A l’ère où les frontières géographiques et les supports physiques deviennent de plus en plus flous, l’élaboration d’un cadre juridique adapté aux défis de la création et de la diffusion d’œuvres numériques est devenue une préoccupation centrale pour les législateurs, les créateurs, et les défenseurs des droits de la propriété intellectuelle.
Dans l’économie moderne, le droit d’auteur a évolué pour devenir un élément essentiel de la stratégie. De nos jours, la véritable richesse n’est pas matérielle, elle est plutôt abstraite et immatérielle. Dans ce contexte, la propriété intellectuelle joue un rôle central, car dans une économie axée sur les idées et l’innovation en tant que créations de valeur, il est tout à fait logique que les acteurs cherchent à protéger leurs idées, ou du moins, les avantages économiques qu’ils peuvent en tirer.
Toutefois, vers la fin des années 70, avec le développement de la photographie, du cinéma, de la radio, des logiciels, et des bases de données, la possibilité de reproduire des œuvres est devenue accessible à tous les consommateurs qui avaient acquis (ou utilisé) des équipements de reproduction. Les modes de reproduction de la copie privée ont évolué en passant des supports physiques tels que les cassettes vidéos et le DVD, au numérique qui peut prendre plusieurs formes, à savoir les réseaux pair-à-pair, le cloud ou encore le streaming.
Il est donc légitime de poser la question suivante : est-ce que le droit d’auteur demeure un pouvoir sur l’œuvre, ou bien existe-t-il une dérogation à ce principe ?
Conditions pour qu’une œuvre soit protégée.
Tout d’abord, il convient de préciser qu’une œuvre de l’esprit n’est pas protégée ipso facto, Pour qu’elle accède à la protection, elle devrait remplir deux critères distincts, et ce, sans tenir compte de la forme d’expression de cette œuvre :
- Elle doit se manifester par une expression ou une forme concrète. Par exemple, elle pourrait être enregistrée sur un support tel que photographique, magnétique, papier, numérique, etc ;
- Elle doit être originale et distincte, reflétant ainsi l’empreinte de la personnalité de l’auteur, ce qui signifie qu’elle doit apporter une plus-value intellectuelle unique.
Les droits exclusifs de l’auteur.
Les droits exclusifs de l’auteur sont automatiquement acquis à partir du moment où l’œuvre est créée, sans nécessiter de formalités particulières. Ces droits lui confèrent le pouvoir de superviser la reproduction et la représentation de son œuvre. Les droits patrimoniaux de l’auteur, tels que le droit de reproduction et le droit de représentation, lui donnent la capacité de s’opposer à toute tentative d’exploitation de son œuvre entreprise par un tiers.
En plus des droits patrimoniaux, il existe un ensemble de droits moraux qui reflètent la relation personnelle entre l’auteur et son œuvre. Ils sont conçus pour préserver l’intégrité de l’œuvre et protéger les intérêts personnels et créatifs de l’auteur vis-à-vis de son travail. Ces droits moraux comprennent le droit de paternité, qui exige que le nom de l’auteur soit mentionné chaque fois que l’œuvre est reproduite ou représentée ; le droit au respect de l’intégrité de l’œuvre, garantissant que l’œuvre ne soit pas modifiée ou altérée d’une manière qui pourrait porter atteinte à sa qualité ou à son l’intention ; le droit à l’honneur et à la réputation de l’œuvre, protégeant l’œuvre contre toute utilisation qui pourrait la dégrader ou la présenter de manière préjudiciable à l’auteur ; le droit de divulgation, qui permet à l’auteur de décider du moment où son œuvre sera rendue publique pour la première fois ; le droit de retrait et de repentir, qui permet à l’auteur de retirer son œuvre de la circulation ou de la corriger, à condition de compenser d’éventuels cessionnaires de droits d’exploitation.
Bien que le droit moral soit perpétuel, inaliénable et incessible et que la protection que confèrent les droits patrimoniaux subsiste jusqu’à 70 ans après la mort de l’auteur, ces droits exclusifs connaissent une limitation qui permettent aux particuliers, en contrepartie d’une rémunération, d’exercer certains actes sans autorisation préalable. C’est le cas de la copie privée.
Les caractéristiques de la copie privée.
La copie privée représente une dérogation au droit d’auteur, agissant comme une compensation financière qui autorise les consommateurs à effectuer des copies à des fins personnelles. Cette redevance contribue au financement d’événements culturels et à la rémunération des ayants-droits. En d’autres termes, elle constitue une forme d’indemnisation versée à l’auteur principal de l’œuvre, en échange de la perte de son monopole sur ladite œuvre.
