La triche dans l'Esport. Par Déborah Aflalo, Docteur en droit et Lyse Bouvier, Juriste.

La triche dans l’Esport.

Par Déborah Aflalo, Docteur en droit et Lyse Bouvier, Juriste.

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Explorer : # triche # esport # logiciels anti-triche # sanctions

L’Esport (sport électronique ou pratique des jeux vidéo en compétition) est un secteur en pleine croissance qui attire les convoitises. La triche y a pris une ampleur importante, au point de devenir un sujet d’actualité récurrent. La défense de l’intégrité
des compétitions de jeux vidéo constitue à présent un véritable enjeu français mais aussi mondial.

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Force est de constater que les actes de triche (« cheat ») se sont répandus dans l’Esport à la faveur de l’augmentation du nombre de joueurs.es et du niveau de jeu mais aussi et surtout des enjeux financiers notamment en termes de cashprize.

La triche est définie par Wikipedia comme « l’ensemble des moyens permettant, dans un jeu vidéo, de modifier les règles du jeu pour obtenir un avantage déloyal lors d’une partie » [1]

Elle touche globalement l’ensemble des jeux compétitifs, non seulement des FPS (First Person Shooter) tels que Counter Strike Global Offensive (CS:GO) et Valorant ou des MOBA (Multiplayer Online Battle Arena) comme League of Legends (LOL) et Dota mais aussi d’autres types de jeux.

La triche gâche l’expérience de jeu des pratiquant.e.s qui respectent les règles et ternit l’image des titres multijoueurs et de leur communauté.

Face à un phénomène multiforme et international qui prend des allures de fraude à grande échelle (1), la lutte s’est organisée (2) avec des actions juridiquement fondées (3).

1) Le marché de la triche.

La triche in-game revêt différentes formes et a évolué au fil des nouvelles technologies.

Les hackers ont commencé par exploiter des codes de triche qui avaient été créés à l’origine par les développeurs. Ceux-ci utilisaient ces codes pour tester plus facilement le jeu, et pouvoir ainsi identifier et résoudre les problèmes (bugs, failles…) [2].

Le Code Konami fut le cheat code le plus célèbre et le plus fréquemment employé. Il tenait son nom du japonais Kazuhisa Hashimoto qui en 1986, avait programmé dans le jeu d’arcade Gradius une séquence de dix touches pour permettre d’accéder plus rapidement à certains niveaux de jeu [3]

Des codes sources ayant été volés, les développeurs ont décidé de les intégrer à leurs jeux de façon à proposer des fonctionnalités supplémentaires aux utilisateurs. La triche a été ainsi “normalisée” par les créateurs de jeux eux-mêmes et certains sont allés jusqu’à vendre des codes de triche stockés sur des cartouches. On se souviendra par exemple de la cartouche Game Genie conçue dans les années 90 par la société Codemasters pour les consoles Nintendo.

Les cheat codes continuent à être exploités mais à présent, les hackers louent ou vendent des logiciels pirates (cheat bots) [4]. Ces outils permettent d’obtenir des avantages déloyaux au cours d’une partie de jeu vidéo, tels que :
- aimbot (programme d’aide à la visée)
- triggerbot, auto-aim (tir automatique sur les cibles)
- wallhacks (vision des adversaires à travers les murs)
- bunny hopping (technique de déplacements en sauts très rapides)
- farming bot (automatisation de l’acquisition de ressources comme des points d’expérience, de l’argent, des objets rares…)
- clipping (technique permettant de passer dans des endroits situés en dehors de la carte et donc en dehors des limites du jeu)
- spoofing (utilisation d’un faux GPS ou VPN pour modifier l’emplacement réel du joueur sur le jeu)
- drop hack (pratique consistant à déconnecter l’adversaire pour que la victoire soit comptabilisée comme un abandon).

Le marché de la triche est lucratif, les logiciels étant vendus à des prix pouvant aller jusqu’à 5 000 euros pour les plus efficaces.

En outre, l’imagination est débordante quand il s’agit d’inventer de nouveaux types et techniques de triche (boosting, pratique consistant à jouer à la place d’un joueur d’un niveau inférieur pour le faire monter dans le classement [5] ; dopage à l’aide de psychostimulants tels que l’Adderall [6], matchs truqués et paris illicites…).

2) Une lutte organisée contre la triche.

