Le droit communautaire au secours des fraudeurs ? Par Eric Chartier, Avocat

Le droit communautaire au secours des fraudeurs ?

Par Eric Chartier, Avocat

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Explorer : # droit communautaire # Évasion fiscale # liberté de circulation # jurisprudence fiscale

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Dans le contexte actuel de lutte intensive contre les paradis fiscaux et les fraudeurs, et les efforts particuliers de la France et de l’Europe en ce sens, cette question peut paraître surprenante.

C’est bien sûr à dessein que cette question est posée sous cet angle, car le fait est qu’en pratique cette situation peut être amenée à se produire.

Deux exemples récents nous sont fournis par la jurisprudence.

1°) Dans une première affaire, il s’agissait d’un contribuable domicilié en France et qui avait constitué au Luxembourg une société (d’abord sous la forme d’une « holding 1929 » puis d’une « SOPARFI ») bénéficiant dans ce pays d’un régime fiscal privilégié, et qui était chargée de gérer le portefeuille de titres du contribuable français.

Ce faisant, les revenus dudit portefeuille étaient ainsi encaissés par la société luxembourgeoise dans un cadre fiscal privilégié, et en tout cas moins taxé que si le contribuable français les avait détenus en direct.

L’administration fiscale française a alors opéré un redressement à l’égard du contribuable français, sur le fondement de l’article 123 bis du CGI qui instaure une sorte de présomption irréfragable de fraude à l’égard de ce type de montage et permet donc de faire abstraction de la société étrangère et de taxer le contribuable comme s’il était directement détenteur des titres logés dans la société.

Le contribuable a contesté ces redressements, en faisant notamment valoir que l’article 123 bis du CGI est illégal en ce qu’il est incompatible avec les principes issus du droit communautaire.

La Cour administrative d’appel de Nancy, dans une décision en date du 22 août 2008, lui a donné raison sur ce terrain et a donc accordé la décharge des impositions litigieuses [1].

2°) Dans une seconde affaire, il s’agissait d’un cas un peu similaire. Un footballeur professionnel, résident fiscal de France, avait transféré les droits relatifs à l’utilisation de son nom et de son image à une société britannique qu’il contrôlait.

C’est donc cette société qui encaissait les revenus importants générés par l’exploitation de ces droits, et non le footballeur directement. Ce schéma est connu sous le nom de « rent a star system ».

L’administration fiscale a opéré un redressement en considérant qu’il s’agissait, en réalité, de revenus perçus indirectement par le footballeur concerné, qui devait donc être taxé à ce titre. Elle s’est pour cela fondée sur les dispositions de l’article 155 A du CGI qui instaure une présomption de fraude et permet, ici aussi, de faire abstraction de la société étrangère.

Le footballeur a alors contesté ces redressements, et a invoqué notamment l’incompatibilité de l’article 155 A du CGI avec les libertés prévues par le droit communautaire.

Dans une décision en date du 3 mars 2009, le Tribunal administratif de Lyon l’a débouté de sa requête et a donc maintenu les impositions litigieuses . Les juges ont notamment relevé que, par l’effet de l’article 155 A, le contribuable est imposé en France pour une prestation réalisée en France, et qu’il n’y a donc pas matière à apprécier une éventuelle infraction aux libertés de circulation prévues par le droit communautaire [2].

Cette motivation est un peu rapide et sans doute non exempte de critiques, comme on le verra plus loin.

Il n’en demeure pas mois que, de plus en plus, le droit communautaire peut être perçu comme un « outil juridique » permettant de contester des impositions alors même que celles-ci seraient, au fond, justifiées par l’existence d’un schéma d’évasion fiscale.

On pourra à cet égard citer l’exemple, très révélateur, de l’affaire devenue célèbre dans laquelle plusieurs établissements financiers avaient créé au Luxembourg une société qui s’était révélée être un outil d’évasion fiscale dénoncé par l’administration au moyen de la procédure de l’abus de droit prévue à l’article L 64 du Livre des Procédures Fiscales. Les établissements français ainsi redressés sur les revenus transférés au Luxembourg ont contesté en faisant valoir que cette procédure d’abus de droit était contraire au droit communautaire puisqu’elle les empêchait d’investir librement via une société implantée dans un autre Etat membre de l’UE.

C’est pousser très loin l’interprétation des libertés permises par le droit communautaire, qui donneraient donc toute latitude aux montages les plus frauduleux. Heureusement, cette analyse n’a pas été suivie par le Conseil d’Etat [3].

