C’est un sujet d’une actualité brûlante et absolument passionnant, avec la création d’une juridiction spécialisée, la Chambre 5 Pôle 12 de la Cour d’Appel de Paris.
I. L’encadrement normatif de la protection de l’environnement et du devoir de vigilance.
La protection de l’environnement est actuellement assurée par la Charte de l’environnement de 2004, intégrée au bloc de constitutionnalité et composée de 10 articles relatifs au droit de chaque homme de vivre dans un environnement sain.
Elle comprend, à ce titre, des droits et surtout des devoirs, qui s’imposent à toute personne, y compris les personnes morales.
Récemment, le Conseil constitutionnel a d’ailleurs érigé la protection de l’environnement comme objectif à valeur constitutionnelle.
C’est également grâce à deux lois récentes que le législateur a renforcé la protection de l’environnement.
D’abord, la loi n°2016-1087 du 8 aout 2016 pour la reconquête de la biodiversité, de la nature et des paysages a inséré dans le Code Civil un Chapitre 3 consacré à « la réparation du préjudice écologique », l’Article 1247 de ce Code le définissant comme « une atteinte non négligeable aux éléments ou aux fonctions des écosystèmes ou aux bénéfices collectifs tirés par l’homme de l’environnement ».
Ensuite, la loi n°2017-399 du 27 mars 2017 relative au devoir de vigilance des sociétés mères et des entreprises donneuses d’ordre a complété le dispositif normatif applicable en France en matière de responsabilité sociétale des entreprises en créant l’obligation, pour les sociétés par actions employant, en leur sein ou dans leurs filiales, au moins 5.000 salariés en France ou au moins 10.000 salariés dans le monde, d’établir un plan de vigilance, de le mettre en œuvre et de le publier.
Quant au dispositif répressif, l’Article 410-1 du Code pénal qui place « l’équilibre du milieu naturel et de l’environnement » au nombre des intérêts fondamentaux de la nation, au même titre que son indépendance, l’intégrité de son territoire ou sa sécurité.
II. Les Trois arrêts rendus le 18 juin 2024 par la Cour d’Appel de PARIS sur le devoir de vigilance dans les conflits environnementaux.
1- Les trois arrêts TotalEnergies (pétrolière) - EDF (électricité) - Vigie Groupe (ex SUEZ) (eau potable).
Arret N°1 – TotalEnergies SE
Plusieurs associations (France Nature Environnement, Sherpa, Notre Affaire à Tous, Eco Maires, Amnesty, Zéa…) et de nombreuses communes, dont Paris, Bayonne, ainsi que la Ville de New-York ont assigné Total au motif que son plan de Vigilance 2018 ne répondait pas aux exigences de la loi de 2017. Elles demandaient la publication sous trois mois d’un nouveau rapport conforme. Par ordonnance du 6 juillet 2023, le juge de la mise en état a déclaré tout le monde irrecevable.
Arrêt N°2 – EDF SA
Le litige concerne un projet de centrale éolienne au Mexique lancé en 2011. Le marché a été remporté par une filiale locale d’EDF. En septembre 2019, plusieurs personnes physiques ainsi que le ECCHR (Centre européen pour les droits constitutionnels et humains) se sont inquiétés du droit des populations autochtones concernées par ce programme. En se fondant sur le plan de vigilance 2018, elles reprochent à EDF de n’avoir pas prévu de mesures de vigilances sur les risques et la prévention concernant le parc éolien mexicain. Elles demandent donc qu’on lui ordonne de rédiger un nouveau plan de vigilance.
Le juge de la mise en état a reconnu leur droit à agir, constaté la qualité à défendre d’EDF.
Arrêt N°3 – SAS Vigie Groupe (Ex Suez SAS)
Une filiale de Suez au Chili exploitait une usine de traitement d’eau potable au sein de laquelle le déversement d’hydrocarbures a contaminé en juillet 2019 la source de captage de l’usine et le réseau d’alimentation et les cours d’eau de la commune d’Osorno, provoquant une rupture dans l’accès des habitants à l’eau potable. En s’appuyant sur le rapport de vigilance de Suez SAS (SAS Vigie groupe), plusieurs associations mis en demeure le PDG du groupe Suez de publier un nouveau plan intégrant une cartographie des sociétés du groupe, des risques au Chili et des mesures de remédiation. Par ordonnance du 1er juin 2023, le juge de la mise en état a déclaré recevable la fin de non-recevoir soulevée par la SAS Vigie Groupe et les associations irrecevables. La mise en demeure a en effet été adressée au siège de la maison mère et de sa filiale SAS Vigie groupe, c’est cette dernière qui a répondu dans un premier temps avant d’invoquer le fait qu’elle n’avait pas à qualité à défendre bien qu’étant auteur du rapport puisqu’elle n’était pas la société mère.
