Alors que l’on s’attendait à une réforme globale du droit de la réparation du dommage corporel, sous l’impulsion notamment du groupe de travail constitué par Madame Lambert-Faivre (rapport déposé à l’été 2003), c’est au détour de deux interventions ponctuelles qu’ont été consacrés les souhaits d’une grande partie de la doctrine ainsi qu’une tendance jurisprudentielle visant une meilleure indemnisation des victimes.
Il s’agit d’une part du rapport de Monsieur Dintilhac déposé en Juillet 2005 (pour l’anecdote, vingt ans après l’entrée en vigueur de la Loi dite Badinter du 5 Juillet 1985) qui opére une refonte globale de la nomenclature des préjudices corporels indemnisables, et d’autre part de la Loi du 21 Décembre 2006 de financement de la Sécurité Sociale qui réforme en profondeur la nature même du recours des tiers-payeurs (organismes sociaux) sur ces préjudices.
Avant tout, il faut bien comprendre que même si ces évolutions sont distinctes dans leur portée (rapport d’un groupe de travail d’un côté, et loi de l’autre), elles sont en fait indissociables et totalement complémentaires : c’est parce que la liste et la répartition des préjudices corporels a été modifiée, que le recours des tiers-payeurs a suivi le même sort.
Rappelons à titre liminaire les mécanismes de ce qu’il convient désormais d’appeler l’ancien régime de l’indemnisation du préjudice corporel (1ère partie) avant d’analyser en détail l’apport de ces deux nouveautés à l’amélioration des droits des victimes (2ème partie).
I- L’ancien régime de l’indemnisation du préjudice corporel
Pour le détail des anciennes appellations et définitions de préjudices indemnisables, vous pouvez vous référer notamment à l’article « Que faire en cas d’accident de circulation ? » publié sur le blog du Village.
Succinctement, le dommage subi par la victime était ventilé entre deux blocs :
Les postes de préjudice soumis au recours des tiers-payeurs
Les frais de soins (médicaux, pharmaceutiques, d’hospitalisation, de rééducation, d’appareillage...) actuels et futurs
Les frais divers (déplacements, aide ménagère, garde à domicile, tierce personne...) actuels et futurs
L’Incapacité Temporaire Totale ou Partielle (ITT-ITP) dès lors qu’elle engendre une perte de revenus pour la victime
L’Incapacité Permanente Partielle (IPP)
L’incidence professionnelle : perte de gains futurs, perte de chance de promotion et/ou d’évolution professionnelle
Les postes de préjudice non soumis au recours des tiers-payeurs (à caractère personnel)
Les troubles dans la vie courante de la victime occasionné par les soins et l’ITT-ITP
Les souffrances endurées (prétium doloris)
Le préjudice esthétique
Le préjudice d’agrément
Le préjudice sexuel.
Si l’indemnisation des préjudices à caractère personnel revenait en intégralité à la victime, il en était tout autrement des postes soumis au recours des tiers-payeurs dont les prestations (frais de soins, frais futurs, indemnités journalières et surtout rente en cas d’accident de trajet-travail ou bien pension d’invalidité) s’imputaient globalement et par priorité sur leur montant.
Ce système comportait des incidences lourdement défavorables à la victime puisqu’en définitive, on indemnisait son ou ses organismes sociaux avant de s’intéresser à son propre sort, et de lui allouer - éventuellement – un reliquat d’indemnité. Au surplus, le mécanisme permettait dans certains cas à l’organisme social de récupérer des sommes sur des postes qui n’avaient même pas fait l’objet de versement de prestations !
Ces conséquences étaient flagrantes dans deux cas de figure :
L’accident avec partage des responsabilités :
Les prestations de la caisse étaient intégralement déduites après reconstitution du préjudice de la victime, et après application du partage de sorte que nombre étaient les situations où l’assureur présentait finalement une offre d’indemnité dérisoire voire nulle au titre des préjudices soumis à recours ;
L’accident donnant lieu à versement d’une rente accident de travail ou bien d’une pension d’invalidité :
De la même façon, les prestations de sécurité sociale étaient déduites globalement des préjudices soumis à recours alors même, que celles-ci ne correspondaient pas aux postes de préjudice inclus dans cette partie ; en effet, la rente accident de travail vise à compenser non seulement l’invalidité physique mais aussi son incidence professionnelle ; or, dans certains cas, s’il existait bel et bien une IPP physiologique, elle était en revanche sans aucune incidence financière et professionnelle.
C’est le caractère choquant de ces situations qui a amené à revoir non seulement la définition du préjudice corporel indemnisable, mais aussi celle du recours des tiers-payeurs.
II La redéfinition du préjudice indemnisable et du recours des tiers-payeurs
1- Le rapport Dintilhac
L’apport premier du rapport Dintilhac est la suppression pure et simple de la distinction entre préjudices soumis ou non au recours des tiers-payeurs, c’est à dire cette notion de bloc « intouchable » de préjudices avant imputation des prestations des organismes sociaux. Désormais, le recours des tiers-payeurs n’a plus son « domaine réservé ».
Il y est substitué une répartition entre préjudices patrimoniaux, pécuniaires ou encore financiers qui correspondent « tantôt à des pertes subies tantôt à des gains manqués par la victime », et préjudices extra-patrimoniaux qui sont dépourvus de toute incidence financière.