Il semble néanmoins exister une contradiction apparente entre les principes communautaires et la possibilité de mettre en place un montage pouvant être considéré comme instituant une évasion fiscale. Mais cette contradiction ne résulte en fait que d’une sorte d’effet pervers issu de l’inadéquation entre les principes communautaires tel qu’interprétés par la CJCE et certains dispositifs de droit interne. En d’autres termes, à finalité commune, à savoir la lutte contre les montages frauduleux, les moyens à mettre en place peuvent différer, et c’est là que le bât blesse.

Pour bien comprendre la problématique, il est utile de faire un bref rappel des dispositions communautaires dont il s’agit.

Les dispositions du droit communautaire dont il est fait application ne sont ni plus ni moins que celles, d’ordre général, garantissant la liberté de circulation des biens et des personnes, et en particulier la liberté d’établissement (articles 43 et s. du traité CE) et la liberté de circulation des capitaux (articles 56 et s. du traité CE).

Ces dispositions ne contiennent en elles-mêmes aucune mesure d’ordre fiscal, qui restent en grande partie le monopole des Etats membres, mais la Cour de Justice des Communautés Européennes (CJCE) a toujours considéré que :

« Si, en l’Etat actuel du droit communautaire, la matière des impôts directs ne relève pas en tant que telle du domaine de compétence de la Communauté, il n’en reste pas moins que les Etats membres doivent exercer leurs compétences retenues dans le respect du droit communautaire » [4].

En d’autres termes, les Etats membres sont libres de légiférer en matière fiscale, tant que les mesures prises à ce titre n’entraînent aucune restriction aux libertés fondamentales prévues par le traité CE (comme par exemple une mesure freinant les investissements dans un autre Etat membre, ou refusant aux ressortissant des autres Etats membre un avantage fiscal accordé aux contribuables locaux).

Or, lesdites libertés devant être appréciées largement en vue d’assurer l’existence d’un « marché unique », les restrictions interdites sont susceptibles d’être nombreuses.

Il en va d’autant plus ainsi, en matière de liberté de circulation de capitaux, que sont proscrites les restrictions aux mouvements de capitaux entre Etats membres mais également entre les Etats membres et les Etats tiers. Autrement dit, pour cette dernière liberté, le champ des dispositions communautaire excède le simple cadre du territoire des Etats membres.

En outre, selon la CJCE, toute restriction, même minime, est contraire au droit communautaire.

Pour autant, cela ne signifie pas que toute disposition qui serait de nature à empêcher ou freiner un contribuable de s’installer dans un autre Etat ou d’y investir serait contraire au droit communautaire.

La CJCE a ainsi admis que des restrictions soient justifiées, et notamment lorsqu’une mesure incriminée a pour objectif de lutter contre l’évasion fiscale [5].

Il faut toutefois que la mesure en question, aussi louable que soit son but, n’adopte pas des moyens non compatibles avec le droit communautaire. La CJCE condamne ainsi les dispositifs qui, selon sa terminologie, vont « au-delà de ce qui est nécessaire pour réaliser cet objectif ».

Tel est généralement le cas lorsqu’une mesure instaure une sorte de présomption de fraude qui s’applique à tous les contribuables, et est donc susceptible de gêner ceux d’entre eux de bonne foi dans la réalisation de leurs opérations.

La simple recherche de l’optimisation fiscale n’est en effet pas condamnable, et la CJCE l’a expressément validée : « le fait qu’un ressortissant communautaire, personne physique ou morale, a entendu profiter de la fiscalité avantageuse en vigueur dans un Etat membre autre que celui dans lequel il réside n’autorise pas, à lui seul, à la priver de la possibilité d’invoquer les dispositions du traité » [6].

Ce n’est donc pas ce seul comportement qui doit être sanctionné.

En fait, ce qui est condamnable, selon la CJCE, ce sont les montages abusifs, ce qui implique une part de subjectivité représentée par la volonté d’éluder l’impôt, et la caractérisation du fait que les buts poursuivis par le droit communautaires ne sont pas atteints (en d’autres termes, une utilisation détournée des principes communautaires).

