Extrait de : Tribunes et points de vue

[Guinée] La justice : entre perception et nécessité de repenser la culture du recours à l’institution.

Par Abdoul Bah, Juriste.

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Explorer : # perception de la justice # culture juridique # méfiance envers la justice # réforme judiciaire

« La justice est un service public dont la raison d’être est l’usager » Pr. Rivero.
De cette affirmation, on ne peut plus clair que la justice doit, en tout état de cause, demeurer au service de la loi, et donc de l’intérêt général.
Pourtant, en Guinée, le mode de fonctionnement de la justice qui a toujours prévalu est tout sauf le reflet de l’affirmation précitée.

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I- L’époque coloniale : l’étrangeté et l’inadaptation d’un modèle de justice aux réalités socio-culturelles des justiciables qui font effet encore de nos jours.

La perception négative de la justice qui a toujours eu cours n’est pas le fruit d’un hasard, même si la tendance est à la baisse de nos jours.

Le mauvais rapport des justiciables à la justice semble remonter à l’époque coloniale où, ceux-ci -, pour la plupart, la fuyaient en raison de ses concepts non seulement différents -, mais surtout bien éloignés de leur mentalité juridique et religieuse.

La religiosité de la société africaine de manière générale imprime une certaine réticence à l’idée d’être juge - une fonction qui appartient à la divinité pour certains.

Et, face au besoin de justice, cette société privilégie une justice de réconciliation que l’application impersonnelle de la loi.

Autrement dit, la mentalité traditionnelle africaine ne s’accommode pas d’un jugement au sens occidental du terme qui, plutôt que de régler un conflit par décision juridictionnelle, préfère mettre à profit le temps (la palabre), afin de parvenir à un consensus visant à rétablir les liens sociaux brisés - le souci constant étant en toutes circonstances la cohésion du groupe.

En plus, la distance culturelle entre les justiciables et les textes de lois qui les régissent rend difficilement, si ce n’est inapplicables ces derniers en raison de leur inadaptation aux différentes situations, une logique classique et propre aux lois importées subies généralement par les Etats anciennement colonisés [1].

Partant, en ne se reconnaissant pas dans ces références juridiques importées, imposées et perçues dans un certain sens comme des dispositifs à vocation moderniste, les justiciables, outre le fait de s’en méfier, vont malgré tout continuer nécessairement à se référer à leurs normes traditionnelles, lesquelles n’apportent pas de solutions adaptées à des différents de nature nouvelle (l’injustice à l’égard de la femme par exemple).

Plus surprenant d’ailleurs, à l’aune d’une compréhension erronée de la religion, d’aucuns considèrent encore les professions juridiques comme prohibées « islamiquement » parlant, et que la « charia » devrait légitimement s’appliquer en lieu et place du droit positif.

Or, une telle appréhension résulte d’une méconnaissance de la fonction d’un juge par exemple qui consiste fondamentalement à appliquer la loi.

Le juge n’intervient qu’en aval pour appliquer la loi qui a été votée par l’assemblée nationale composée de députés, lesquels sont élus par les justiciables afin d’agir au nom de tous (la loi est l’émanation de tous).

Dès lors que les juges n’agissent que pour faire respecter la volonté de tous (application de la loi), c’est à tort, en bonne logique, que de mépriser seulement la fonction de juge même si, par extraordinaire, d’un point de vue religieux, la prohibition était fondée.

II- Une méfiance systématique à l’égard de la justice, un environnement perçu comme opaque, intéressé et complexe par les justiciables.

La particularité de la mentalité des justiciables à l’égard de la justice perçue comme moderne est à l’origine, notamment d’un certain état d’esprit de ceux-ci : avoir affaire à la justice est à priori mal vu ; et fais partie de la fierté du citoyen lambda, le fait d’avoir jamais mis les pieds dans une justice ou un commissariat - l’inverse perçu comme déshonorant même en l’absence de toute condamnation a posteriori [2].

Des lors, le citoyen lambda, craignant la justice, se retrouve complètement désemparé s’il est appelé à répondre à une convocation par exemple.

De plus, à l’analphabétisme important, viennent s’ajouter la dimension mystificatrice du monde de la justice et la technicité de la matière truffée d’archaïsmes qui éloignent davantage les justiciables de la justice.

Aussi bien sur la forme que le fond, les décisions et procédures de justice débordent de technicités « cryptés » inutilement et, de ce fait, ne sont quasiment accessibles qu’aux professionnels du droit.

De même les formes dans lesquelles fonctionnent la justice en l’occurrence la solennité des audiences, le mode vestimentaire des personnels judiciaires et leurs représentations quasi théâtrales sont de nature à intimider le justiciable, à favoriser ses méfiance et distance vis-à-vis de l’institution.

Il est non moins important aussi de rappeler que leur rapport à la justice est tributaire de leur positions sociale, économique et relationnelle, si ce n’est dépendant de la bonne volonté du juge généralement.

Dit autrement, pour une bonne partie des justiciables, la justice est un monde appartenant qu’aux puissants, modernes et/ou intellectuels.

Ainsi, les juges sont considérés corruptibles - les décisions de justice s’achètent - et ne sont pas soumis à l’autorité de la loi, garante de l’intérêt de tous.

Finalement, le citoyen lambda, face à cette équation truffée d’inconnus, en cas de litige, il se rabat naturellement aux structures traditionnelles de règlement des conflits (leaders religieux, notables, familles…), auxquelles il a plus confiance ; il ne recourt à la justice étatique que dans le pire des cas et donc, seulement, si les voies de recours informelles n’ont pas été satisfaisantes.

