenus de manière déloyale peuvent être présentés devant le juge civil.
Cependant, il convient de satisfaire une double condition : ces moyens de preuve sont indispensables à l’exercice du droit à la preuve, et ne portent point une atteinte excessive aux droits fondamentaux de la partie défenderesse. [12]
Ainsi donc, par l’arrêt du 10 juillet 2024, la Cour de cassation livre une nouvelle illustration de ce principe, en admettant la production d’un enregistrement réalisé à l’insu de l’employeur pour prouver des faits de harcèlement.
Du reste, il est fort à parier que d’autres jurisprudences viendront compléter la liste des procédés, déloyaux ou illicites, recevables en matière civile.
Preuve déloyale admise sous conditions.
Néanmoins, il importe de nuancer le principe d’admission de la preuve déloyale.
Dans un arrêt du 17 janvier 2024 [13], la Cour de cassation a rejeté la production d’un enregistrement clandestin par un salarié s’estimant victime de harcèlement moral.
Ici, les Hauts juges estiment que la production de cet enregistrement n’était pas indispensable au soutien de la demande du salarié : d’autres éléments de preuve qu’il avait produits permettaient, à eux seuls, de laisser supposer l’existence du harcèlement moral :
« En l’espèce, la cour d’appel qui a, d’une part relevé que le médecin du travail et l’inspecteur du travail avaient été associés à l’enquête menée par le CHSCT et que le constat établi par le CHSCT dans son rapport d’enquête du 2 juin 2017 avait été fait en présence de l’inspecteur du travail et du médecin du travail, d’autre part retenu, après avoir analysé les autres éléments de preuve produits par le salarié, que ces éléments laissaient supposer l’existence d’un harcèlement moral, faisant ainsi ressortir que la production de l’enregistrement clandestin des membres du CHSCT n’était pas indispensable au soutien des demandes du salarié, a légalement justifié sa décision. »
Ici, la Cour de cassation rappelle la possibilité de produire aux débats une preuve obtenue de manière déloyale, à condition que celle-ci soit indispensable à l’exercice du droit de la preuve et proportionnée au but recherché. Tel n’est pas le cas, quand d’autres éléments de preuve sont susceptibles de caractériser les faits de harcèlement
Preuve illicite ou déloyale : illustrations jurisprudentielles.
Dans sa jurisprudence antérieure, la Cour régulatrice rejetait le procédé de preuve obtenu déloyalement.
En ce sens, il a été jugé que le salarié peut rapporter des éléments dont il a eu connaissance au travail sans qu’on lui reproche le vol de documents, dans la mesure où ces documents lui permettent strictement d’assurer sa défense face aux reproches qui lui sont faits en justice :
« Le fait justificatif lié à la défense prud’homale du salarié qui s’est approprié, en les photocopiant, des documents appartenant à son employeur, ne joue que si et dans la mesure où les documents ainsi photocopiés sont strictement nécessaires au salarié pour les besoins de sa défense ; qu’à elle seule, la concomitance entre la notification d’un licenciement et un vol de documents ne saurait établir le fait justificatif dont s’agit ; qu’en se déterminant comme elle l’a fait sur la foi d’un motif inopérant et sans chercher si les vols litigieux portaient sur des documents strictement nécessaires à la défense du mis en examen, la cour a encore privé sa décision de tout motif et des conditions essentielles de son existence légale. » [14]
En clair, le fait de reprographier des documents de travail sans autorisation de l’employeur n’est pas en soi suffisant pour permettre d’écarter des débats une preuve présentée par le salarié.
Sur un autre registre, pour demander l’annulation d’une rupture conventionnelle, des faits de harcèlement moral ne suffisent pas, dans la mesure où il faut rapporter la preuve d’un vice du consentement induit par la violence morale :
« La salariée était au moment de la signature de l’acte de rupture conventionnelle dans une situation de violence morale du fait du harcèlement moral dont elle a constaté l’existence et des troubles psychologiques qui en sont résultés. » [15].
En cela, notons que l’annulation de l’acte de rupture conventionnelle produit les effets d’un licenciement sans cause réelle et sérieuse.
Dit autrement, en application des dispositions de l’article L. 1237-11 du Code du travail, en l’absence de vice du consentement, l’existence de faits de harcèlement moral n’affecte pas en elle-même la validité de la convention de rupture intervenue. Dans un arrêt de principe, au visa des articles L. 1237-11, L. 1152-1 et L. 1152-3 Code du travail, la Cour de cassation a statué en ces termes :
« Pour déclarer nulle la rupture conventionnelle, l’arrêt retient qu’un salarié peut obtenir l’annulation de la rupture de son contrat de travail dès lors qu’il établit qu’elle est intervenue dans un contexte de harcèlement moral, sans avoir à prouver un vice du consentement, que la salariée n’invoque en l’espèce aucun vice du consentement mais que, le harcèlement moral étant constitué, il convient de constater la nullité de la rupture conventionnelle ;
Qu’en statuant ainsi, alors qu’en l’absence de vice du consentement, l’existence de faits de harcèlement moral n’affecte pas en elle-même la validité de la convention de rupture intervenue en application de l’article L. 1237-11 du code du travail, la cour d’appel a violé les textes susvisés. » [16]
En outre, s’agissant de l’atteinte à la vie personnelle, celle-ci doit être strictement proportionnée au but recherché. Il suit de là que le message vocal laissé par l’employeur sur le téléphone du salarié n’est pas couvert par la rigoureuse confidentialité :
« Si l’enregistrement d’une conversation téléphonique privée, effectué à l’insu de l’auteur des propos invoqués, est un procédé déloyal rendant irrecevable en justice la preuve ainsi obtenue, il n’en est pas de même de l’utilisation par le destinataire des messages écrits téléphoniquement adressés, dits S. M. S., dont l’auteur ne peut ignorer qu’ils sont enregistrés par l’appareil récepteur. » [17]
En dernière analyse, selon les cas et les possibilités matérielles et humaines dont disposent le salarié, l’illicéité ou la déloyauté d’un moyen de preuve ne conduit pas mécaniquement à écarter celui-ci des débats.
Principe fondateur du procès civil, le droit à la preuve reconnu au justiciable est de nature à justifier une atteinte aux autres droits des tiers- en l’occurrence l’employeur, de manière proportionnée. Sous une double condition : la production de la preuve doit être indispensable à l’exercice de ce droit à la preuve - droit élémentaire ; et que l’atteinte soit strictement proportionnée au but recherché- justifier les faits de harcèlement.