Ainsi, selon la CJCE, « pour qu’une restriction à la liberté d’établissement puisse être justifiée par des motifs de lutte contre les pratiques abusives, le but spécifique d’une telle restriction doit être de faire obstacle à des comportements consistant à créer des montages purement artificiels, dépourvus de toute réalité économique, dans le but d’éluder l’impôt normalement dû sur les bénéfices générés par des activités réalisées sur le territoire national » [7].

Les mesures d’ordre général, instituant des présomptions de nature irréfragables, sont donc à proscrire.

Or, tel était bien le cas de l’article 123 bis dans l’affaire citée en tête de la présente note. En substance, cet article prévoit en effet qu’un contribuable français qui détient plus de 10% dans une entité étrangère ayant pour objet la gestion d’un patrimoine financier et soumise à un régime fiscal privilégié est taxé en France, à hauteur de sa quote-part, sur les revenus perçus (ou réputés perçus) par ladite entité.

Autrement dit, cet article permet de faire abstraction de la société étrangère, comme s’il s’agissait d’une société purement fictive, et de taxer le contribuable français comme s’il était directement détenteur des actifs de la société.

Tel que prévu, cet article a vocation a priori à s’appliquer, dans la plupart des cas, à des montages de nature frauduleuse. Mais le problème est qu’il ne permet aucune distinction avec les situations dans lesquelles les contribuables disposent d’une participation dans une société située à l’étranger, et bénéficiant d’un régime fiscal privilégié, pour des motifs autres que d’évasion fiscale.

Or, c’est précisément en empêchant ces contribuables de bonne foi de pouvoir investir librement à l’étranger que l’article 123 bis est incompatible avec le droit communautaire, et plus particulièrement avec la liberté de circulation des capitaux.

C’est l’impossibilité d’opérer cette distinction entre les contribuables de bonne foi et ceux de mauvaise foi qui permet de censurer l’ensemble du dispositif et met en mesure, éventuellement, un contribuable ayant organisé un montage frauduleux de faire tomber un redressement dont il aurait fait l’objet.

C’est ainsi que, dans l’affaire précitée, la CAA de Nancy invalide le redressement au motif qu’il se fondait uniquement sur l’article 123 bis du CGI, jugé illégal, sans égard sur le fond de l’affaire puisque les juges concluent qu’il en est ainsi «  à supposer même que la société [X] doive être regardée comme n’exerçant aucune activité économique au Grand Duché de Luxembourg ».

En ce qui concerne l’affaire du footballeur professionnel jugée par le TA de Lyon, les conclusions ont été différentes pour les raisons invoquées ci-avant. Mais, selon nous, les juges ne pouvaient pas faire abstraction de la société anglaise dès lors que sa réalité juridique et économique n’était pas remise en cause, et par conséquent ils auraient dû procéder à une analyse plus approfondie de la compatibilité de l’article 155 A du CGI avec la liberté d’établissement, ce qui les aurait probablement conduits à conclure à une restriction non compatible avec le droit communautaire.

Car, comme le soulignait un commentateur autorisé de cette décision : « il nous semble que pour survivre au droit communautaire, l’article 155 A devrait être réformé » [8].

En revanche, les dispositions de l’article L 64 du LPF relatives à la procédure de l’abus de droit, en ce qu’elles ne s’appliquent qu’aux montages frauduleux tels que caractérisés par l’administration qui en a la charge de la preuve, est compatible avec le droit communautaire, comme l’a confirmé le Conseil d’Etat dans sa décision « Sagal » citée ci-avant.

La définition de l’abus de droit de l’article L 64 du LPF est d’ailleurs très proche de celle retenue par la CJCE et exposée ci-avant.

En définitive, il s’agit de la seule notion ayant suffisamment de souplesse pour être compatibles avec le droit communautaire.

Les diverses dispositions anti-fraude contenues dans le CGI, dont les articles 123 bis et 155 A ne constituent que des exemples, ne représentent en réalité que des manifestations de l’abus de droit appliquées à des situations précises et facilitant la tâche des services fiscaux, notamment dans l’administration de la preuve en instituant des présomptions d’ordre général.

Or, si du fait des prescriptions du droit communautaire, ces dispositifs doivent être réformés dans un sens ou seuls les montages abusifs établis par l’administration sont concernés, leur utilité est remise en question par rapport à l’application de l’article L 64 du LPF.

Leur seule raison d’être se justifierait pour les relations non couvertes par le droit communautaire, c’est-a-dire les échanges avec les Etats non membres de l’UE qui ne ressortiraient pas de la liberté de circulation des capitaux [9].

