Avocat et mandataire judiciaire, quelles incompatibilités ? Par Danielle Kamdoum, Juriste.

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Avocat et mandataire judiciaire, quelles incompatibilités ?

Par Danielle Kamdoum, Juriste.

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Explorer : # incompatibilité professionnelle # principe d'égalité # mandataire judiciaire # profession d'avocat

S’il est admis en droit que deux qualités sont incompatibles lorsque la loi déclare leur coexistence inconciliable, on peut légitimement se questionner sur les raisons qui motivent le législateur à consacrer cette incompatibilité.

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Le 5 août 2022 le Conseil Constitutionnel a rendu une décision répondant à la question prioritaire de constitutionnalité n° 2022-1008 portant sur l’incompatibilité de la qualité d’avocat avec celle de mandataire judiciaire consacrée par l’article L812-8 alinéa 1 du Code de commerce en ces termes :

« La qualité de mandataire judiciaire inscrit sur la liste est incompatible avec l’exercice de toute autre profession ».

Il était reproché à cette dernière disposition d’interdire aux mandataires judiciaires l’exercice de la profession d’avocat alors que l’article L811-10 alinéa 1 du code de commerce autorise les administrateurs judiciaires à exercer la profession d’avocat. Rappelons que les professions de mandataire judiciaire et d’administrateur judiciaire sont nées de l’éclatement en 1985 de la fonction de syndic [1] et sont soumises à des règles similaires édictées par la même autorité, le Conseil National des administrateurs judiciaires et mandataires judiciaires.

En 1990 [2] le législateur a choisi de rendre la qualité d’avocat compatible avec la profession d’administrateur judiciaire et de maintenir son incompatibilité avec le statut de mandataire judiciaire. Depuis lors, il existe entre mandataires judiciaires et administrateurs judiciaires une différence de traitement qui, pour M. Frédéric B., auteur de la question prioritaire de constitutionnalité n° 2022-1008, est injustifiée et viole le principe d’égalité devant la loi.

Saisi, le Conseil constitutionnel avait pour mission d’examiner si la différence de traitement résultant de l’article L 812-8 alinéa 1 du code de commerce porte atteinte au principe constitutionnel d’égalité devant la loi afin de se prononcer sur la conformité ou non de cette disposition à la Constitution.
Il a estimé que les professions de mandataires judiciaires et d’administrateurs judiciaires relèvent de situations différentes en vertu desquelles « le législateur a pu prévoir pour les mandataires judiciaires des règles différentes de celles applicables aux administrateurs judiciaires » [3]. Ainsi, la différence de traitement des deux professions est justifiée, l’incompatibilité consacrée à l’article L 812-8 du code de commerce ne porte nullement atteinte au principe d’égalité devant la loi, ladite disposition est par conséquent conforme à la Constitution [4].

La question est donc réglée, le débat est tranché. Cependant, il faut admettre que la réponse « lapidaire » [5] du Conseil constitutionnel est loin de satisfaire plusieurs. En effet, même s’il est admis en droit que deux qualités sont incompatibles lorsque la loi déclare leur coexistence inconciliable [6], l’on peut légitimement s’interroger sur les raisons objectives qui ont motivé le législateur à consacrer une telle incompatibilité. On se demande notamment en quoi la profession de mandataire judiciaire (contrairement à celle d’administrateur judiciaire) est incompatible à la profession d’avocat. Qu’est-ce qui rend la coexistence de ces deux professions inconciliables ? Quelles sont les raisons objectives qui justifient l’incompatibilité consacrée à l’article L 812-8 alinéa 1 du code de commerce ?

Pour répondre à ces questions, il nous semble pertinent de rechercher les éventuelles raisons de cette incompatibilité dans les missions respectives de l’avocat et du mandataire judiciaire et dans les règles professionnelles applicables à ces deux professionnels.

I- Les missions de l’avocat et du mandataire judiciaire.

Le mandataire judiciaire est présenté comme une personne physique ou morale chargée, par décision de justice, de représenter les créanciers et de procéder à la liquidation d’une entreprise [7]. Intervenant dans le cadre d’une procédure collective, il a pour mission de veiller à la défense des intérêts collectifs des créanciers. Il agit donc au nom de ces derniers.

L’avocat fournit à ses clients toute prestation en matière de conseil et de contentieux, de rédaction d’actes, de négociation et de suivi de relations contractuelles [8]. Il a pour principales missions d’informer ses clients, les conseiller, les assister, les représenter et les défendre devant les tribunaux ou toutes autres instances, les accompagner dans la recherche de solutions amiables à leurs différends. Il peut être mandaté par ses clients pour agir en leur nom et pour leur compte dans des domaines variés et, à titre accessoire, peut exercer de nombreuses autres activités.

