Affaire Endemol / Alj Prod : sur les formats d’émission TV, les oeuvres protégeables et la concurrence déloyale.

Par Antoine Cheron, Avocat.

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Explorer : # concurrence déloyale # formats d'émission tv # droit d'auteur # parasitisme

Le contentieux relatif aux émissions de téléréalité n’intéresse pas que la question du statut et de la protection juridique des participants au regard du droit du travail. L’actualité du droit de l’audiovisuel soulève également des problématiques liées au droit de la propriété intellectuelle.
Depuis leur apparition au tournant des années 70, les émissions télévisuelles à thème ont donné lieu à un contentieux touchant à la contrefaçon de droits d’auteur attachés à ces œuvres.

Sté Endemol c/ Sté ALJ Productions Cass. 1e civ., 26 nov. 2013

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S’il est incontestable que l’œuvre télévisuelle relève de la protection du droit d’auteur, on observe en pratique que la difficulté à démontrer l’originalité de l’œuvre, conjuguée au peu d’enthousiasme des juges du fond à reconnaitre une protection à ces œuvres, à base d’idées, a conduit les plaideurs à agir de préférence sur le fondement du droit objectif, principalement la concurrence déloyale et le parasitisme.

L’analyse du récent arrêt de la 1e Chambre civile de la Cour de cassation à propos de la téléréalité d’enfermement, permettra de comprendre pourquoi et comment en la matière c’est le droit de la responsabilité civile qui est invoqué, alors pourtant que le droit d’auteur reste très prégnant dans ce type de litige (Civ. 1re, 26 novembre 2013 Sté Endemol c/ Sté ALJ Productions, pourvoi n° 12‐27.087)

Les faits

La Société Endemol France qui fut à l’origine des émissions de téléréalité Loft‐Story’ et ’Secret Story avait pour directrice artistique des programmes Madame Laroche-Joubert. Après avoir quitté le groupe, Madame Laroche-Joubert a créé la société ALJ Production afin de produire l’émission « Dilemme » diffusée sur la chaîne W9.

A la suite de cette diffusion, Endemol agit en justice contre ALJ sur le fondement de la concurrence déloyale et du parasitisme, lui reprochant de s’être trop largement inspirée des émissions Loft‐Story’ et ’Secret Story pour créer sa propre émission « Dilemme ».

Le Tribunal de commerce de Paris fait droit à la demande en réparation de la Société Endemol. Il condamne ALJ à 900 000 euros pour le préjudice résultant de ses actes de concurrence déloyale consistant à reprendre des éléments essentiels des formats des programmes de la société Endemol. Il lui inflige également 100 000 euros au titre de l’article 700 du Code de procédure civile. On relèvera que le TC de Paris déboute Endemol de son action en concurrence parasitaire.

Sur appel interjeté par ALJ, la Chambre 4 de la Cour d’appel de Paris infirmera le jugement, considérant : « qu’en produisant et exploitant l’émission « Dilemme », la société ALJ Productions n’a commis aucune faute à l’encontre de la société Endemol de nature à caractériser un acte de concurrence déloyale ou parasitaire et à engager sa responsabilité de ce chef ». En résumé, la Cour d’appel considère que les caractéristiques générales structurant les émissions du genre de la téléréalité d’enfermement, tels que l’enfermement et l’isolation ou encore le filmage 24h/24, ne sauraient être appropriées par la Société Endemol.

En conséquence, les juges d’appel condamnent Endemol à restituer à ALJ la somme de 500 000 euros octroyée à titre provisionnel, et à la dédommager à hauteur de 100 000 euros au titre de l’article 700 (CA Paris Pôle 5 Ch. 4, 12 sept 2012 n° 11/05622).

La décision de la Cour de cassation

Le pourvoi formé par Endemol contre l’arrêt donnant gain de cause à ALJ contient deux moyens dont l’un comporte 9 branches, c’est dire la richesse de l’argumentation soutenue par Endemol.

Pour entrer dans le vif du sujet, il s’agit d’un arrêt de rejet par lequel la 1re Chambre décide que « la Société ALJ Production ne s’est pas placée dans le sillage de la Société Endemol en profitant indûment de la notoriété acquise ou des investissements exposés par cette dernière  ».

Pour parvenir à cette solution, la Cour de cassation entérine et reprend à son compte le raisonnement de la Cour d’appel : « c’est dans l’exercice de son pouvoir souverain d’appréciation des éléments de preuve que la Cour d’appel a pu estimer qu’aucun procédé déloyal n’était à reprocher au défendeur, que les similitudes relevées entre les formats étaient intrinsèquement liées au genre de la téléréalité d’enfermement, que différents éléments établissaient une impression d’ensemble spécifique à l’émission Dilemme, dont la société ALJ justifiait de ses coûts et de ses efforts intellectuels pour son élaboration  ».

