Dégradations subies durant des manifestations violentes : l'Etat peut aussi voir sa responsabilité engagée. Par Sébastien Avallone, Avocat.

Dégradations subies durant des manifestations violentes : l’Etat peut aussi voir sa responsabilité engagée.

Par Sébastien Avallone, Avocat.

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Explorer : # responsabilité de l'État # manifestations violentes # indemnisation des victimes # assurance

Les manifestations et violences qui ont fait suite au décès du jeune Nahel M., laissent derrière elles de nombreuses dégradations. Pour des centaines de commerçants et de particuliers il est possible de se sentir désorienté face à la destruction d’un véhicule, d’une vitrine ou encore au pillage de marchandises. Le réflexe naturel sera de demander une prise en charge par l’assurance.
Cependant, une autre voie est possible et elle est administrative.

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Dans de nombreux contrats, la prise en charge ne sera pas prévue en cas d’émeutes ou de mouvements populaires.

Il pourrait encore s’agir d’attendre les suites d’un procès pénal, de se constituer partie civile et/ou d’éventuellement, saisir dans certaines conditions la Commission d’Indemnisation des Victimes d’Infractions (CIVI).

Tout le monde ne peut pas y prétendre non plus. Une troisième voie est ouverte. Elle est administrative.

En effet, le Code de la sécurité intérieure prévoit la possibilité d’engager la responsabilité de l’Etat pour obtenir réparation des dégâts et dommages résultant des crimes et délits commis par des attroupements contre les personnes ou contre les biens.

1. Le risque d’insuffisance de la couverture assurantielle.

L’article L121-8 du Code des assurances dispose que :

« L’assureur ne répond pas, sauf convention contraire, des pertes et dommages occasionnés soit par la guerre étrangère, soit par la guerre civile, soit par des émeutes ou par des mouvements populaires ».

En l’absence de précision dans le contrat d’assurance, reste à préciser la définition d’émeutes ou de mouvements populaires. La Cour de cassation estime qu’il est indifférent que le mouvement ait été spontané ou non pour qu’il puisse intégrer les causes d’exclusion de l’article L121-8 précité [1].

Dans le cas des évènements violents qui se sont déroulés entre le 27 juin et le 5 juillet 2023, il est possible de considérer qu’à défaut de clauses contraires, les assurances pourront se retrancher derrière lesdites dispositions pour opposer une exclusion de garantie. En effet, les violences avaient notamment pour origine des revendications d’ordre politique et social et une volonté de protestations d’une partie de la population à l’encontre des forces de l’ordre.

On pourra cependant rappeler que le juge judiciaire apprécie avec une certaine rigueur l’application de l’exclusion de garantie.

Cette rigueur transparaît très tôt dans une décision de la première chambre civile de la Cour de cassation du 23 février 1966 dans laquelle l’exclusion de garantie n’a pas été appliquée aux vols et pillages commis en Algérie pendant la guerre d’indépendance.

La Cour de cassation estime alors qu’il ne suffit pas, pour exonérer l’assureur, qu’un vol soit survenu durant la guerre civile, mais il faut qu’au temps et au lieu où il s’est produit, un événement qui se rattache étroitement à cette guerre ait joué un rôle déterminant dans sa réalisation [2].

Ainsi, le débat qui pourrait naître en cas de litige entre un assureur et un assuré sur ce fondement, consisterait éventuellement à s’interroger sur le rattachement plus ou moins étroit dans le temps et l’espace, des revendications avec la réalisation du dommage.

Au regard des données propres à chaque situation d’espèce, de subtiles discussions pourraient être menées mais la prise en charge assurantielle n’est pas, a priori, automatiquement acquise.

2. L’hypothèse d’engagement de la responsabilité des auteurs des dégradations.

Nous ne perdons pas de vue que l’article 1240 du Code civil dispose que « Tout fait quelconque de l’homme, qui cause à autrui un dommage, oblige celui par la faute duquel il est arrivé à le réparer ». Il résulte de ces dispositions qu’un régime de responsabilité s’applique à l’individu dont la faute constitue la cause du préjudice subi par une tierce personne.

A cet égard, le juge judiciaire a dégagé la règle selon laquelle : « le propre de la responsabilité civile est de rétablir aussi exactement que possible l’équilibre détruit par le dommage et de replacer la victime dans la situation où elle se serait trouvée si l’acte dommageable n’avait pas eu lieu » [3]. La victime peut donc être indemnisée à la fois pour le préjudice économique mais aussi moral engendré par les dégradations.

