Salariés : quelles sont les limites de votre liberté d’expression ?

Par Judith Bouhana, Avocat.

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Explorer : # liberté d'expression # propos injurieux # communication électronique # vie privée

Très encadrée par le législateur (articles L1121-1, L 2281-1 du Code du travail, article 9 du Code civil etc…), la liberté d’expression du salarié est garantie par les juges qui en sanctionnent les abus et assurent son adaptation à l’évolution de la société et de ses modes de communication.

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En 2013 c’est la tolérance des juges à l’égard d’un langage jugé hier injurieux, mais aujourd’hui apprécié différemment dans un contexte professionnel spécifique, et les problématiques des communications électroniques des salariés qui marquent l’attention.

Les principes de base sont inchangés : le salarié bénéficie d’une liberté d’expression dans sa vie professionnelle sous réserve de ne pas en abuser. L’employeur peut restreindre cette liberté dans la mesure où cela est justifié par la tâche à accomplir et proportionné au but recherché.

I - Les limites de la liberté d’expression du salarié : en fonction du langage utilisé et du contexte professionnel

Les juges considèrent comme abusifs les propos injurieux, diffamatoires ou excessifs, mais apprécient les limites de la liberté d’expression du salarié en fonction du contexte professionnel.

Dans un arrêt du 27 mars 2013, la Cour de cassation (chambre sociale numéro de pourvoi 11-19 734) désapprouve la Cour d’appel qui a jugé abusif le comportement du salarié sans caractériser le caractère injurieux, diffamatoire ou excessif des propos qu’il a tenus.

La Cour de cassation impose donc aux juges du fond d’abord de caractériser un langage injurieux, diffamatoire ou excessif avant de se prononcer sur l’existence d’un abus.

Mais la Cour de cassation fait preuve d’une particulière souplesse à l’égard du langage utilisé par le salarié selon le contexte professionnel.

La décision du 27 février 2013 de la Cour de cassation (chambre sociale pourvoi numéro 11-27 474) en est une illustration (précédent : 29 février 2012 chambre sociale pourvoi numéro 10-15 043) :

Un salarié membre du comité d’entreprise et du comité de groupe est licencié pour faute grave parce qu’il aurait tenu des propos injurieux à l’égard du directeur des ressources au cours d’une réunion du comité d’entreprise.

Or le salarié avait notamment déjà été sanctionné par deux avertissements pour avoir abusé de sa liberté d’expression, son licenciement avait été autorisé par l’inspection du travail et les termes employés par le salarié étaient incontestablement grossiers et insultants  : « vous êtes un trou du cul, vous ! » …« là, M. Z... est sur le perchoir, comme un vautour qui se dit : avec cela, je vais le niquer, je vais lui faire son cul  ».

Néanmoins, la Cour de cassation approuve la Cour d’appel d’avoir constaté que ce salarié disposant de 20 ans d’ancienneté dans l’entreprise « avait tenu, au cours de la réunion du comité d’entreprise du … 2009, les propos qui lui étaient reprochés dans un contexte de vive tension opposant les représentants du personnel et la direction ; qu’elle a pu en déduire que ce comportement ne rendait pas impossible le maintien du salarié dans l’entreprise, et ne constituait pas une faute grave ».

Dans le fil de cette jurisprudence les juges du fond apprécient la notion d’abus du droit d’expression à l’aune du contexte dans lequel le salarié a évolué :

Ainsi la cour d’appel de Rennes (7ème Chambre Prud’hommes No Répertoire général : 11/06623) s’est prononcée le 13 février 2013 en faveur d’une salariée dont les propos n’ont pas été reconnus abusifs.

Ayant fait l’objet d’un licenciement pour faute grave, il était reproché à la salariée d’avoir tenu des propos injurieux à l’égard de l’employeur lors d’un entretien avec celui-ci.

Pour juger du caractère abusif des propos tenus la Cour d’appel a tenu compte de 3 éléments :

- du contexte de licenciement collectif pour motif économique dans lequel la salariée s’exprimait
- du fait que ses propos ont été tenus à l’intérieur de l’entreprise
- lors d’un entretien sollicité par l’employeur

Sur le fondement de l’article L 2281-1 du Code du travail et du droit du salarié d’exprimer son opinion sur ses conditions d’exercice, et bien que constatant que les propos de la salariée ont sans doute été excessifs, la Cour en conclue, que « dans ce contexte, Madame X... n’a fait qu’user de son droit à la liberté d’expression ».

II - Les limites de la liberté d’expression du salarié : en fonction des moyens de communication utilisés

La complexité des modes de communication a créé une jurisprudence technique, adaptée aux nouveaux outils de communication tels que les courriels, clefs USB, Facebook, Twitter, etc….

Les juges tendent à protéger la vie privée et la communication personnelle du salarié dans l’entreprise. Néanmoins il appartient au salarié de prendre toutes les mesures pour conserver à sa communication son caractère personnel.

Quelques décisions récentes illustrent les moyens dont dispose le salarié pour prémunir sa communication personnelle de tout caractère abusif.

A- La communication électronique du salarié : le salarié doit identifier ses fichiers et courriels comme "personnel" (précédent : Cour de Cassation chambre sociale 26 janvier 2012 pourvoi numéro 11-10-189)

Il a été jugé précédemment que la messagerie personnelle et identifiée comme telle du salarié relève de sa vie privée et ne peut être utilisée par l’employeur comme motif de licenciement (chambre sociale 15 décembre 2010 pourvoi numéro 08-42 486).