Analyse de la décision

On relève que la Cour de cassation fait reposer sa décision sur une grille d’appréciation comportant trois éléments principaux, à savoir : la téléréalité d’enfermement constitue un genre dont aucune société de production ne peut monopoliser certaines caractéristiques structurantes ; l’existence de différences particulières démontrant une marque de fabrique, une spécificité d’ensemble particulière à l’émission Dilemme ; la réalisation d’investissements tant financiers qu’intellectuels pour la création de l’émission.

C’est donc sur la base de ces trois éléments que la Cour a pu statuer dans le sens d’une absence d’actes de concurrence déloyale de la part de la Société ALJ.

1. le format d’enfermement est libre

Il s’agit du principal enseignement de l’arrêt. Le format lié au genre de la téléréalité d’enfermement ne peut être approprié par aucune émission particulière. Il comporte des codes usuels communs à toute la profession en ce domaine, interdisant ainsi à une émission donnée de revendiquer une identification à ce format ou un risque de confusion sur cette base avec une autre émission du même genre.

En se prononçant ainsi, la Cour de cassation entend simplement rappeler une certaine conception en matière de protection de droits d’auteur, à savoir qu’il n’est pas possible d’assurer une protection à certaines œuvres sur le fondement de la responsabilité civile quand cette protection est refusée par le droit d’auteur. La conséquence directe de cette remarque est que le format dépourvu de protection peut être librement repris sans nécessité de licence d’exploitation.
C’est bien le cas en l’espèce puisque la Société Endemol a cherché à obtenir sur le fondement de l’article 1382 ce qu’elle ne pouvait pas, ou difficilement, remporter par le biais d’une action en contrefaçon prévue par le Code la propriété intellectuelle.

En effet, l’examen de la jurisprudence montre que le format d’émissions ne reçoit pas de la part des juges une protection bien grande (voir l’examen de la jurisprudence en la matière par Théo Hassler RLDI 2012 n°88). La réticence à cette protection peut s’expliquer par le grand principe selon lequel les idées sont de libre parcours.

Les émissions sont d’une manière générale supportées par des idées qui sont à la base de toute création. Or accorder une protection à ce niveau reviendrait à conférer un monopole autour d’un genre, ce qui constituerait une intolérable atteinte à la libre concurrence entre les émissions télévisuelles.

C’est pour cette raison que les juridictions du fond ont énoncé à travers plusieurs décisions quelles seraient les conditions d’une possible protection des formats d’émissions. Car en effet si le format n’est a priori pas protégé, il le devient lorsqu’il va au-delà de la simple idée d’émission.

Le TGI de Paris a énoncé que le format doit être entendu comme «  une sorte de mode d’emploi qui décrit le déroulement formel, toujours le même, consistant en une succession de séquences dont le découpage est préétabli, la création consistant, en dehors de la forme matérielle, dans l’enchaînement des situations et des scènes, c’est‐à‐dire dans la composition du plan, comprenant un point de départ, une action et un dénouement  » (TGI de Paris 3 janvier 2006 M6 et Sté Eyeworks bv c/ France 2 et SARL Way).

La jurisprudence qualifie ainsi d’œuvre protégeable, le format qui réunit les conditions communes à toute œuvre intellectuelle à savoir une originalité et une élaboration suffisante.

En matière de format d’émissions ces exigences s’expriment par une forme originale concrétisant la pensée du créateur : « un projet de jeu télévisé qui ne se limite pas à poser une règle de jeu abstraite, définie comme l’affrontement de deux équipes à travers les épreuves d’adresse et de mémoire mais s’attache à décrire une règle précise décrivant l’atmosphère et la philosophie du jeu, ainsi que son déroulement (…) un assemblage original d’éléments connus en eux-mêmes qui révèlent l’activité créatrice de ses auteurs, est protégeable sur le fondement du livre I du Code de la propriété intellectuelle » (CA de Paris 27 mars 1998 Divertissimo c/ Sportissimo).

D’autres décisions ont insisté et subordonné la protection du format d’émissions à la présence d’une règle traduite dans des « manuscrits qui mettent en forme l’idée originale de jeu, détail des éléments caractéristiques essentiels de l’œuvre finale et reprennent les éléments du jeu pour les scénariser ».