Les éditeurs de jeux vidéo et les organisateurs de tournois ont pris la mesure du phénomène. Ils n’hésitent plus à prendre des sanctions contre les joueurs.es qui trichent mais aussi, depuis quelques années, à poursuivre les créateurs et vendeurs ou revendeurs de logiciels de triche.

a) Des sanctions contre les tricheurs.

La plupart des éditeurs a mis en place des solutions techniques comme des logiciels anti-triche pour détecter les fraudes.

C’est notamment le cas d’Epic Games avec ses logiciels Easy Anti-Cheat et Voice [7], d’Ubisoft avec Gameblocks [8] ou encore de Riot avec son logiciel Riot Vanguard utilisé sur le jeu Valorant [9].

Cela étant, les systèmes anti-triche sont loin d’être imparables. En effet, certains tricheurs parviennent à passer entre les mailles du filet en trouvant des parades [10], par exemple, en créant de faux comptes (parfois via une usurpation d’identité) ou en recréant des comptes avec d’autres adresses mail pour revenir instantanément dans la partie.

Lorsqu’un cas de triche est repéré et avéré, l’échelle des sanctions applicables est généralement graduelle : cela peut aller du simple avertissement à la suspension ou à la fermeture du compte.

L’éditeur Square Enix, sur sa licence Outriders, se contente d’isoler les tricheurs du reste de la communauté des joueurs en les stigmatisant [11].

En revanche, Activision (récemment racheté par Microsoft) a banni près de 50 000 comptes en une seule journée, le 21 décembre 2021 [12] et ce, grâce à son système anti-triche baptisé Ricochet. Le nombre de joueurs.es bannis a ainsi été porté à 500 000 rien que sur le jeu Call of Duty Warzone depuis son lancement en mars 2020 [13].

De son côté, Ubisoft est allé plus loin en portant plainte contre un joueur français de Rainbow Six : Siege, Yanni Ouahioune (aka “Yannox”) qui s’employait notamment à contourner les règles du jeu. Le joueur avait ainsi utilisé la technique du boosting mais également publié des tutoriels d’utilisation de logiciels de triche sur sa chaîne YouTube.

La 12e Chambre du Tribunal correctionnel de Paris (dédiée à la délinquance astucieuse) a prononcé à son encontre une peine d’amende de 600 euros, ainsi que 2000 euros à titre de dommages intérêts pour préjudice moral [14].

b) Des actions contre les vendeurs et distributeurs d’outils de triche.

Le 4 janvier 2022, Activision a déposé une plainte auprès d’un Tribunal de Californie contre la plateforme allemande EngineOwning, alléguant qu’elle « se prête au développement, à la vente, à la distribution et au marketing de toute une gamme d’outils de tricherie et de piratage pour les jeux en ligne populaires, avec en tête de proue les jeux Call of Duty ».

Il existe des précédents puisqu’en 2017, Blizzard avait déjà gagné un procès à 8,5 millions de dollars contre la société allemande Bossland, fournisseur de logiciels de triche, qui distribuait notamment un logiciel appelé « Watchover Tyrant » permettant de voir les ennemis à travers les murs.

La même année, Riot Games a obtenu gain de cause contre l’entreprise LeagueSharp à laquelle elle reprochait de vendre des scripts permettant d’automatiser un certain nombre d’actions en jeu. L’éditeur a été indemnisé à hauteur de 10 milliards de dollars ; pour sa part, LeagueSharp a été contrainte de cesser ses activités en les transférant à Riot Games.

Plus récemment, Bungie et Ubisoft, respectivement développeur et éditeur de jeux (dont Destiny 2 et Tom Clancy’s Rainbow Six : Siege), ont déposé une plainte commune à l’encontre de Ring-1, plateforme de vente de logiciels de trichehttps://www.ouest-france.fr/gaming/....

En mars 2021, le plus gros réseau de triche de jeux vidéo au monde ayant récolté plus de 750 millions de dollars a été démantelé par la police chinoise, avec la collaboration de l’éditeur de jeu, Tencent. En conséquence, 17 sites web ont été fermés et 10 revendeurs arrêtés et leurs actifs saisis [15].

3) Les fondements juridiques utilisés.

Les actions qui sont dirigées à l’encontre des tricheurs d’une part, et des professionnels qui créent et commercialisent des outils de triche d’autre part, reposent sur des fondements juridiques différents.

a) Les actions contre les tricheurs.

Lorsqu’ils commettent des actes de triche, les Esportifs.ves sont poursuivis civilement sur le fondement de la violation des termes du règlement de tournoi qu’ils ont accepté. Le cas échéant, les dispositions du contrat de licence d’utilisateur final (CLUF) ou des conditions générales d’utilisation (terms of service) du jeu concerné peuvent leur être opposées.