Dans tous les cas, les Etats membres, et pour ce qui nous concerne l’Etat français, auraient intérêt à mener une réflexion en amont plutôt que de laisser mûrir des contentieux sur des dispositions qui seraient jugées non conformes au droit communautaire, à la faveur de contribuables non nécessairement de bonne foi.

Ces réformes iraient nécessairement dans un sens d’une plus grande prise en compte du « cas par cas », laissant à l’administration fiscale la charge de la preuve des montages abusifs, tout au moins au sein de l’UE.

On en prendra pour preuve la réforme de l’article 209 B du CGI intervenue à compter de 2005. Cet article instaure une présomption de fraude lorsqu’une société française dispose d’une filiale implantée dans un pays à fiscalité privilégiée. Depuis la réforme de 2005, cette présomption ne s’applique pas aux filiales implantées dans un Etat membre de l’UE, sauf si celle-ci peut être regardée comme « constitutive d’un montage artificiel dont le but serait de contourner la législation fiscale française ».

Dans les relations avec les Etats tiers couvertes par le droit communautaire, le problème est généralement, pour l’administration, celui d’apporter la preuve du montage frauduleux dans les cas où elle n’est pas en mesure de disposer d’informations de la part de l’Etat tiers concerné. Dès lors, il pourrait être envisagé de poser comme condition supplémentaire une possibilité d’échanges d’informations avec l’Etat tiers concerné. La CJCE a en effet déjà considéré, très pragmatiquement, qu’une telle exigence ne représentait pas une restriction incompatible avec le droit communautaire [10].

On ne saurait toutefois nier les difficultés pratiques à la réalisation de réformes « en tiroir » et il se peut que, face aux difficultés, le législateur décide purement et simplement de supprimer un dispositif [11].

En définitive, et peut-être paradoxalement, l’administration fiscale va être amenée nécessairement à voir sa tâche accrue dans la lutte contre les montages d’évasion fiscale au sein de l’UE, en devant à chaque fois supporter la preuve de l’existence d’un montage abusif d’évasion fiscale, mais au nom d’une application plus juste de la loi fiscale.

C’est sans doute l’une des raisons pour lesquelles, au niveau européen, il a été décidé d’adjoindre à l’administration, le cas échéant de force, de nouveaux « partenaires » en la personne des professionnels du droit sur qui pèse désormais une obligation de déclarer les montages de fraude fiscale dont ils auraient connaissance [12].

Ainsi donc, le droit communautaire, bien loin de favoriser les fraudeurs, accentue la lutte contre ces derniers tout en améliorant la sécurité juridique des contribuables de l’UE.

Eric CHARTIER

Avocat au barreau de Paris

[1] CAA Nancy 22 août 2008 n° 07-783, 1e ch., “Rifaut”, RJF 02/09 n° 122.

[2] TA Lyon, 4e ch., 3 mars 2009, n° 0605699, « M. Edmilson Gomes de Moares », Dr. Fisc. 2009 n° 397.

[3] CE 18 mai 2005 n° 267087, « Sagal », RJF 2005 n° 910.

[4] Voir par exemple CJCE 14 février 1995, aff. C-279/93, « Schumacker », point n° 21.

[5] Voir par exemple CJCE 11 octobre 2007, aff. C 451/05, « société ELISA », point n° 88.

[6] CJCE 12 septembre 2006, aff. C-196/04, « Cadbury Schweppes plc », point n° 36.

[7] CJCE 12 septembre 2006 précité.

[8] Cf. Commentaires de Christophe de la Mardière dans Dr. Fisc. 2009 n° 397 précité.

[9] Puisque, on le rappelle, le droit communautaire interdit les restrictions à la liberté de circulation de capitaux entre Etats membres et Etats tiers.

[10] CJCE 18 décembre 2007, Aff. C-101/05, « A ».

[11] Comme ce fut le cas de l’article 167 bis du CGI ayant institué une « exit tax » jugée contraire au droit communautaire par la CJCE en 2004 et totalement supprimée à compter de 2005 alors qu’elle aurait pu être conservée pour les seuls contribuables se délocalisant dans un Etat non membre de l’UE.

[12] Voir la 3e directive anti-blanchiment transposée en France par l’ordonnance n° 2009-104 du 30 janv. 2009 (JO 31 janvier), relative à la prévention de l’utilisation du système financier aux fins de blanchiment de capitaux et de financement du terrorisme

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