III- Contributions au recul de la perception négative de la justice, gage d’incitation des justiciables au recours à celle-ci.

Aujourd’hui, il est plus qu’urgent de repenser le rapport des justiciables à la justice afin d’amoindrir, voire inverser le paradigme actuel et de créer une confiance solide et durable en l’institution, dont l’efficacité détermine fondamentalement la santé de l’état de droit.

La méconnaissance du monde de la justice, associée à son fonctionnement structurellement défaillant, n’a pour effet que d’alimenter de manière croissante la défiance des justiciables.

L’administration doit, dès lors, agir conséquemment sur deux leviers fondamentaux afin de réduire, dans la mesure du possible, ces handicaps.

En premier lieu, la définition d’une bonne politique de pédagogie et de sensibilisation dont le but serait de favoriser l’accès des citoyens à l’information juridique, en associant notamment les établissements universitaires et la presse communautaire en particulier.

Concrètement, il s’agirait d’initier directement et/ou par le biais de la presse des campagnes régulières de sensibilisation et d’information sur les droits des citoyens, l’organisation et le fonctionnement de la justice à l’effet non seulement d’informer sur les avantages à recourir à celle-ci, mais aussi de la « démystifier ».

En outre, la mise en place progressive des structures publiques d’accès au droit, d’information et d’assistance juridiques au profit des justiciables est nécessaire pour familiariser pour les familiariser au « monde du droit ».

Pour ce faire, les universités publiques par exemple, en collaboration avec l’Etat, pourraient mettre en leur sein des permanences juridiques à la disposition de tous à des fins d’information, d’assistance et d’accompagnement juridiques, lesquelles accueilleraient des étudiants pour l’apprentissage de la pratique du droit qui, à leur tour, pourraient animer lesdites permanences sous la direction d’un encadreur universitaire ou professionnel.

En deuxième lieu, pour créer la confiance envers la justice, il faudrait améliorer profondément son fonctionnement afin qu’elle soit une garantie de l’intérêt de tous, conformément à la loi.

Nécessairement, cela implique le renforcement de son indépendance dans son organisation et son fonctionnement vis-à-vis de l’exécutif, la formation de son personnel (sur le plan déontologique notamment), de ses moyens humains, matériels et financiers…

Ainsi, le personnel de la justice aurait une responsabilité de faire ses preuves afin que les justiciables sortent de leur passivité, et qu’ils aient conscience de leur responsabilité à leur tour de « faire tourner la machine judiciaire » - le perfectionnement tenant aussi de l’expérience.

Ce faisant, les moyens mis en œuvre pour le fonctionnement de l’Assemblée nationale dont le rôle est en partie de produire des lois, ainsi que ceux mis à la disposition de la justice pour les appliquer retrouveraient tout leur sens que si les justiciables y ont intérêt.

En tout état de cause, d’une part, les justiciables n’ont aucun intérêt à se désintéresser de la justice dans la mesure où, qu’ils la saisissent ou pas, le coût de son fonctionnement est supporté par les deniers publics (donc par tous).

D’autre part, il est indéniable qu’il vaut mieux avoir une justice défaillante, due surtout au non-respect de la déontologie professionnelle par le personnel de l’institution (une corruptibilité assez fournie de certains magistrats par exemple), qu’une justice inexistante.

Enfin, pour rapprocher les justiciables de la justice, privilégier le métissage institutionnel semble être l’une des pistes de solution : on pourrait tenir en compte (associer le cas échéant) à notre système juridique (modèle quasi-occidental) certaines pratiques traditionnelles de résolution des litiges encrées dans notre société, tant qu’elles ne contreviennent pas au droit en vigueur.

En effet, tel mis en évidence plus haut, l’expérience a montré que le mode consensuel - la voie négociée - n’a jamais cessé d’être le cadre régulateur de la société et que, le fait qu’on ne lui a pas consacré une valeur juridique, ne l’a point privé de son efficacité, encore moins de sa légitimité.

Concrètement, on pourrait associer dans la chaîne judiciaire des autorités traditionnelles de règlement des litiges à l’amiable, dans le but de favoriser plus de consensus dans la résolution des conflits dès lors que le but poursuivi n’est point contraire à la loi.

Partant, on aurait là un processus judiciaire accessible au justiciable lambda, fonctionnant assez bien semble-t-il, avec des référents culturels locaux.

En conclusion, s’il est évident que la justice, élément constitutif et incontournable de tout Etat de droit ne bénéficie pas de la part de la population d’une confiance, elle n’est pas non plus la seule institution de la république qui est dans cette posture regrettable même si, faut-il reconnaître, qu’elle est la locomotive dans le renforcement de la confiance publique envers l’Etat.

Références.

Articles :
- Joseph John-Nambo, Editions juridiques associées, 2002/2 n°51-52 | pages 325 à 343.
- La justice au plus offrant Les infortunes du système judiciaire en Afrique de l’Ouest (autour du cas du Niger) Mahaman Tidjani Alou Dans Politique africaine 2001/3 (n°83), pages 59 à 78.
- Kéfing Konde, Camille Kuyu Mwissa et Etienne Le Roy, Demandes de justice et accès au droit en Guinée, Dans Droit et société 2002/2-3 (n°51-52), pages 383 à 393.

Site web :
- La voix du juriste [3].

Abdoul Bah
Juriste

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Notes de l'article:

[1B. Badie, L’Etat importé. L’occidentalisation de l’ordre politique, Paris, Fayard, 1992, p. 208.

[2Kéba M’Baye, Le droit en déroute, Liberté et ordre social, Neufchâtel, éd. de la Banomière, 1969, p. 38.

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