Avocat et mandataire judiciaire sont des auxiliaires de Justice, agissant tous les deux pour le compte et dans l’intérêt de tiers. Les missions de ces deux professionnels ne semblent pas opposées les unes aux autres au point de justifier leur incompatibilité. En effet, il serait plus facile d’admettre l’incompatibilité de deux professions lorsque leurs missions respectives ou les intérêts poursuivis dans le cadre de celles-ci s’opposent. Même en présence d’une telle opposition, il convient de souligner qu’il est toujours possible sur le plan juridique de rendre conciliables des fonctions totalement opposées.

En effet, divers aménagements juridiques peuvent rendre leur exercice cumulé possible : la loi peut par exemple interdire à un professionnel exerçant plusieurs activités d’intervenir sous des casquettes différentes dans le cadre d’une même affaire (cas d’un avocat qui ne peut agir en qualité d’arbitre dans le cadre d’une même procédure) ; elle peut imposer au professionnel d’agir de manière à ne pas créer de confusion dans l’esprit du public (cas d’un administrateur judiciaire qui exerce parallèlement en qualité d’avocat [9]) ; elle peut encore lui interdire d’intervenir dans une affaire lorsque survient un conflit d’intérêts.

Autant de possibilités font convenir avec M. Frédéric B. que des « mesures moins restrictives » [10] que l’incompatibilité sont envisageables pour rendre conciliables les professions de mandataire judiciaire et d’avocat. Il nous semble dès lors difficile de trouver dans les missions de ces deux professionnels des raisons objectives et irréfutables pouvant justifier l’incompatibilité consacrée à l’article L812-8 alinéa 1 du code de commerce. Qu’en est-il des règles qui leur sont applicables ?

II- Les règles applicables à la profession d’avocat et à celle de mandataire judiciaire.

L’avocat et le mandataire judiciaire exercent des professions libérales réglementées soumises à des règles déontologiques strictes. On relèvera très rapidement que ces deux professionnels sont tenus au secret professionnel qui, de manière générale, couvre toutes les informations qu’ils reçoivent dans l’exercice de leurs activités [11]. On notera par ailleurs que les deux professions sont gouvernées par des principes impératifs qui s’imposent à ces professionnels en toutes circonstances.

Pour le mandataire judiciaire, ces principes directeurs sont énoncés à l’article 110.1 de l’Arrêté du 18 juillet 2018 portant approbation des règles professionnelles établies par le Conseil national des administrateurs judiciaires et des mandataires judiciaires en ces termes :

« … les mandataires judiciaires exercent leurs fonctions avec dignité, indépendance, probité, humanité, loyauté et confraternité dans le respect de leur serment ».

Pour l’avocat, ces principes essentiels sont recensés à l’article 1.3 du Règlement intérieur national de la profession : dignité, conscience, indépendance, probité et humanité, honneur, loyauté, égalité et non-discrimination, désintéressement, confraternité, délicatesse, modération et courtoisie.

Autant ces principes essentiels guident le comportement de l’avocat dans et en dehors du cadre professionnel, autant le mandataire judiciaire est tenu de s’abstenir de tout agissement contraire aux principes directeurs énoncés ci-dessus et susceptible de porter atteinte à la dignité de sa profession.

Comme on peut le remarquer, plusieurs principes déontologiques imposés à ces deux professionnels sont identiques. Les deux professions attachent une importance particulière au principe d’indépendance. L’avocat, au même titre que le mandataire judiciaire, doit pouvoir exercer ses fonctions de manière totalement indépendante, c’est-à-dire à l’abri de toute pression et influence due à de liens personnels, financiers ou professionnels.
C’est notamment dans le but de préserver cette indépendance que la loi oblige ces deux professionnels à se retirer de toute procédure dans laquelle survient un conflit d’intérêt.
L’avocat doit notamment s’abstenir de s’occuper d’une affaire lorsqu’il survient un conflit entre les intérêts de ses clients ou lorsque son indépendance risque de ne plus être entière [12].

Le mandataire judiciaire, lui, doit refuser toute mission au profit ou au service d’une entreprise dans laquelle il détiendrait, directement ou indirectement, des intérêts économiques et/ou financiers afin de conserver une pleine objectivité et une totale liberté d’appréciation. De manière générale, il doit refuser toute mission qui pourrait le placer en conflit d’intérêts de sorte que son indépendance ou son impartialité puisse en être altérée [13].

