Première condamnation française de Google sur le fondement du droit à l’oubli numérique.

Par Romain Darriere, Avocat.

Pour la première fois en France, le TGI de Paris a fait application du droit à l’oubli pour enjoindre à la société Google Incorporated de déréférencer un lien renvoyant vers un article de presse.

Dans une ordonnance du 19 décembre 2014 venant compléter une première ordonnance du 24 novembre 2014, le Président du Tribunal a ainsi estimé, en référé, que le droit à l’oubli du requérant devait prévaloir sur le droit à l’information du public.

-

De par son dispositif, cette décision constitue une avancée majeure en matière de droit de l’internet et des nouvelles technologies ; à notre connaissance, aucune juridiction française ne s’était encore fondée sur la notion de « temps écoulé » pour faire droit à une demande de déréférencement.

1) En substance, les faits étaient les suivants  :

Au cours du mois de mai 2014, Madame X avait constaté que la formulation d’une requête portant sur son nom dans le moteur de recherche de Google faisait ressortir, en première position de la première page de résultats, un lien renvoyant vers un article du journal Le Parisien publié en avril 2006.

Cet article était entièrement consacré à la condamnation pénale de Madame X pour escroquerie, laquelle avait été condamnée en avril 2006 par le Tribunal correctionnel de Beauvais à une peine d’emprisonnement de trois ans dont deux ans et neuf mois avec sursis.

Madame X avait alors sollicité auprès de Google le déréférencement (et non pas la suppression) de l’article du Parisien, via le formulaire « droit à l’oubli » mis en ligne à la suite de la décision de la Cour de Justice de l’Union Européenne du 13 mai 2014.

Le 24 septembre 2014, « l’équipe Google » avait indiqué à Madame X maintenir le lien litigieux, en se fondant sur le droit à l’information du public.

Madame X décidait alors d’assigner la société Google France.

2) Concernant l’argumentation de Madame X :

Devant le Tribunal, Madame X a soutenu que la législation sur les données à caractère personnel devait s’appliquer à la société Google Incorporated et à ses établissements situés dans les Etats membres de l’Union européenne, dont Google France, les activités des sociétés Google Incorporated et Google France étant liées de manière indissociable.

Il est important de souligner que Madame X n’a pas remis en cause le contenu de l’article mis en ligne par le Parisien en avril 2006. En d’autres termes, elle n’a pas reproché à l’article litigieux de porter atteinte à sa vie privée ou d’être diffamant ou injurieux.

Selon Madame X, c’était la faculté d’accéder éternellement à cet article, grâce à l’indexation qui en était faite par le moteur de recherche de Google, qui posait difficulté.

Elle a alors rappelé que l’article du Parisien était en ligne depuis plus de huit années et qu’il faisait état d’une condamnation judiciaire dont la peine avait été purgée depuis longtemps.

Au vu de l’ancienneté des faits, elle estimait donc disposer d’un motif légitime, au sens de l’article 38 de la loi n° 78-17 du 6 janvier 1978, à s’opposer au traitement de ses données personnelles par Google, celles-ci étant devenues, avec le temps, inadéquates et excessives au regard des finalités pour lesquelles elles avaient été collectées.

Partant, elle considérait que l’indexation de l’article litigieux par le moteur de recherche de Google constituait un traitement illicite de données à caractère personnel, puisque contrevenant à l’article 6 c) de la directive 95/46/CE.

Le maintien de l’article du Parisien lui causait ainsi un trouble manifestement illicite, au sens de l’article 809 du Code de procédure civile.

Madame X estimait donc être en droit de solliciter son déréférencement, au nom de son droit à l’oubli numérique.

***

De son côté, la société Google France a demandé au Président du Tribunal de prononcer sa mise hors de cause et de débouter Madame X de l’ensemble de ses demandes.

Fait plutôt rare, la société Google Incorporated est intervenue volontairement à l’instance.

3) Les points essentiels qu’il convient de retenir, à la lecture des deux ordonnances :

a) Seule la responsabilité de Google Inc peut être engagée

En terme de procédure, il est important de relever que le TGI de Paris a prononcé la mise hors de cause de la société Google France, au motif que cette dernière n’exploite pas directement ou indirectement le moteur de recherche.

Dès lors, selon le Tribunal, la société Google France n’a pas la qualité de responsable de traitement de données à caractère personnel.

