Selon l’article 6 de la Convention européenne des droits de l’homme, « toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue dans un délai raisonnable par un tribunal ». En France, cette exigence n’est pas toujours satisfaite, de sorte que l’État est régulièrement attrait devant le juge judiciaire pour dépassement des délais raisonnables de jugement : entre 80 et 90% des affaires aboutissement à une condamnation de l’État, ce qui représente une somme totale annuelle d’environ 2 millions d’euros à sa charge. « Juger avec célérité » est plus encore indispensable en matière familiale où le quotidien des familles est souvent tributaire de l’engorgement des juridictions.
Quels sont les préjudices pour les justiciables de ces situations et comment attaquer l’Etat pour ce manquement à son obligation de rendre la justice dans des conditions « normales » ?
I) Les différents préjudices liés aux délais de jugement excessifs.
Aux termes de l’article L111-3 du Code de l’organisation judiciaire (COJ), les décisions de justice sont rendues dans un délai raisonnable. Par ailleurs, en application de l’article L141-1 du même code, l’État engage sa responsabilité en cas de lenteur de la justice, notamment dans le domaine familial.
En effet, les procédures judiciaires en matière de résidence des enfants doivent être traitées avec célérité [1], notamment celles concernant l’autorité parentale et le droit de visite et d’hébergement [2].
La lenteur de la justice familiale crée un préjudice qui peut ouvrir droit à des dommages et intérêts, même si la décision s’avère, sur le fond, défavorable.
Il s’agit généralement d’un préjudice moral résultant du sentiment d’incertitude et d’anxiété anormalement prolongé que le justiciable et sa famille ont subi dans l’attente du jugement. Ce préjudice peut d’ailleurs être reconnu pour la belle-mère… et le beau-fils qui ont partagé le quotidien d’un parent directement concerné par la procédure [3].
A ce préjudice moral peuvent s’ajouter, dans certains cas, un préjudice financier (frais de procédures supplémentaires liés à des relances de la juridiction ou à des incidents …), mais aussi de « perte de chance » par exemple, lorsque la fixation d’une date d’audience lointaine impose, en quelque sorte, une décision au juge concernant la fixation de la résidence de l’enfant en cas d’éloignement volontaire d’un parent qui a déjà scolarisé l’enfant sur son nouveau lieu de vie.
Dans ce cas, le second parent n’a-t-il pas subi une perte de chance d’obtenir la résidence alternée alors qu’en raison du délai, la cour a statué après le départ du parent éloignant ? Il apparait logique que l’Etat, qui a manifestement failli pour juger à temps, soit condamné pour ses lacunes.
II) Les juridictions compétentes dans les litiges relatifs aux délais déraisonnables.
Lorsqu’un justiciable estime avoir subi des délais déraisonnables, il peut se tourner vers un avocat pour engager une procédure tendant à voir mettre en cause la responsabilité de l’Etat.
Naturellement, une démarche amiable est recommandée. Elle est même obligatoire si la demande n’excède pas 5 000 euros de dommages et intérêts.
Toutefois, il semble, à ce stade, que le ministère de la justice (direction des services judiciaires) n’ait pas les moyens humains d’analyser les demandes amiables et, le cas échéant, de faire des propositions aux justiciables afin d’éviter le contentieux.
Si celui-ci est inévitable, il est alors possible d’assigner l’agent judiciaire de l’État (AJE) soit devant le Tribunal judiciaire de Paris (siège de l’AJE), soit devant la juridiction du fait dommageable.
Ainsi, si la juridiction de Paris concentre l’essentiel des litiges, il n’en a pas l’exclusivité : la jurisprudence fournit de nombreux exemples de condamnation de l’État, soit dans des litiges familiaux soit en droit du travail. Ci-dessous, quelques extraits de jugements rendus en 2024, respectivement par les tribunaux judiciaires de Nantes, Bordeaux, Marseille et Montpellier : « La demande formée au titre du préjudice moral est fondée en son principe dès lors qu’un procès est nécessairement source d’une inquiétude pour le justiciable et qu’une attente prolongée non justifiée induit une angoisse supplémentaire, peu important que par la suite les relations entre les parties se soient, momentanément, apaisées » [4].
« Il est constant en revanche qu’une durée excessive de procédure est de nature à causer un préjudice au requérant en lien avec une attente injustifiée et une inquiétude certaine quant à l’issue du procès causé par ce fonctionnement défectueux de service de la justice et se rapportant à la période excédant un délai raisonnable de jugement. En l’espèce, le préjudice moral subi par M [N] est caractérisé par la longueur de l’attente subie pour obtenir qu’il soit statué sur ses demandes relatives à son licenciement par la Cour d’appel de Bordeaux et par la situation d’incertitude durant l’attente de la décision définitive au-delà d’un délai raisonnable » [5].
« Le retard pris dans le prononcé du délibéré par le bureau de jugement du Conseil de Prud’hommes de Marseille a causé à la requérante un préjudice moral constitué par l’attente anxieuse du résultat de la procédure. A défaut de justification de souffrances psychologiques particulières, il sera alloué à la demanderesse la somme de 500 euros à ce titre » [6].
« Ce délai excessif occasionne nécessairement un préjudice moral, compte tenu de la prolongation de l’incertitude induite par toute procédure judiciaire. La pression psychologique liée aux délais de procédure anormaux en matière prud’homale doit être considérée comme importante en ce qu’elle met en question le statut de l’intéressé au sein de la collectivité de travail et plus généralement son positionnement social » [7].
On peut aussi souligner le paradoxe de ces procédures alors que les juridictions mettent plusieurs mois à statuer… ouvrant droit à une nouvelle condamnation de l’Etat pour manquement aux délais raisonnables !
Lorsque la demande est justifiée, le préjudice existe pour les familles et il est indéniable qu’il appartient à l’Etat de prendre ses responsabilités et de les indemniser car elles n’ont pas à subir sans conséquences les préjudices de trente ans de négligence de l’institution judiciaire.