Les joueurs.es engagent donc leur responsabilité (dite contractuelle au sens du droit français).

Force est de constater que les décisions de sanctions relèvent du pouvoir discrétionnaire de l’organisateur de la compétition (qui est parfois également l’éditeur du jeu) et ne sont assorties d’aucune possibilité de recours.

Cependant, un modèle différent a été créé à l’étranger par un certain nombre d’acteurs majeurs de l’Esport [16].

En effet, ces derniers se sont réunis au sein de l’Esports Integrity Commission (ESIC), association anglaise fondée en 2015 qui a pour objectif de lutter contre la triche et le dopage ou tout autre phénomène susceptible de porter atteinte à l’intégrité du sport électronique.

L’ESIC a mis en place un “Programme d’Intégrité" (Integrity Program) comportant un ensemble de Codes et autres normes [17] :
- Code d’éthique
- Code de conduite
- Code anti-corruption
- Code anti-dopage
- Procédure disciplinaire
- Liste de substances interdites (sauf autorisation d’usage thérapeutique)

Selon ledit Code conduite, « Tricher ou tenter de tricher pour gagner un Jeu ou un Match » est considéré comme étant une « infraction de niveau 3 ou de niveau 4 selon la nature et la gravité de la tricherie (à l’entière discrétion de l’arbitre du match, du commissaire à l’intégrité ou de leurs délégués). Sans s’y limiter, la triche peut inclure : "Map Hack" (utilisation d’un logiciel externe pour obtenir plus de vision que prévu par les mécanismes du jeu) "Aim Bot" (utilisation d’un logiciel externe pour frapper automatiquement les adversaires lors du tir d’une arme) "Ghosting" (obtention d’informations supplémentaires sur le jeu, généralement l’adversaire, à partir de sources tierces telles que les téléspectateurs de flux ou le public en direct) Tout logiciel externe qui altère directement le logiciel de jeu pour obtenir tout type d’avantage dans le jeu. »

C’est sur la base de ces règles qu’en 2020, 37 coachs ont été bannis sur le jeu Counter Strike édité par Valve. Il leur était reproché d’avoir exploité des bug leur permettant d’obtenir et de partager des informations confidentielles sur les équipes rivales pendant les matchs (pratique dite du coaching bug) [18].

Ainsi, Nicolai « HUNDEN » Petersen, ancien joueur et entraîneur de la structure danoise Heroic, a fait l’objet d’une interdiction de participer, pendant deux ans, à tous les événements produits par les membres de l’ESIC. L’ESIC a demandé à tous les organisateurs de tournois, même non membres, de respecter cette interdiction.

Par ailleurs, en 2021, une enquête a été menée de façon conjointe par la Commission d’Intégrité de l’ESIC et le FBI (Bureau Fédéral d’Investigation) sur des allégations de matchs truqués (match-fixing) sur la scène nord-américaine de CS GO [19].

Il convient de rappeler qu’en 2020, sept joueurs australiens avaient été suspendus un an pour des paris illégaux [20].

b) Les actions contre les développeurs de logiciels tiers de triche.

Les éditeurs de jeux sont titulaires de droits de propriété intellectuelle sur leurs œuvres.

En France, le droit d’auteur est codifié à l’article L 111-1 du Code de la Propriété intellectuelle qui dispose que « l’auteur d’une œuvre de l’esprit jouit sur cette œuvre, du seul fait de sa création, d’un droit de propriété incorporelle exclusif et opposable à tous. »

En revanche, les pays anglo-saxon adoptant le “common law” (Etats Unis, Royaume-Uni, Canada, Australie…) sont soumis aux règles du Copyright (désigné par le sigle©) qui accorde une protection à l’œuvre mais non à son auteur.

Ainsi, la plainte déposée par Activision contre le site EngineOwning a été initiée sur la base du Digital Millennium Copyright Act (DMCA), qui est la loi américaine visant à la protection des droits d’auteur.

Arguant de “trafic de dispositifs de contournement”, d’``interférence intentionnelle avec les relations contractuelles” et de “concurrence déloyale”, Activision indique que la vente et la distribution du logiciel de tricherie ont causé “des dommages massifs et irréparables à son fonds de commerce et à sa réputation, ainsi qu’une perte de revenus substantielle”.

