I. Introduction.
Afin de purger les différents hiatus liés à ce dualisme juridictionnel, un ordre juridictionnel ad hoc a été institué. Ce dernier est matérialisé par le Tribunal des Conflits qui, à l’instar du Conseil constitutionnel, forme un ordre juridictionnel à lui seul. En outre, sa composition en fait l’instance de conciliation et donne une aura participative à l’autorité de ses décisions [1] sur toutes les juridictions de l’ordre judiciaire et de l’ordre administratif.
Pour rappel, le Tribunal des conflits a été institué, une première fois, par l’article 89 [2] de la Constitution de 1848, c’est-à-dire durant la IIème République. Créé afin de régler les conflits d’attribution entre l’autorité administrative et l’autorité judiciaire, cet ordre de juridiction atypique a était organisé par un décret du 26 octobre 1849 portant « règlement d’administration publique déterminant les formes de procédure du tribunal des conflits » et une loi du 4 février 1850 portant « portant sur l’organisation du tribunal des conflits ». La naissance du Second Empire cause sa première disparition.
Cependant, par une loi du 24 mai 1872 portant « réorganisation du Conseil d’Etat », le Tribunal des conflits renaitra et il ne cessera de monter en compétence d’abord grâce à la loi du 20 avril 1932 ouvrant « un recours devant le tribunal des conflits contre les décisions définitives rendues par les tribunaux judiciaires et les tribunaux administratifs lorsqu’elles présentent contrariété aboutissant à un déni de justice », puis renforcé par le décret n°60-728 du 25 juillet 1960 portant « réforme de la procédure des conflits d’attributions ».
Ainsi armé, le Tribunal des conflits met en œuvre la justiciabilité des conflits d’attribution entre les deux principaux ordres de juridiction. C’est à ce titre qu’il manifeste la juridictionnalisation d’une dialectique assez particulière. En effet, cette juridiction est posée institutionnellement en instance de dialogue entre le juge judiciaire et le juge administratif. Dans cette configuration, l’autorité administrative (en l’occurrence le représentant de l’Etat, le préfet) est dorénavant un justiciable de cette instance juridictionnelle.
Le Tribunal des conflits n’est pas une instance au cours de laquelle s’affronte les représentants de la justice judiciaire et ceux de la justice administrative. Il s’apparente davantage à une instance de conciliation dont la vocation consiste à réguler la ligne de démarcation entre les ordres juridictionnels judiciaire et administratif dont la mitoyenneté est susceptible de provoquer quelques troubles de voisinage (conflit positif, conflit sur renvoi, conflit négatif, conflit de décisions, durée excessive des procédures). À ce titre, le paritarisme qui caractérise la configuration du Tribunal des conflits est le reflet d’une institutionnalisation du dialogue entre les juges, c’est-à-dire qu’il est composé du même nombre de membres tant de l’ordre juridictionnel judiciaire que de l’ordre juridictionnel administratif.
À l’issue de 143 ans d’existence, en 2015, par une loi n°2015-177 et un décret n°2015-233, le Tribunal des conflits a fait l’objet d’une profonde réforme. Il est désormais uniquement régi par la loi du 24 mai 1872 modifiée et renommée [3]. Ladite loi ne porte plus « réorganisation du Conseil d’Etat ». Désormais, elle est uniquement « relative au Tribunal des conflits ». En outre, sont abrogés [4] les autres textes historiquement fondateurs du Tribunal des conflits, c’est-à-dire : l’ordonnance du 1er juin 1828 relative « aux conflits d’attribution entre les tribunaux et l’autorité administrative » ; l’ordonnance du 12 mars 1831 modifiant celle du 2 février 1831 ; la loi du 4 février 1850 portant sur « l’organisation du Tribunal des conflits » ; la loi du 20 avril 1932 ouvrant
« un recours devant le Tribunal des conflits contre les décisions définitives rendues par les tribunaux judiciaires et les tribunaux administratifs lorsqu’elles présentent contrariété aboutissant à un déni de justice ».
II. Le paritarisme dialectique.
L’ancien article 25 de la loi du 24 mai 1872, prescrivait une organisation paritaire entre le juge judiciaire et le juge administratif qui devaient tous deux êtres représentés par trois [5] conseillers des cours souveraines. Le ministère public, avant et après la réforme réalisée en 2015, est représenté par deux « rapporteurs publics » [6] titulaires et par deux « rapporteurs publics » suppléants. Ainsi, au sein de la représentation du ministère public [7], la parité est également respectée. Il y a deux membres du ministère public attachés [8] à la Cour de cassation, ainsi que deux membres choisis parmi les rapporteurs publics attachés au Conseil d’État qui feront office de rapporteurs publics au sein du Tribunal des conflits.