Les ordonnances des 24 novembre et 19 décembre 2014 constituent donc un revirement de jurisprudence par rapport à l’ordonnance du 16 septembre 2014 rendue par le même TGI de Paris.

Pour mémoire, dans cette décision, le TGI de Paris avait condamné la société Google France à déréférencer, sous astreinte, plusieurs liens renvoyant à des contenus qui avaient été jugés diffamatoires par le Tribunal Correctionnel de Paris.

Cette ordonnance de référé du 16 septembre 2014 avait d’ailleurs parfois été présentée, à tort, comme étant la première illustration du « droit à l’oubli » en France.

En tout état de cause, il apparaît que le TGI de Paris a de nouveau choisi de suivre sa position « classique » en matière de responsabilité des acteurs majeurs du monde de l’internet, à savoir que seuls les exploitants des moteurs de recherche ou les éditeurs de sites peuvent être mis en cause (ils sont généralement situés aux Etats-Unis) ; leurs « établissements » basés en Europe étant juridiquement des entités distinctes, ceux-ci ne peuvent voir leur responsabilité engagée.

La Cour d’appel de Paris, dans un arrêt du 17 octobre 2014 impliquant la société Facebook France, a d’ailleurs adopté la même position.

Concrètement, les internautes français qui voudront se prévaloir de leur droit à l’oubli devront donc, à l’avenir, assigner la société Google Incorporated aux Etats-Unis.

Il est encore trop tôt pour savoir si cet obstacle procédural dissuadera ou pas certains candidats potentiels à « l’oubli ».

b) Google Inc est le destinataire naturel des demandes de déréférencement :

Le TGI de Paris a rappelé que «  le fait que Madame X n’a pas engagé d’action à l’encontre de l’éditeur de l’article en cause ne la prive pas de son droit de solliciter directement de la société Google Incorporated que cette dernière procède à un déréférencement ».

Il s’agit d’une précision importante du point de vue de l’articulation des responsabilités entre éditeurs et moteurs de recherche.

c) Les demandes de déréférencement sont soumises au respect de plusieurs conditions cumulatives :

Enfin et surtout, le Tribunal a estimé que Madame X justifiait de raisons prépondérantes et légitimes prévalant sur le droit à l’information du public, eu égard :

-  à la nature des données à caractère personnel en cause, à savoir un article publié en avril 2006 relatif à une condamnation pénale prononcée à l’encontre de Madame X ;
-  aux motifs de la demande de déréférencement, Madame X ayant soutenu que l’accès aux données en cause par simple interrogation à partir de ses prénom et nom, via le moteur de recherche de Google, nuit à sa recherche d’emploi ;
-  au temps écoulé, s’agissant d’une condamnation prononcée il y a plus de huit ans et compte tenu de l’absence de mention de cette condamnation sur le bulletin n° 3 du casier judiciaire de Madame X.

Ainsi, le TGI de Paris a tenté de modeler le droit à l’oubli, en le soumettant au respect de plusieurs conditions cumulatives.

Le Tribunal a ainsi cherché à concilier les intérêts de Madame X et ceux de la société Google Incorporated, laquelle craignait évidemment une décision à la motivation trop large et imprécise ouvrant la porte aux demandes de déréférencement les plus fantaisistes.

En adoptant une telle position, le TGI de Paris peut se vanter d’avoir posé les premières pierres d’un droit à l’oubli en pleine construction.

Toutefois, quelle aurait été sa position si la condamnation de Madame X avait été prononcée il y a de cela 4 ans ? Ou 3 ans ? Dans une telle hypothèse, le Tribunal aurait-il considéré que le temps écoulé était suffisant pour justifier une demande de déréférencement fondée sur le droit à l’oubli ?

Par ailleurs, si Madame X n’avait pas indiqué qu’elle était en recherche d’emploi, le Tribunal aurait-il également fait prévaloir ses intérêts privés, à savoir le droit à l’oubli, sur l’intérêt général, à savoir le droit du public à l’information ?

Seul l’avenir nous le dira. Pour l’heure, il convient de se réjouir de cette première décision venant préciser les contours d’un droit à l’oubli balbutiant mais fondamental.

Toutefois, soyons vigilants. Une application excessive du droit à l’oubli pourrait porter atteinte au principe de neutralité du net, ce qui serait dangereux et inacceptable.

