La question de la légalité de l’utilisation des systèmes de géolocalisation pour contrôler la durée du travail des salariés a fait l’objet de nombreux débats juridiques. L’arrêt rendu par la chambre sociale de la Cour de cassation le 25 septembre 2024 [2] apporte un éclairage précieux sur cette problématique.
Contexte de l’affaire.
M. [T] [O], engagé en qualité de distributeur de journaux et d’imprimés publicitaires par la société Mediapost depuis le 5 janvier 2009, contestait la mise en place, à compter de décembre 2014, d’un système de géolocalisation dénommé "Distrio" destiné à contrôler le temps de travail des distributeurs. Estimant que ce dispositif portait atteinte à sa liberté dans l’organisation de son travail et à sa vie privée, le salarié a pris acte de la rupture de son contrat le 12 février 2015, considérant cette rupture comme un licenciement sans cause réelle et sérieuse.
Les arguments des parties.
Le salarié soutenait que l’utilisation de la géolocalisation pour contrôler sa durée de travail n’était pas justifiée, notamment parce qu’il disposait d’une liberté dans l’organisation de son travail. Il invoquait l’article L1121-1 du Code du travail, selon lequel "nul ne peut apporter aux droits des personnes et aux libertés individuelles et collectives de restrictions qui ne seraient pas justifiées par la nature de la tâche à accomplir ni proportionnées au but recherché".
De son côté, la société Mediapost argumentait que le système de géolocalisation était le seul moyen efficace pour contrôler le temps de travail de ses salariés, compte tenu des spécificités de leur activité exercée majoritairement en dehors de l’entreprise et sans horaires fixes.
La décision de la Cour d’appel.
La cour d’appel d’Angers, dans son arrêt du 10 février 2022, avait débouté le salarié de ses demandes, estimant que le système de géolocalisation mis en place par l’employeur ne portait pas atteinte à sa vie privée. Elle considérait que, dans le cadre spécifique de la modulation du temps de travail et de l’absence d’horaires fixes, ce dispositif apparaissait comme le seul moyen possible pour contrôler le temps de travail et limiter les contentieux liés à la contestation du système de pré-quantification.
L’analyse de la Cour de cassation.
La Cour de cassation, saisie du pourvoi formé par le salarié, a cassé partiellement l’arrêt de la cour d’appel. Elle a rappelé les dispositions de l’article L1121-1 du Code du travail et a souligné que "l’utilisation d’un système de géolocalisation pour assurer le contrôle de la durée du travail n’est licite que lorsque ce contrôle ne peut pas être fait par un autre moyen, fût-il moins efficace".
La Haute juridiction a reproché à la cour d’appel de ne pas avoir caractérisé l’absence de liberté du salarié dans l’organisation de son travail, ni démontré que la géolocalisation était le seul moyen permettant d’assurer le contrôle de la durée du travail. Elle a considéré que les motifs invoqués par la cour d’appel étaient inopérants et insuffisants pour justifier l’atteinte portée aux libertés individuelles du salarié.
Les implications de l’arrêt.
Cet arrêt réaffirme le principe selon lequel la géolocalisation, en tant que moyen de surveillance, doit être utilisée avec parcimonie et dans le respect des libertés individuelles des salariés. Il incombe à l’employeur de prouver que :
- Le salarié ne dispose pas d’une liberté dans l’organisation de son travail.
- La géolocalisation est le seul moyen possible pour contrôler la durée du travail, aucune autre alternative, même moins efficace, n’étant envisageable.
En l’absence de ces justifications, l’utilisation d’un tel dispositif est illicite et constitue une atteinte aux droits des salariés.
La liberté dans l’organisation du travail.
La notion de liberté dans l’organisation du travail est cruciale. Un salarié qui peut déterminer librement ses horaires et sa manière d’exécuter ses tâches ne peut être soumis à une surveillance intrusive sans justification valable. La Cour de cassation insiste sur la nécessité de respecter cette autonomie, sauf si des impératifs légitimes l’exigent.
L’obligation de proportionnalité et de nécessité.
L’employeur doit respecter le principe de proportionnalité, c’est-à-dire que les mesures de surveillance doivent être nécessaires et proportionnées au but recherché. Comme le stipule l’article L1222-4 du Code du travail, "Aucune information concernant personnellement un salarié ne peut être collectée par un dispositif qui n’a pas été porté préalablement à sa connaissance". De plus, l’article L1121-1 impose que toute restriction aux libertés individuelles soit justifiée par la nature de la tâche à accomplir.
Les alternatives à la géolocalisation.
Avant de recourir à la géolocalisation, l’employeur doit envisager des moyens moins intrusifs pour contrôler le temps de travail. Par exemple, la mise en place de feuilles de temps, d’horaires planifiés ou de rapports d’activité peut constituer des solutions adéquates. La Commission nationale de l’informatique et des libertés (CNIL) recommande d’ailleurs de privilégier ces alternatives lorsque cela est possible.
Les obligations en matière d’information et de transparence.
L’employeur est tenu d’informer et de consulter les instances représentatives du personnel avant de déployer un dispositif de géolocalisation. Chaque salarié doit être informé individuellement de la finalité du dispositif, des données collectées et de ses droits en matière d’accès et de rectification.
Conclusion.
L’arrêt du 25 septembre 2024 marque une étape importante dans la jurisprudence relative à l’utilisation de la géolocalisation pour le contrôle du temps de travail. Il rappelle avec fermeté que les libertés individuelles des salariés doivent être respectées et que toute atteinte doit être strictement justifiée et proportionnée.
Les employeurs doivent faire preuve de vigilance et s’assurer que de tels dispositifs ne sont utilisés que lorsque cela est absolument nécessaire et qu’aucune autre alternative n’est envisageable. À défaut, ils s’exposent à des sanctions et à la remise en cause de la licéité des preuves collectées.
Cet arrêt constitue un rappel salutaire des principes fondamentaux du droit du travail en matière de respect de la vie privée et des libertés individuelles, invitant les entreprises à concilier efficacement le contrôle de l’activité avec le respect des droits des salariés.