Avant la réforme, la présidence [9] du Tribunal des conflits est tenue par le Garde des sceaux qui n’étant pas juge administratif ou juge judiciaire confirmait le paritarisme de la juridiction et procurait l’imparité nécessaire au mécanisme de départage [10]. Bien que matérialisant une survivance du mécanisme de la justice retenue, le neuvième membre (issue du gouvernement) permettait, malgré tout, de consacrer un paritarisme rigoureux du Tribunal des conflits. Ainsi, l’autorité des décisions du Tribunal des conflits était davantage portée par le processus participatif qui caractérise la composition paritaire de la juridiction.
La technique du paritarisme doit être appréhendée comme un dispositif visant à obtenir un effet utile spécial. En règle générale, cette configuration est très utilisée pour la mise en place d’organes d’apurement d’incidents sociaux afin de pourvoir à un dialogue social. Lors de la réalisation de ce genre de conflits, il est indispensable de veiller à une réconciliation des protagonistes. C’est dans cet objectif de paix que la mise en place du paritarisme participe au processus de mise en collaboration décisionnelle.
Il est donc essentiel que la résolution du conflit soit le produit d’un dialogue entre les principaux concernés afin que l’autorité de la solution découle surtout de son caractère participatif. En effet, cette efficacité dialectique du paritarisme est mise au profit de l’apurement des conflits d’attribution. Le Tribunal des conflits du fait de son organisation paritaire est bel et bien un organe de conciliation. En outre, dans la mesure où il y a également une professionnalisation des membres de la juridiction, il y a une garantie de la technicité juridique [11] du débat.
La configuration paritaire du Tribunal des conflits met chacun des représentants des deux ordres juridictionnels en situation à être « capables d’être convaincus par des faits, une argumentation, une interprétation contradictoirement débattue » [12]. C’est au regard de cette dialectique, paritaire et professionnelle, que la question de la présidence du Tribunal des conflits a été le fruit de quelques réflexions [13] et l’objet ponctuel, de crispations médiatiques [14].
Toutefois, compte tenu de la rigueur avec laquelle le paritarisme était mis en œuvre sous l’empire de l’ancienne rédaction de la loi du 24 mai 1872, le partage d’opinions [15] est une hypothèse théoriquement inévitable, bien que rarissime [16] en pratique grâce au pragmatisme et à la discipline des membres du Tribunal des conflits.
Cela dit en passant, au regard de l’effet utile posé par le bloc de légalité qui instituait [17] le Tribunal des conflits, l’imparité assurée par la présidence (normalement) permanente avait vocation à proscrire tout partage d’opinion. Ce dispositif, avait tout de même le mérite de proscrire toute infructuosité de l’effort dialectique. Il ne faut pas oublier que la méthode dialectique est fondamentalement caractérisée par une discussion basée sur l’opposition et l’interaction de différents points de vue. L’objectif de cette méthode étant le progrès par la confrontation et la résolution des contradictions.
Mais, cette méthode a un point faible, le partage d’opinion qui constitue un risque de crispation voire de fossilisation de chaque protagoniste sur sa position. C’est à ce titre que la dose d’imparité est constitutive d’un dispositif curateur voire proactif contre le risque d’infructuosité de l’effort dialectique. Dès lors, l’institution d’une présidence de départage n’est pas en elle-même une mauvaise idée. Il aurait fallu moderniser le concept, la suppression étant la solution de facilité. En tout état de cause, avant le toilettage du Tribunal des conflits en 2015, il existait un système de vice-présidence alternée entre juge judiciaire et juge administratif. D’un point de vue organisationnel, cela ne résolvait pas la question du partage d’opinion.
D’un point de vue théorique, compte tenu du caractère décisif de l’imparité de la voix de la présidence du Tribunal des conflits, il ne manque pas d’intérêt de s’interroger encore quelques lignes sur l’utilité de poser une autorité de l’organe exécutif comme dépositaire de droit de la présidence de cette juridiction paritaire dont les décisions ont une pesanteur sur le tracé et le respect de la ligne de démarcation entre les deux principaux ordres juridictionnels. La gestion de la ligne de démarcation est une mission essentielle à la cohérence de la spécialisation des juges judiciaire et administratif. Par conséquent, le Tribunal des conflits, titulaire de l’apurement d’un droit « de la répartition des compétences », est mine de rien, un rouage vital.