Dans sa décision n° 2022-1008, le Conseil Constitutionnel soutient que le régime d’incompatibilité d’une profession vise, entre autres, à assurer l’indépendance du professionnel et prévenir les conflits d’intérêt [14]. Après un examen des règles professionnelles applicables au mandataire judiciaire et à l’avocat, on peut se demander en quoi l’exercice cumulé de la profession de mandataire judiciaire et de celle d’avocat mettrait en péril l’indépendance imposée à ces deux professionnels et favoriserait les conflits d’intérêts ? Les règles professionnelles qui gouvernent les deux professions ne permettent-elles pas suffisamment de prévenir toutes ces difficultés pour qu’une mesure aussi restrictive que l’incompatibilité soit nécessaire ? De toute évidence, il serait difficile de soutenir que les raisons objectives qui justifient l’incompatibilité consacrée à l’article L812-8 du code de commerce sont liées aux règles applicables aux deux professions.

Conclusion.

Les raisons objectives permettant de comprendre l’incompatibilité de la profession de mandataire judiciaire à celle d’avocat sont difficiles à cerner. Elles ne semblent être liées ni aux missions de ces deux professionnels, ni aux règles professionnelles qui leurs sont applicables. Le débat est tranché mais l’insatisfaction demeure, les questionnements sont nombreux.

Si le régime d’incompatibilité vise à assurer l’indépendance du professionnel et prévenir les conflits d’intérêt, on se demande pourquoi la même mesure d’incompatibilité consacrée à l’article L 812-8 du code de commerce n’est pas applicable à l’administrateur judiciaire pourtant soumis aux mêmes règles professionnelles que le mandataire judiciaire ? En l’autorisant à exercer la profession d’avocat, la loi ne l’expose-t-elle pas à plus de risques de conflits d’intérêts et met-elle pas son indépendance en péril ? Ou faut-il en déduire que contrairement au mandataire judiciaire, il ne peut être confronté à ce type de difficultés ? Loin d’exposer les raisons qui justifient la différence de traitement résultant de l’article L 812-8 du code de commerce, le Conseil constitutionnel s’est contenté d’invoquer une différence de situation en vertu de laquelle le législateur a pu prévoir une différence de traitement.
Faut-il comprendre par cette réponse qu’en réalité tout dépend du bon vouloir du législateur ?

Docteur en droit,
titulaire du CAPA.

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Notes de l'article:

[1Loi n° 85-99 du 25 janvier 1985.

[2Loi 90-1259 du 31 décembre 1990 portant réforme de certaines professions judiciaires et juridiques, art. 50.

[3Conseil constitutionnel, décision n° 2022-1008 QPC du 5 août 2022, point 8.

[4G. Berthelot, « L’incompatibilité de la qualité de mandataire judiciaire avec la profession d’avocat est conforme à la Constitution », Dalloz actualités, 14 sept. 2022.

[5L. C. Henry, « A missions différentes, interdictions de cumul différentes : l’interdiction de cumul avec la profession d’avocat peut ne concerner que les mandataires judiciaires sans porter atteinte à l’égalité devant la loi », Dalloz, Revue des sociétés, 07 sept. 2022, p. 518.

[6Définition de S. Braudo sur www.dictionnaire-juridique.com.

[7C. com., art. L 812-1.

[8Règlement intérieur national de la profession d’avocat, art. 6.1.

[9Arrêté du 18 juillet 2018, art. 211.2.

[10Argument invoqué par l’auteur de la question prioritaire de constitutionnalité.

[11Pour l’avocat, art. 2.2 du RIN ; pour le mandataire judiciaire, art. 212.1 de l’Arrêté du 18 juillet 2018.

[12Règlement intérieur national de la profession d’avocat, art. 4.1.

[13Arrêté du 18 juillet 2018, art. 211.4.

[14Conseil constitutionnel, décision n° 2022-1008 QPC du 5 août 2022, point 8.

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Discussion en cours :

  • par Roukhadzé , Le 20 juin 2023 à 18:15

    Bonjour,
    En réalité les deux professions sont des auxiliaires de justice mandatés l’une par un client qui se porte en justice et l’autre pour exécuter une décision de justice..
    Ce n’est que la jurisprudence, à mon sens, qui décidera avec le temps de cette différence actuelle.
    il faut admettre aussi que dans un tel cas de compatibilité, le travail considérable qui devra se faire sur les articles de loi relatifs à ces deux professions.

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