Cette exception vise à autoriser le titulaire légitime d’une œuvre protégée à réaliser une copie réservée strictement à un usage personnel et non commercial, permettant ainsi la reproduction dans un cadre familial. Le professeur Pierre-Yves Gautier soutient que même une reproduction qui n’est pas strictement personnelle (comme une photocopie partagée avec un camarade ou l’envoi d’un e-mail à un cercle très restreint d’internautes) devrait échapper aux droits exclusifs de l’auteur. Cette perspective doctrinale a été validée par un arrêt de la Cour d’appel de Paris en date du 4 avril 2007, qui considère que l’usage privé ne se limite pas à une utilisation strictement individuelle, mais peut également profiter à un cercle restreint de personnes ayant des liens familiaux ou amicaux entre elles.
Toutefois dans certains cas, la copie privée peut porter atteinte à l’exploitation normale de l’œuvre. Vu l’absence d’une véritable solution proposée par le droit pour protéger l’œuvre de l’auteur, l’innovation technique a permis de freiner la multiplication des copies privées qui, admettons-le, comptent sur la bonne foi du consommateur plus que sur le droit.
Il y a donc d’un côté, la demande des utilisateurs qui revendiquent le droit d’accéder aux œuvres et de les utiliser, la copie privée étant l’un des moyens pour y parvenir.
D’un autre côté, il y a la demande des détenteurs de droits qui souhaitent exercer un contrôle total sur leurs droits de propriété intellectuelle, remettant ainsi en question le système légal de rémunération pour copie privée en le considérant comme obsolète, et plaidant logiquement en faveur d’une gestion directe des conditions de la copie privée, y compris la fixation de sa compensation financière.
Copie privée et jurisprudence.
Dans une affaire illustrée dans le jugement initial rendu le 30 avril 2004, qui é été modifié par un arrêt de la Cour d’appel de Paris du 22 avril 2005, puis annulé par une décision de la Cour de cassation du 28 février 2006, et enfin renvoyé devant la Cour d’appel de Paris, qui a été saisie à nouveau, le demandeur a fait valoir qu’il avait acheté un appareil combinant les fonctions de magnétoscope et de lecteur de DVD dans le but éventuel d’effectuer une copie sur une cassette vidéo VHS d’une œuvre enregistrée sur un support numérique DVD, et ce, dans le cadre d’un usage strictement personnel. Il a mentionné qu’il avait tenté, en vain, de réaliser une copie privée analogique à partir d’un DVD du film "Mulholland Drive", en raison de la mise en place d’un dispositif technique de protection sur le support numérique, dont il n’était fait aucune mention sur la jaquette du DVD.
Les premiers juges ont considéré que la copie d’une œuvre filmographique éditée sur un support numérique pouvait porter atteinte à l’exploitation normale de l’œuvre, rejetant ainsi la demande du demandeur. Tel n’était pas l’avis des juges de la Coup d’appel qui ont justifié la légitimité de la position du demandeur par le fait que l’auteur percevait une rémunération pour copie privée, et donc la copie de DVD ne pouvait en rien nuire à l’exploitation normale de son œuvre.
La Cour Suprême a, quant à elle, annulé la décision de la cour d’appel sous prétexte qu’elle a d’une part, violé l’article 9.2 de la convention de Berne qui fait exception au droit de copie dans les cas qui ne portent pas atteinte à l’exploitation normale de l’œuvre, et d’autre part, les articles L122-5 et L211-3 du Code de la propriété intellectuelle qui énoncent que la réalisation de copies ne doit pas avoir d’effet préjudiciable sur l’exploitation économique de l’œuvre.
A cet effet, les juges ont écarté l’exception pour copie privée, et ce, en considération des risques inhérents au nouvel environnement numérique en ce qui concerne la préservation des droits d’auteur, ainsi que de l’importance économique que représente l’exploitation de l’œuvre sous forme de DVD, pour le remboursement des coûts de production cinématographique.
La cour d’appel de renvoi a adopté la même position que la Cour suprême en validant la légalité des dispositifs anti-copie. Elle a jugé que la copie privée n’est pas considérée comme un droit, mais plutôt comme une exception prévue par la loi au principe interdisant de reproduire intégralement ou partiellement une œuvre protégée
Conclusion.
La coexistence des mesures techniques de protection (MTP) et de la copie privée, mettant souvent en scène un antagonisme entre l’auteur de l’œuvre et le consommateur, est une entreprise complexe qui nécessite un rééquilibrage constant.
Les éléments de cet équilibre sont en constante évolution en raison des progrès technologiques, des changements dans les habitudes sociales et commerciales, ainsi que des positions parfois rigides des différentes parties prenantes. Ces enjeux sont considérables pour les divers acteurs impliqués, qu’il s’agisse de consommateurs, d’industriels, de créateurs, d’interprètes, de producteurs ou de distributeurs.
Il est ainsi confirmé que la copie privée, malgré sa simplicité apparente, constitue un véritable défi sociétal. Pour relever ce défi, il est sage de reconnaître qu’aucun pouvoir ou acteur isolé ne peut y parvenir. La collaboration et la concertation entre toutes les parties prenantes sont indispensables pour trouver des solutions équilibrées et adaptées à cet enjeu complexe.