III. L’imparité curative.
L’institution d’une présidence tenue par une autorité politique et administrative ayant vocation à siéger au sein d’une juridiction juridictionnelle était pour le moins anachronique. En effet, avant la réforme de 2015, la loi prescrivait que le Tribunal des conflits devait être présidé par une autorité politico-administrative, en l’occurrence le ministre de la Justice. Cependant, en pratique, la présidence du Tribunal des conflits n’était que virtuellement effective du fait de sa rareté [18] (départage) et de son caractère protocolaire (renouvellement du Tribunal). Paradoxalement, même-si cela était anecdotique, à l’époque, l’existence de partage d’opinions était rendue possible du fait de l’ineffectivité de la permanence de la présidence. Dès lors, le paritarisme rigoureux de la composition du Tribunal des conflits comporte un hiatus posé par le risque de « blocage » du fait du partage d’opinion.
La réforme de 2015, portée par la loi n°2015-177 et le décret n°2015-233, supprime le mécanisme d’imparité matérialisée par une présidence tenue par un organe politique afin de le remplacer par un système de formation plénière [19] et solennelle réunie à l’issue d’une seconde délibération infructueuse. Concrètement, à un mécanisme d’imparité il est substitué un paritarisme renforcé, c’est-à-dire qu’au lieu des quatre [20] membres pour chaque corps, il en aura six ; avec pour quorum l’exigence de la présence des 12 membres de la « formation élargie » soit le titulaire soit le suppléant.
En outre, la formation élargie est réunie à l’issue de deux rencontres infructueuses, c’est-à-dire que c’est au bout de trois rencontres que la lumière devra être. L’option retenue [21] par le groupe de travail « Réforme du Tribunal des conflits » est périlleuse et compte un peu sur le fait que « la nuit porte conseil » ou, le cas échéant, « apaise les passions ». À ce titre, il est bien dommage qu’il n’y ait pas eu une réflexion plus poussée et soutenue sur le maintien d’un neuvième membre ni juge judiciaire ni juge administratif. Cela est d’autant plus dommageable que la rareté du partage autorisait l’audace.
Il n’est pas remis en question l’exclusion du Garde des Sceaux du siège de la présidence. Il ne s’agit pas de présumer [22] le parti-pris ou l’incompétence de l’organe exécutif qui, sous l’ancienne loi, avait vocation à présider le Tribunal des conflits. Il n’est pas non plus question de remettre en cause le travail effectué jusque-là par cette juridiction. Toutefois, au regard du caractère décisif du départage et compte tenu de l’effet recherché par le paritarisme dialectique, il été temps de procéder à un toilettage du Tribunal des conflits, malgré la rareté des délibérations pour lesquelles il a nécessité un départage. Cependant, symboliquement, la présidence d’une juridiction juridictionnelle par une autorité de l’exécutif tenait manifestement d’un archaïsme qu’il était impératif de proscrire.
En effet, historiquement, l’organe traditionnellement titulaire de la fonction d’apurement des conflits d’attribution de compétence était une autorité de l’organe exécutif. Chef de l’administration, cette autorité de l’organe exécutif administrait le conflit d’attribution dans le souci de préserver « la bonne marche de l’administration » [23] en évitant que soit soumise au droit commun une situation pour laquelle il était considéré qu’elle nécessitait que soit octroyée à l’administration une marge discrétionnaire. Par conséquent, installer un organe exécutif comme président [24] de droit n’était pas un choix anodin combien même ce dernier pouvait tenir du symbole. L’atout de la mise en place d’une imparité par l’institution d’une présidence n’est pas négligeable. En effet, compte tenu de l’exigence de parité, la présidence a vocation à matérialiser une neutralité en plus d’une imparité salvatrice.
Il est une bonne chose que la présidence ne soit pas un juge judiciaire ni un juge administratif. Cette configuration principalement paritaire [25] et numériquement impaire [26] doit servir une prise de décision purgeant sans parti-pris les différents conflits (conflit positif, conflit sur renvoi, conflit négatif, conflit de décisions, durée excessive des procédures) inhérents au dualisme des ordres juridictionnels. Dans la continuité du souci de neutralité et d’imparité, il est pertinent que la présidence ne soit pas non plus une autorité administrative ou politique.
