I. Faits.
1.1 La société suisse Turlen Holding est titulaire des célèbres marques de montres Richard Mille, dont notamment une marque internationale visant l’UE en classes 14 (horlogerie, bijouterie) et une autre en classe 9 (produits divers). Turlen Holding a formé une action en nullité devant l’INPI contre la marque française postérieure identique Richard Mille déposée illégitimement (le déposant n’étant pas un homonyme) pour divers produits et services en classes 7 (machines outils, etc.), 38 (télécommunications, etc.) et 42 (services informatiques).
Turlen Holding invoquait l’imitation de ses marques pour les produits similaires et l’atteinte à la renommée de sa marque pour les autres.
1.2 Le Directeur de l’INPI a reconnu la renommée de la marque Richard Mille pour les produits d’horlogerie et les instruments chronométriques mais n’a annulé que partiellement la marque litigieuse estimant qu’aucun lien ne serait établi avec certains produits et services visés par la marque postérieure jugés trop éloignés, à savoir [1] : les instruments agricoles autres que ceux actionnés manuellement ; distributeurs automatiques ; machines agricoles ; tondeuses (machines) ; bulldozeurs ; broyeurs (machines) ; centrifugeuses (machines) ; ascenseurs ; machines à coudre ; machines à tricoter ; repasseuses ; lave-linge ; machines de cuisine électriques ; couteaux électriques ; agences de presse ; agences d’informations (nouvelles) ; architecture ; décoration intérieure ; contrôle technique de véhicules automobiles ; authentification d’œuvres d’art ; audits en matière d’énergie.
1.3 Turlen Holding a donc formé appel de cette décision devant la Cour d’appel de Paris, ajoutant également en cause d’appel une demande d’annulation sur le fondement du dépôt frauduleux.
II. Sur l’atteinte à la renommée de la marque Richard Mille.
La cour confirme cependant la décision de l’INPI aux motifs que :
« Il découle en définitive des observations qui précèdent que les publics respectifs des produits et services précités ne pourront opérer un lien entre la marque contestée et la marque antérieure renommée. Le directeur général de l’INPI n’est donc pas critiquable pour avoir conclu que, pour ces produits et services de la marque contestée, l’atteinte à la renommée de la marque Richard Mille n’est pas caractérisée » [2].
Cet arrêt sur l’étendue de la protection de la marque renommée n’a rien de surprenant au vu de la jurisprudence habituelle en la matière (voir par exemple : « lorsque les produits et services désignés par les marques s’adressent au grand public, d’une part, et à un public spécialisé, d’autre part, le simple fait que les membres de ce public spécialisé fassent nécessairement partie du grand public ne permet pas de tirer de conclusions quant à l’existence d’un lien. Le fait qu’un public spécialisé puisse connaître une marque antérieure couvrant des produits ou des services destinés au grand public ne peut suffire pour démontrer que ce public spécialisé établira un lien entre les marques en conflit » [3]).
Pour autant, cet arrêt paraît critiquable en l’espèce au vu de la forte renommée de la marque de luxe Richard mille et de sa distinctivité intrinsèque particulièrement élevée s’agissant de l’association d’un nom et d’un prénom, de sorte qu’il paraît particulièrement sévère d’affirmer que le public souhaitant par exemple acquérir une tondeuse à gazon Richard mille n’opèrera aucun lien avec la célèbre marque de montre.
A cet égard, il est toutefois peu probable qu’en pratique, en cas d’exploitation effective de la marque Richard Mille par le déposant postérieur pour les produits admis par l’INPI, cette exploitation résiste à une action parasitaire, qui consiste pour mémoire à se placer dans le sillage d’autrui pour tirer profit de ses investissements sans bourse délier...
III. Sur l’annulation pour dépôt frauduleux.
3.1 La Cour d’appel de Paris relève ensuite, s’agissant du dépôt frauduleux que :
« En l’espèce, l’intention de nuire du déposant n’est pas démontrée et si la marque déposée est à juste titre contestée pour ceux des produits et services pour lesquels elle a été déclarée nulle par décision du directeur général de l’INPI, elle n’est pas critiquable, ainsi qu’il résulte des motifs qui précèdent, pour certains des produits et services qu’elle désigne et pour lesquels il n’est pas justifié d’une atteinte aux droits antérieurs de la société Turlen Holding ».
Autrement dit, la cour se contente de relever sans véritable motivation que la requérante n’a pas caractérisé l’intention de nuire du déposant avant de conditionner en tout état de cause l’annulation pour fraude à l’existence d’un risque de confusion (et/ou d’un lien d’association pour une marque renommée).
Cette motivation est doublement critiquable, en effet :
1.) La CJUE a notamment expressément jugé que la fraude se caractérise à l’aide du faisceau d’indices suivants [4] :
- le fait que le demandeur sait ou doit savoir qu’un tiers utilise, dans au moins un état membre, un signe identique ou similaire pour un produit identique ou similaire prêtant à confusion avec le signe dont l’enregistrement est demandé (connaissance de l’usage antérieur) ;
- l’intention du demandeur d’empêcher ce tiers de continuer à utiliser un tel signe (intention de nuire) ;
- le degré de protection juridique dont jouit le signe du tiers et le signe dont l’enregistrement est demandé.
En outre, les tribunaux français ont tendance à reconnaître une présomption de fraude lorsque le signe litigieux est renommé.
En l’espèce, la marque Richard mille bénéficie d’une forte notoriété de sorte qu’il est difficile de soutenir que le déposant n’en avait pas connaissance. En outre, Turlen Holding relevait que « le déposant est coutumiers des dépôts de dénominations identiques à des marques renommées » et « qu’il n’invoquait en l’espèce aucun motif pour avoir choisi la dénomination Richard Mille à titre de marque ». Dès lors, l’arrêt de la cour d’appel paraît particulièrement sévère et laconique sur ce point.
2.) En outre et surtout, la cour rejette également la demande d’annulation pour fraude pour les mêmes motifs que l’action en nullité, à savoir le défaut de risque de confusion ou de lien d’association avec certains produits et services visés par la marque litigieuse et ce, en contradiction avec la jurisprudence constante en la matière selon laquelle dès lors que la fraude est caractérisée il importe peu qu’il y ait ou non risque de confusion [5].
3.2 Turlen Holding a donc formé un pouvoir en cassation, et c’est dans ce contexte que la Cour suprême a cassé l’arrêt de la Cour d’appel de Paris sur ce point au motif que :
« Pour rejeter le recours de la société Turlen, l’arrêt retient que l’intention de nuire du déposant n’est pas démontrée et que, si la marque déposée est à juste titre contestée pour ceux des produits et services pour lesquels elle a été déclarée nulle par décision du directeur général de l’INPI, elle n’est pas critiquable pour certains des produits et services qu’elle désigne et pour lesquels il n’est pas justifié d’une atteinte aux droits antérieurs de la société Turlen.
En statuant ainsi, par des motifs impropres à écarter la fraude, la cour d’appel a violé les textes et principe susvisés » [6].
Reste désormais à attendre l’appréciation factuelle de l’arrêt de la cour d’appel de renvoi quant à la caractérisation ou non de la fraude.