Affaire à suivre…

Romain Darriere

Avocat au Barreau de Paris

www.romain-darriere.fr

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Discussions en cours :

  • par Catherine , Le 21 janvier 2015 à 00:22

    Bonjour,
    Est-ce possible de mettre un lien vers la décision ?
    Merci

  • J’ai bien lu cet article et j’ai une question qui me saute aux yeux. Le problème pour Madame X est un article du Parisien que Google reprend (mais pas que Google, tous les moteurs de recherche). Pourquoi amener au Tribunal Google quand le problème est un article du Parisien, donc, Le Parisien.

    Il suffit de demander à Le Parisien de rajouter une ligne dans le fichier robots.txt sur leur site pour rendre l’article inaccessible à tous les robots de la planète, donc le déréférencer de tous les moteurs de recherche tout en le gardant accessible sur le site du Parisien.

    Donc, pourquoi s’attaquer à une conséquence mais pas à la cause ?

    • par Romain Darriere , Le 6 janvier 2015 à 14:49

      C’est une question tout à fait légitime !

      Madame X aurait effectivement pu assigner le Parisien, sur le même fondement juridique. En réalité, elle avait le choix.

      Cela étant, comme sa demande principale consistait à déréférencer un lien, son interlocuteur naturel était Google, ce d’autant qu’elle s’était déjà rapprochée du moteur de recherche, par l’intermédiaire du formulaire ’droit à l’oubli" accessible en ligne.

      En revanche, si elle avait souhaité faire retirer ou supprimer le lien litigieux, elle aurait alors probablement intenté une action contre le Parisien uniquement.

    • par Clément Bouteille , Le 9 janvier 2015 à 15:28

      Quelle différence avec l’Ordonnance de référé du 16 septembre 2014 ?

  • par Anna , Le 6 janvier 2015 à 19:44

    Serait-il possible d’avoir les liens des décisions du 19 décembre et 24 novembre 2014 ? Merci beaucoup !

  • Soyons un peu sérieux avant de faire des titres racoleurs, mais erronés !

    Une institutrice a obtenu la suppression des liens ’google" pointant vers une vidéo amateur à caractère pornographique la mettant en scène (TGI Montpellier, 28 oct. 2010, n° 10/31735), tandis qu’un ancien directeur de la Fédération Internationale de l’Automobile est parvenu au même résultat au sujet de photographies représentant ses ébats sadomasochistes à connotation nazie avec des prostituées (TGI Paris, 6 nov. 2013, n°11/07970).

    - TGI Montpellier 28, oct. 2010 :
    Accessible ici :http://www.legalis.net/spip.php?page=jurisprudence-decision&id_article=3121
    Commentaire : Les moteurs à la recherche d’un statut juridique, Légipresse n° 284, p. 367, note sous TGI Montpellier (ord. ref.) 28 oct. 2010 Madame Z c/ Google INc. et a

    - TGI paris, 6 nov. 2013 :
    Accessible ici : http://junon.univ-cezanne.fr/u3iredic/wp-content/uploads/2013/12/Rouillon-jp-1.pdf

    • par Azou , Le 6 janvier 2015 à 09:45

      Bonjour,
      Il serait très intéressant que notre confrère rédacteur explique en quoi la récente décision du TGI de Paris innove par rapport à celles de 2010 et 2013. Est-ce dans la forme, est-ce sur le fond ? Je suis très intéressée, ayant un dossier sous le coude.
      Bien confraternellement.

    • par Romain Darriere , Le 6 janvier 2015 à 10:51

      Je vous invite de mon côté à relire vos sources avant de parler de "titres racoleurs".

      Dans la première décision dont vous faites état, la requérante avait demandé et obtenu la désindexation des liens renvoyant vers une vidéo pornographique la mettant en scène au motif que cette vidéo était illicite en ce qu’elle portait atteinte à sa vie privée.

      Dans la seconde décision, le TGI de Paris s’est également fondé sur la notion d’atteinte à la vie privée pour condamner Google à retirer les images litigieuses.

      Il est donc juridiquement contestable de parler de "droit à l’oubli" pour évoquer ces deux décisions, les juges s’étant simplement contentés d’ordonner la suppression ou le déréférencement de liens renvoyant vers des contenus illicites.

      Au contraire, dans son ordonnance du 19 décembre 2014, le TGI de Paris a bien rappelé que l’article litigieux n’était pas illicite en soi.

      C’est l’indexation de cet article qui est devenue illicite, au égard au "temps écoulé" depuis sa publication.

      Et il s’agit bien, à notre connaissance, du premier jugement de ce type, la notion de "temps écoulé" n’ayant auparavant jamais été utilisée pour justifier, à elle seule, une demande de déréférencement.