En résumé, pour prétendre à une protection par le droit d’auteur, le format d’émission doit contenir l’idée, le titre, la configuration d’un programme de télévision, « la structure et l’enchaînement de l’émission, révélateurs de la composition précise de l’œuvre future, les idées étant précisément organisées, agencées et les sujets précisément définis  » (CA Versailles 27 septembre 1995 TF1 c/ Plaisance Films).

Ces appréciations restrictives ont probablement convaincu la Société Endemol à n’agir que sur le fondement de la concurrence déloyale et du parasitisme, sans soulever la question de la contrefaçon portant sur des droits d’auteurs incertains en l’espèce.

2. Ressemblances et différences pour l’appréciation de la concurrence déloyale

La Société Endemol n’ignore pas qu’il existe dans le domaine de la téléréalité une certaine liberté des formats l’empêchant d’invoquer toute violation de droits privatifs, c’est pourquoi elle s’est retranchée derrière la concurrence déloyale et le parasitisme, avec l’espoir de voir sanctionner la reprise des éléments essentiels des programmes Loft‐Story’ et ’Secret Story et une imitation fautive du fait du risque de confusion auprès des téléspectateurs.

Endemol fait donc valoir dans son pourvoi que la Société ALJ s’est livrée à une concurrence déloyale caractérisée par le débauchage de son personnel, de la reprise illicite d’un savoir-faire confidentiel adapté aux émissions Loft‐Story’ et ’Secret Story et également d’une reprise de trois éléments fondamentaux du format d’enfermement d’Endemol identifiés par le CSA comme les trois idées-force des émissions de téléréalité d’enfermement.

En réponse à ces arguments, la 1re Chambre civile rappelle que le contrat de Madame Laroche-Joubert ne comporte aucune clause de non-concurrence, ce qui lui permet d’exercer librement la même activité que celle d’Endemol afin de mettre en œuvre ses compétences et son expérience personnelle au service de la société AJL.

La Cour fait observer ensuite que le CSA n’a pas posé de règles au regard de la seule considération des émissions de téléréalité de la société Endemol.

Enfin elle souligne que les éléments de reprises reprochés à ALJ tels que l’enfermement dans un loft, la présence d’une piscine, jusqu’aux profils psychologiques des participants, sont des constantes des émissions de téléréalités à travers le monde. Ces éléments ne sauraient être un élément d’identification de la société Endemol, leur reprise par ALJ ne peut en conséquence faire courir un risque de confusion dans l’esprit des téléspectateurs.

Les juges qui se sont penchés sur les ressemblances entre les deux émissions pour déclarer qu’aucun acte de concurrence déloyale n’était à observer, ont complété leur analyse en soulevant l’existence de différences entre elles. C’est ainsi que dans l’émission Dilemme, les juges notent la participation d’un animateur de télévision au quotidien des candidats, ce qui est une innovation du format d’enfermement. Ces différences ont permis d’établir une impression d’ensemble propre à l’émission de téléréalité Dilemme.

3. Absence de parasitisme en présence d’investissements financiers et intellectuels

La décision de la Cour d’appel qui a rejeté l’action en parasitisme de la société Endemol est approuvée par la Cour de cassation dans les termes suivants : « ALJ a justifié de ses coûts et de ses efforts intellectuels pour l’élaboration de son émission Dilemme, en déposant six formats auprès de la SCAM, ce dont il résulte qu’elle ne s’est pas placée dans le sillage de la société Endemol en profitant indûment de la notoriété acquise et des investissements exposés ».

La définition du parasitisme est issue de la doctrine, qui considère comme parasitaire le fait de s’immiscer dans le sillage d’un agent économique afin de tirer profit de ses efforts sans bourse délie.

En l’espèce, ALJ a rapporté la preuve d’un investissement à hauteur de 1 629 640 euros pour les besoins de l’émission Dilemme. A l’inverse, les attestations comptables de la Société Endemol pour démontrer que des frais de plus de 2 millions d’euros ont été engagés pour ses émissions par son pôle création/développement, n’ont pas été jugées probantes.

Que penser de cette décision ?

La solution mérite d’être saluée dans la mesure où elle privilégie la liberté de création et de concurrence en n’accordant pas la protection à un format d’émission dont il s’est avéré qu’il contenait des caractéristiques structurantes communes à ce genre de format.

On approuvera aussi la solution pour la mise en balance des ressemblances mais aussi des différences entre les émissions afin de détecter les similitudes entre elles, caractéristiques de la concurrence déloyale.

Antoine Cheron

ACBM Avocats

acheron chez acbm-avocats.com

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