Au sein de chaque catégorie, une ventilation doit être effectuée entre les préjudices temporaires c’est à dire intervenus avant la consolidation médico-légale de la victime, et les préjudices permanents subsistant après cette date.
Les préjudices patrimoniaux
Préjudices patrimoniaux temporaires :
Dépenses de santé actuelles (DSA) : frais hospitaliers, médicaux, paramédicaux et pharmaceutiques
Frais divers (FD) : frais de transport imputables à l’accident, frais de garde des enfants, soins ménagers, tierce personne temporaire, frais d’adaptation temporaire du véhicule voire du logement ...
Perte de gains professionnels actuels (PGPA) : pertes de revenus subis par la victime durant la période d’incapacité temporaire ou totale
Préjudice patrimoniaux permanents
Dépenses de santés futures(DSF) : frais de soins, de rééducation, d’appareillage futurs nécessités par l’handicap physiologique permanent
Frais de logement adapté (FLA) : frais liés à l’adaptation de son logement au handicap de la victime
Frais de véhicule adapté (FVA)
Assistance par tierce personne (ATP)
Pertes de gains professionnels futurs (PGPF) : perte ou diminution des revenus de la victime consécutive à son invalidité permanente
Incidence professionnelle (IP) : incidences périphériques touchant à la sphère professionnelle comme la dévalorisation de la victime sur le marché du travail, sa perte de chance professionnelle, l’augmentation de la pénibilité de l’emploi voire la nécessité d’abandonner sa profession
Préjudice scolaire, universitaire ou de formation (PSU) : perte(s) d’année(s) d’études
Les préjudices extra-patrimoniaux
Préjudices extra-patrimoniaux temporaires
Déficit fonctionnel temporaire (DFT) : perte de la « qualité de vie et des joies usuelles de la vie courante » rencontrée par la victime durant son hospitalisation, son incapacité temporaire totale ou partielle et plus généralement durant sa maladie traumatique
Souffrances endurées (SE) : « souffrances physiques et psychiques, ainsi que les troubles associés, que doit endurer la victime durant la maladie traumatique »
Préjudice esthétique temporaire
Préjudices extra-patrimoniaux permanents
Déficit fonctionnel permanent (DFP) : incapacité permanente qui a « une incidence sur les fonctions du corps humain de la victime » et sur l’autonomie personnelle de celle-ci dans ses activités journalières
Préjudice d’agrément : impossibilité pour la victime de pratiquer régulièrement une activité spécifique sportive ou de loisirs
Préjudice esthétique permanent
Préjudice sexuel
Préjudice d’établissement : « perte d’espoir, de chance ou de toute possibilité de réaliser un projet de famille »
2- La Loi du 21 Décembre 2006 de financement de la Sécurité Sociale (n°2006-1640)
Textuellement, ces dispositions remplacent l’alinéa 3 de l’article L.376-1 du Code de la Sécurité Sociale par trois nouveaux alinéas qui bouleversent les règles du jeu en matière de recours des tiers-payeurs.
Le recours ne s’exerce plus globalement sur un ensemble de préjudices, mais poste par poste, et à condition que le préjudice en question corresponde à une prestation effective de l’organisme social
La priorité dont bénéficiait auparavant les tiers-payeurs sur l’indemnité corporelle, est désormais transferée au profit de la victime : lorsque la prestation sociale empiète sur le préjudice effectif de la victime, cette dernière est couverte prioritairement, au détriment du remboursement du tiers-payeur
En conséquence de ce qui précède, l’organisme social est susceptible d’exercer son recours sur un préjudice personnel (extra-patrimonial) s’il établit de façon certaine que sa prestation a indemnisé tout ou partie de ce poste.
Ainsi tout d’abord, l’organisme social ne peut récupérer sa prestation qu’à la condition qu’elle ait été effectivement fournie, et soit en rapport avec le préjudice correspondant.
Par exemple, si la caisse réclame un montant d’indemnités journalières pour un montant supérieur à celui des gains qu’aurait dû percevoir la victime durant son incapacité temporaire, elle devra se contenter de l’évaluation de ce poste sans pouvoir « étendre » son recours à d’autres préjudices.
A ce stade, il faut noter que certaines prestations sociales ont une double nature, patrimonial et extra-patrimonial. Dans ces cas, le tiers-payeur est tenu de communiquer une ventilation de sa prestation entre ces deux aspects. Il lui appartient donc de distinguer -en le motivant le cas échéant - la partie de la rente accident de travail ou de la pension d’invalidité indemnisant le préjudice purement professionnel pour la déduire des postes PGPF et/ou IP, et celle réparant le préjudice purement physiologique pour l’imputer sur le DFP.
Ensuite, la victime dispose désormais d’un droit de préférence sur l’indemnité. En cas de partage des responsabilités, le recours du tiers-payeur ne peut s’exercer qu’après indemnisation du préjudice effectif de la victime.
Enfin, quelques précisions annexes à ces innovations principales :
La réforme est d’application immédiate c’est à dire qu’elle concerne l’ensemble des dossiers en cours n’ayant pas encore fait l’objet d’une transaction ou bien d’une décision judiciaire définitive, quand bien même le fait générateur du dommage est antérieur à la loi ;
La réforme s’applique tant aux accidents de vie privée qu’aux accidents de travail ; même si seul l’article L.376-1 du Code de la Sécurité Sociale est modifié, son « homologue » en matière d’accidents de trajet-travail (article L.454-1 du Code de la Sécurité Sociale) est impacté de façon strictement identique.