Le paritarisme du Tribunal des conflits dispose d’éléments susceptibles de garantir la bonne gestion du tracé de la ligne de démarcation entre juge judiciaire et juge administratif. Mais c’est la professionnalisation de la composition du Tribunal qui est la véritable garantie d’un tracé impartiale, indépendant et techniquement motivé.
C’est également la rigueur intellectuelle tant des magistrats qui siègent que de celle des magistrats qui instruisent les « conflits » qui garantissent l’objectivité de la dialectique entre les juges des deux ordres. Cependant, tant au sein de l’ancien bloc de légalité [27] que du nouveau bloc instituant le Tribunal des conflits, il n’y a pas de dispositions imposant le paritarisme.
Seul le quorum [28] de cinq membres présents est exigé sans plus de précisions. La pratique qui souvent prend le relais lors de ce type de silence n’a pas davantage imposée (sauf dans le cas de la formation élargie) le paritarisme comme condition sine qua none, préférant une élasticité de la configuration laissant « au hasard des absences » [29] et des présences le choix de la représentation qui sera effectivement prépondérante ou posera effectivement une représentation paritaire. Sans imposer nécessairement la présence de tous les membres, il ne serait pas inutile de consolider l’effectivité d’une imparité marquée par un paritarisme. Il pourrait être exigé la présence d’au moins deux représentants de la Cour de cassation et deux représentants du Conseil d’État présidés par une autorité qui ne soit pas juge judiciaire ni juge administratif et qui ne soit pas non plus une autorité de l’organe exécutif.
Sans nul doute, une telle configuration contribuerait à la consolidation de l’effectivité du paritarisme. Outre le souhait de poser le paritarisme comme condition sine qua none de la validité de la délibération, il est parallèlement également nécessaire de consolider l’effectivité d’une présidence qui ne soit pas tenue par un juge de l’un des deux ordres juridictionnels. C’est à ce titre qu’il ne semble pas inintéressant de confier la présidence au juge constitutionnel. La proposition n’est pas nouvelle [30]. D’ailleurs, elle réunit peu de monde derrière elle. Toutefois, cela n’ôte pas pour autant à cette proposition sa pertinence.
En effet, au regard de ce qu’il est normal d’attendre de la configuration d’un organe de jugement au sein d’un état de droit, il semble toujours préférable [31] que la présidence d’un Tribunal soit tenue par un juge plutôt qu’une autorité de l’organe exécutif [32] ou une tierce personnalité qualifiée. Le juge constitutionnel a un intérêt intellectuel et juridique à la dialectique entre les deux autres juges sur les questions traitées par le Tribunal des conflits.
En effet, le juge constitutionnel a consacré le caractère constitutionnel de certaines compétences des juges judiciaires et administratifs. Il a confirmé le rôle primordial du Législateur tant en amont qu’en aval sur la question de répartition des compétences et il a établi un régime dérogatoire à la répartition de compétence permettant le transfert d’une compétence réservée à l’un des ordres au profit de l’autre si la bonne administration de la justice l’exige. Il est plus cohérent tant juridiquement qu’intellectuellement que le juge constitutionnel ait une place au sein du Tribunal des conflits afin qu’il participe lui aussi même exceptionnellement à la dialectique consacrée au sein du Tribunal des conflits.
La modification consisterait à instituer un mécanisme de désignation de la présidence et de la vice-présidence par les autres membres du Tribunal des conflits. Cette désignation permettrait de choisir deux membres au sein du Conseil Constitutionnel [33] parmi ceux qui n’y sont pas de droit [34].
L’imparité du Tribunal des conflits serait tenue par un conseiller constitutionnel [35]. Ainsi, la juridictionnalisation du Tribunal des conflits sera achevée sans nuire au paritarisme qui a jusque-là bien purgé les conflits d’attribution. Il s’agira de le consolider, car la présidence et la vice-présidence tenue par des conseillers constitutionnels vont enrichir l’autorité des décisions du Tribunal et vont parfaire le caractère participatif de la juridiction des conflits.
Le pluralisme des ordres juridictionnels de notre système est constitué de trois juges : judiciaire, administratif et constitutionnel. Par symétrie, le Tribunal des conflits devrait être marqué par un paritarisme des juges des deux ordres juridictionnels présidé par une imparité tenue par le juge constitutionnel. Le partage d’opinions, lorsqu’il a lieu, doit être tranché par rapport au substrat constitutionnel de la séparation des autorités judiciaires.