De son côté, Riot Games a poursuivi le site LeagueSharp non seulement pour violation du DMCA mais aussi pour infiltration dans un système informatique, et fuites de données personnelles concernant un de ses employés [21].

En 2017, la Cour fédérale allemande a condamné un distributeur de logiciels de triche, l’entreprise Bossland, suite à une plainte de Blizzard notamment pour violation de copyright, de marque, des conditions de service et pratique anticoncurrentielle [22]

Le juge a indiqué que « Bossland contribue matériellement à la contrefaçon en créant les Bossland Hacks, en mettant les Bossland Hacks à la disposition du public, en expliquant aux utilisateurs comment installer et exploiter les Bossland Hacks et en permettant aux utilisateurs d’utiliser le logiciel pour créer des œuvres dérivées » [23].

La société Blizzard a ensuite assigné la société Bossland devant la Haute Cour de justice (High Court of Justice) d’Angleterre en 2019 pour se voir allouer, à titre de dédommagement, une part des profits réalisés par Bossland au Royaume Uni [24].

Si l’on se place sur le terrain du droit français, les éditeurs pourraient se prévaloir notamment de la violation des conditions d’utilisation (par la création non autorisée d’une œuvre dérivée du jeu) mais aussi de contrefaçon de droit d’auteur et de concurrence déloyale.

Aux termes de l’article L 335-3 du Code de propriété intellectuelle, la contrefaçon désigne la reproduction, représentation ou diffusion d’une œuvre de l’esprit en violation des droits de l’auteur et donc sans son autorisation.

Si la concurrence déloyale n’est pas définie en tant que telle, ses actes constitutifs (dénigrement, parasitisme, imitation, confusion ou désorganisation) sont punissables sur le fondement de la faute [25].
Précisons que si le trouble commercial consécutif est induit (exemple : diminution de la communauté de joueurs), le préjudice économique doit être nécessairement justifié pour ouvrir droit à une indemnisation [26].

Conclusion.

La triche est un véritable fléau qui perturbe le bon déroulement et les résultats des tournois et porte ainsi atteinte à la sincérité et à l’intégrité des compétitions de jeux vidéo.

Nous l’avons vu, les éditeurs de jeux et les organisateurs de tournois ont mis en place des solutions techniques susceptibles de détecter les comportements toxiques.

Pour pouvoir sanctionner les agissements de triche et d’incitation à la triche, ces acteurs se sont dotés de leurs propres règles de régulation. Elles sont « codifées » dans un certain nombre de documents tels que des conditions générales de service et d’utilisation et/ou des règlements de tournois ou encore des Code de bonne conduite et d’éthique.

En revanche, il n’existe aucun cadre répressif contraignant permettant de réprimer spécifiquement la tricherie dans l’Esport. La même carence existe s’agissant de la fraude dite mécanique et technologique dans le sport, malgré une proposition de loi qui avait été déposée en ce sens. Cela étant, l’arsenal législatif en vigueur peut suffire à réprimer ce type de comportement.

Face à un phénomène d’ampleur internationale, facilité par la dématérialisation des compétitions de jeux vidéo, les moyens de lutte actuels ne sont pas à la hauteur des enjeux.

Une “union sacrée” de l’ensemble des acteurs du secteur Esport nous semble indispensable pour une meilleure efficacité des actions à mener.

Déborah AFLALO, Docteur en droit & Juriste Esport, CEO GAME AND RULES et Lyse BOUVIER, juriste GAME AND RULES
gameandrules.com

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Notes de l'article:

[5En Corée du Sud, le boosting est devenu un délit passible de peines de prison et d’amende https://www.dexerto.fr/jeux-video/o...

[16Notamment : ESL, DreamHacks, Weplay, Blast, LVP, Nodwin, Eden, Relog, UCC, Allied, Kronoverse, Estars, 247Leagues

[25Code civil, articles 1240 et 1241.

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Discussion en cours :

  • par Fava365 , Le 18 avril 2022 à 23:49

    Bonjour, merci pour cet article clair et précis. Etant dans le E-sport, je confirme tout ce que vous avez écrit. Mais seul les développeurs de cheats sont incriminés dans cette affaire. Mais vous ignorez probablement ceci : Les éditeurs laissent les tricheurs se propager, car ils rapportent énormément d’argent grâce aux achats ingame qu’ils peuvent faire. Et ceci concerne les joueurs casu, pas les professionnels. Je vous laisse vous documenter sur ce sujet.

    Encore merci pour ce bel article, bonne continuation.

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