2 - Les réponses apportées par les arrêts à trois questions de procédure civile.
Première question : la mise en demeure est-elle requise à peine de fin de non-recevoir ?
En procédure civile, constitue une fin de non-recevoir tout moyen qui tend à faire déclarer l’adversaire irrecevable en sa demande, sans examen au fond, pour défaut de droit d’agir, tel le défaut de qualité, le défaut d’intérêt, la prescription, le délai préfix, la chose jugée.
Les juges de première instance ont répondu positivement, alors même que la loi ne le prévoit pas expressément.
La position de la Cour d’appel confirme leur analyse : dans son arrêt Total, la cour relève que « d’une part la mise en demeure prévue par l’article L225-102-4,II du code de commerce constitue un préalable obligatoire à la saisine du juge et donc une condition de recevabilité de l’action, l’assignation ne pouvant se substituer à la mise en demeure, d’autre part, que celle-ci doit exposer de façon suffisamment claire les manquements invoqués et comporter une interpellation ferme du débiteur de l’obligation ». Total invoquait aussi le fait que la lettre n’était pas suffisamment précise, la cour a considéré que si et rejeté l’argument. Par ailleurs, la décision EDF apporte une précision supplémentaire : les personnes qui n’ont pas signé la mise en demeure sont quand même recevables à agir.
Deuxième question : qui a qualité pour agir ?
En procédure civile, la qualité à agir constitue une condition de recevabilité de l’action liée à la qualité juridique de la personne agissante. Celle-ci doit avoir juridiquement le pouvoir d’agir pour saisir la juridiction.
C’est le grand apport de la décision Total. Dans ce dossier en effet, on comptait parmi les demandeurs plusieurs associations et communes, et même la ville de NY.
S’agissant des associations, la cour rappelle que les intérêts défendus doivent entrer dans leur objet statutaire, ce qui la conduit à déclarer irrecevable Eco Maires (objet trop large), mais en revanche recevables Notre Affaire à Tous, Zea, FNE et Sherpa.
Concernant les communes (et la région Centre Val de Loire), elle les déclare irrecevables après avoir rappelé : « l’action entreprise a pour objet un intérêt public global, qui excède le simple intérêt local dont les communes doivent justifier pour être recevables à agir. La circonstance que les territoires des communes subissent indistinctement les effets néfastes du réchauffement climatique, ne suffit pas à caractériser un intérêt local à agir, seule la démonstration d’une atteinte ou d’un retentissement particulier du réchauffement climatique sur le territoire de la commune concernée, permet de caractériser un intérêt public local et partant de justifier d’un intérêt à agir pour les collectivités territoriales ».
Troisième question : qui est défendeur à l’action ?
En procédure civile, la qualité à agir constitue une condition de recevabilité de l’action liée à la qualité juridique de la personne agissante. Celle-ci doit avoir juridiquement le pouvoir de défendre le droit en cause devant la juridiction.
C’est la décision Suez qui répond à cette question. Dans cette affaire, les ONG avaient assigné la mauvaise société. « En déclarant irrecevable l’action des ONG contre une filiale opérationnelle du groupe, la Cour d’appel a précisé, conformément à l’esprit de la loi de 2017, que la société mère qui était l’auteure du plan de vigilance, est seule débitrice de l’obligation » analysent Me Sébastien Schapira et Me Antoine Galudec avocats de Vigie Groupe (ex-Suez). La filiale en question était bien la rédactrice du rapport et avait même commencé à répondre aux associations, avant d’invoquer son défaut de qualité à défendre. Les associations rétorquaient qu’elle était elle-même à la source de la confusion.
Cela n’a pas suffit à convaincre la cour qui pose clairement le principe en l’espèce : « la tête de groupe est la débitrice naturelle et inconditionnelle de l’obligation de publier et de mettre en œuvre un plan de vigilance. Pour autant, le statut de filiale n’est pas exclusif de la qualité de débiteur de cette obligation : la défaillance de sa société-mère fait obstacle à l’exemption et laisse sa charge peser sur la filiale qui remplit les conditions de seuil ».
Ces affaires montrent l’importance du champ d’action de cette nouvelle obligation créée en France par la loi du 27 mars 2017.
Celle-ci a imposé aux très grandes entreprises d’établir et mettre en œuvre un plan de vigilance concernant les risques de leur activité sur l’environnement.
Lors de la parution des premiers rapports en 2018, portant sur l’année 2017, les associations ont passé ces nouveaux documents au crible. Et formulé les premières critiques.
D’où la naissance des premiers contentieux qui posent les bases de la jurisprudence.