A contrario, le salarié qui utilise un fichier professionnel non identifié comme personnel peut faire l’objet d’une sanction de l’employeur si le contenu du fichier révèle une faute du salarié (s’agissant d’une utilisation détournée de l’ordinateur professionnel par le salarié qui enregistrait des photos à caractère pornographique) (chambre sociale 10 mai 2012 pourvoi numéro 11-13 884).

Dès lors que le salarié utilise la messagerie professionnelle pour adresser des messages à caractère privé il a été jugé que ces messages pouvaient être lus par l’employeur mais ne pouvaient pas être utilisés pour sanctionner le salarié (chambre sociale 5 juillet 2011 pourvoi numéro 10-17 284 et 10 mai 2012 pourvoi numéro 11-11 252).

Le salarié doit être prudent :

Et ne pas utiliser même avec « de bonnes intentions » la messagerie professionnelle de son employeur pour transmettre un message d’ordre privé (courriel adressé par l’assistante du PDG à un collègue très malade en fin de vie via la messagerie du PDG) (Cour de Cassation chambre sociale 16 mai 2013 pourvoi numéro 12- 13 372)

Ni transmettre même par inattention un message personnel via la messagerie électronique professionnelle (un salarié avait mis malencontreusement en copie d’un message personnel critiquant l’entreprise une salariée de l’entreprise qui l’a transmis à l’employeur) (Cour de cassation chambre sociale 2 février 2011 numéro 09-72 313).

Dans une récente décision du 19 juin 2013 (Cour de Cassation chambre sociale numéro de pourvoi 12-1238), le salarié avait intégré dans le disque dur de son ordinateur professionnel des messages qu’il avait reçus de sa messagerie personnelle sans précisément les identifier comme personnel.

La Cour de cassation considère qu’à défaut d’avoir été identifiés comme personnels les messages qui émanent de la messagerie personnelle du salarié et qui sont intégrés dans l’ordinateur professionnel perdent leur caractère privé et deviennent professionnels.

B - Les informations contenues dans la clé USB personnelle du salarié connecté à l’ordinateur professionnel sont présumées professionnelles.

Les informations confidentielles enregistrées par une salariée sur sa clé USB personnelle connectée à son ordinateur professionnel perdent leur caractère personnel et peuvent être utilisées par l’employeur pour sanctionner le salarié (Cour de Cassation chambre sociale arrêt du 12 février 2013 pourvoi numéro 11-28 649).

C - Facebook et MSN : les messages restent personnels si le salarié en a limité l’accès (Cour de Cassation 1e civile 10 avril 2013 pourvoi numéro 11-19530 - Cour d’appel de Lyon Chambre sociale A 13 mars 2013 No Répertoire général : 12/05390)

Les communications sont considérées comme privées ou publiques en fonction des paramétrages effectués par le salarié utilisateur sur sa page Facebook (Cour d’appel de Rouen chambre sociale arrêt du 15 novembre 2011).

Il appartient au salarié de s’assurer et de justifier qu’il a limité l’accès à son « mur » afin de conserver à sa communication un caractère privé (Cour d’appel de Besançon chambre sociale 15 novembre 2011)

Il appartient à l’employeur qui conteste le caractère privé des communications du salarié d’établir que celui-ci n’aurait pas limité le partage de ses informations sur son compte Facebook (chambre sociale cour d’appel de Rouen arrêt précité ).

Si le salarié justifie qu’il a limité l’accessibilité de sa communication sur Facebook MSN aux seules personnes qu’il a agréées, ses propos restent d’ordre privé (1e chambre civile 10 avril 2013 pourvoi numéro 11-19 530 à propos d’une salarié assignée par son ancien l’employeur pour le contenu de sa page Facebook et sur MSN).

Tel n’est pas le cas du salarié licencié pour faute lourde par son employeur suite au contenu de la page personnelle Facebook du salarié mis en ligne accessible depuis un moteur de recherche Google.

Deux éléments sont retenus par les juges du fond : un accès non restreint « confidentialité des échanges non limités » rendant le contenu public et non d’ordre privé, et un abus du droit d’expression « propos dénigrant qui dépassent le cadre normal de la liberté d’expression » :

« Le constat d’huissier dressé le 22 juillet 2010 démontre que le site litigieux, hébergé par le salarié sur une page personnelle de son fournisseur d’accès à internet Free, a été librement accessible depuis un moteur de recherche et depuis un lien hypertexte figurant sur sa page Facebook sur laquelle la confidentialité des échanges n’a pas été limitée, de sorte que la diffusion du site et tout échange s’y rapportant doit être considéré comme relevant du domaine public…
Ce site, dont la première page peut faire penser à un site officiel et qui est directement accessible par un moteur de recherche en tapant ’Eperly’ contient des propos dénigrants qui dépassent le cadre normal de la liberté d’expression et constituent un abus dudit droit .
Ils revêtent la qualification de faits fautifs"
.

Article L 1121-1 du Code du travail : « Nul ne peut apporter aux droits des personnes et aux libertés individuelles et collectives de restrictions qui ne seraient pas justifiées par la nature de la tâche à accomplir ni proportionnées au but recherché »

Article L2281-1 du Code du travail : « Les salariés bénéficient d’un droit à l’expression directe et collective sur le contenu, les conditions d’exercice et l’organisation de leur travail. »

Article 9 du Code civil : « Chacun a droit au respect de sa vie privée. Les juges peuvent, sans préjudice de la réparation du dommage subi, prescrire toutes mesures, telles que séquestre, saisie et autres, propres à empêcher ou faire cesser une atteinte à l’intimité de la vie privée : ces mesures peuvent, s’il y a urgence, être ordonnées en référé. »

Judith Bouhana Avocat spécialiste en droit du travail
www.bouhana-avocats.com

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