      Cela étant précisé, vous pouvez bien entendu avoir une interprétation différente de ces différentes décisions.

      Je serais d’ailleurs assez interessé par vos développements, lesquels permettront certainement, si vous souhaitez débattre du sujet, de faire évoluer cette notion nouvelle et en pleine construction qu’est le "droit à l’oubli".

    • par G00gl3 4 3v34 , Le 6 janvier 2015 à 11:43

      @ Romain

      le droit à l’oubli est une création déjà ancienne issue du droit de la presse. Si la jurisprudence est loin d’être abondante sur la question, il existe des décisions dont il faut tenir compte.

      La notion de droit à l’oubli a été évoquée pour la première fois en 1966 par le professeur Gérard Lyon-Caen dans le commentaire d’une décision rendue par le Tribunal de grande instance de la Seine (TGI Seine, 14 oct. 1965, Mme. S. c. Soc. Rome-Paris Films, JCP 1966.II. 14482, note LYON-CAEN, G. confirmé par CA Paris, 15 mars 1967, JCP 1967.II.20434, obs. LINDON).

      Après, il faut attendre 1983 pour que la notion de droit à l’oubli réapparaisse dans TGI Paris, 20 avr. 1983, Mme. M. c. Filipacchi et soc. Cogedipresse (JCP 1983.II.20434, obs. LINDON)

      Régulièrement, la notion de droit à l’oubli "revient sur le tapis" :
      - Cass. Civ. 1 ère, 20 nov. 1990, Mme. M c. K, JCP 1990.II.21908, obs : LINDON
      - Civ. 1ère, 9 juill. 2003, Bull.civ. I, n° 172 ; D. 2004 somm. 1633, obs. CARON
      - Civ 1ère, 23 avr. 2003, Bull.civ. I, n° 98, D. 2003, 1854 note BIGOT, ibid, Somm. 1539 obs. LEPAGE

      Pour des analyses de fond sur le droit à l’oubli, je ne saurai que trop recommander la lecture de :
      - Roselyne Lettron, « Le droit à l’oubli », Revue du droit public, 1996, n° 2
      - Julien le Clainche, « L’adaptation du droit à l’oubli au contexte numérique », Revue Européenne de Droit de la Consommation – REDC 2012/1, Larcier, p.39

    • par G00gl3 4 3v34 , Le 6 janvier 2015 à 11:52

      @ Azou :

      Les différences entre la décision de la CJUE et celle du juge français sont sensibles.

      - Au plan de la compétence territoriale :
      * La CJUE se livre à une interprétation extensive de la notion d’établissement, dans la mesure où elle considère que la directive n’exige pas que le traitement soit réalisé PAR l’établissement, mais uniquement qu’il le soit dans le cadre de ses activités. Elle considère alors que la vente d’espace publicitaire par Google Spain s’appuie sur le moteur exploité par Google inc., lequel trouve dans ces ventes sa rentabilité économique. La Cour en conclut qu’ils sont indissociablement liés et qu’ainsi Google Spain doit respecter le droit européen des données à caractère personnel.
      * Le juge français considère que seul Google. Inc est responsable du traitement des données à caractère personnel et non Google France.

      - Au plan des critère de conciliation vie privée / liberté d’information :
      * La CJUE considère que le droit des données personnelles et celui au respect de la vie privée « prévalent, en règle générale, sur ledit intérêt des internautes ».
      Mais, cet équilibre peut toutefois dépendre, dans des cas particuliers :
      . de la nature de l’information,
      . de sa sensibilité au regard de la vie privée du demandeur
      . et de l’intérêt du public à disposer de cette information mis en perspective avec le rôle joué par le demandeur dans la vie publique.

      Tandis que le juge renvoi expressément à la notion d’écoulement du temps qui n’est qu’implicite dans la décision de la CJUE

    • par Romain Darriere , Le 6 janvier 2015 à 14:57

      @ Googl343v34

      Je vous remercie pour cette contribution. Je note toutefois que les décisions que vous évoquez sont pour la plupart très anciennes, et remontent à une époque où le réseau n’existait pas encore. De fait, et sauf erreur de ma part, aucune d’entre elles ne fait référence à internet et au "droit à l’oubli numérique".

      Enfin, en ce qui concerne les décisions de 2003, il me semble que c’est encore une fois la vie privée des requérants qui était en cause.

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