Pour autant, différents obstacles juridiques pourraient se poser :

En premier lieu, Il faudrait identifier l’auteur de la faute. Pour cause, en application de l’article 1353 du Code civil, « celui qui réclame l’exécution d’une obligation doit la prouver ». Ainsi, il conviendrait de prouver qu’un individu mis en cause dans le cadre de dégradations est responsable du préjudice subi.

En deuxième lieu, l’actualité témoigne de ce que les participants aux dégradations, cités devant les juridictions répressives, sont très régulièrement convoqués selon les modalités de l’article 395 du Code de procédure pénale (en comparution immédiate).

En troisième lieu, selon le montant des dégradations, il n’est pas acquis que le recouvrement des sommes mises à la charge du prévenu soit possible. Aussi, l’aide de la SARVI est réservée aux personnes physiques [4] tout comme l’intervention de la CIVI [5].

La voie de l’obtention d’une indemnisation à la suite d’une procédure pénale (ou civile au demeurant) n’est donc pas acquise non plus - surtout pour les personnes morales qui subiraient des dégradations.

3. L’Etat peut aussi être mis en cause.

L’article L211-10 du Code de la sécurité intérieure dispose que :

« L’Etat est civilement responsable des dégâts et dommages résultant des crimes et délits commis, à force ouverte ou par violence, par des attroupements ou rassemblements armés ou non armés, soit contre les personnes, soit contre les biens.
L’Etat peut également exercer une action récursoire contre les auteurs du fait dommageable, dans les conditions prévues au chapitre Ier du sous-titre II du titre III du livre III du Code civil.
Il peut exercer une action récursoire contre la commune lorsque la responsabilité de celle-ci se trouve engagée
 ».

Ce texte constitue le fondement de la responsabilité de l’Etat du fait des attroupements et rassemblements. Ce fondement de responsabilité a été fixé durant la période révolutionnaire par une loi du 10 vendémiaire an IV. Pesant initialement sur les communes, cette responsabilité a depuis été attribuée exclusivement à l’Etat.

Contrairement à la responsabilité pour rupture de l’égalité devant les charges publiques inaugurée en 1923 par la jurisprudence Couitéas [6] ou à la responsabilité pour les tiers à l’ouvrage s’agissant dommages permanents de travaux publics qui nécessite un trouble anormal et spécial [7], ce fondement de responsabilité n’impose rien de tel [8].

Dans ces conditions, il suffit, de prime abord, d’identifier un préjudice et un lien de causalité. Il demeure toutefois nécessaire de bien qualifier le régime dont la mise en œuvre n’est pas toujours la plus évidente.

En premier lieu, la mise en œuvre de ces dispositions nécessite la qualification d’agissements pénalement répréhensibles à travers des crimes ou délits. Cela a pour conséquence d’écarter les dommages résultant d’accidents ou de mouvements de foule [9]. Il en va autrement des dégradations commises sur des agences bancaires ou des compagnies d’assurance à l’occasion de violences faisant suites à une manifestation par des individus cagoulés [10].

En deuxième lieu, il convient de qualifier un attroupement ou rassemblement. La jurisprudence semble, à cet égard, écarter les comportements violents prémédités [11].

En troisième lieu, il convient d’identifier un lien de causalité entre les dégradations subies - du fait de comportements pénalement répréhensibles et l’attroupement non prémédité. A titre d’exemple, le blocage ayant affecté le réseau routier et autoroutier national n’est pas indemnisable sur ce fondement à défaut de pouvoir établir un crime ou un délit déterminé ni un rassemblement ou un attroupement précisément identifié [12]. De la même façon, les dégradations commises par un petit groupe d’individus plusieurs heures après la dispersion d’une manifestation ne peuvent relever de ce régime [13].

En définitive, la jurisprudence en la matière témoigne d’une nécessaire étude casuistique pour savoir si l’Etat est susceptible d’être tenu pour responsable. Cela dit, elle permet d’entrevoir une troisième voie d’indemnisation possible pour les victimes de dégradations liées à des attroupements.

Sébastien Avallone,
Avocat en droit public et droit de l’urbanisme, Docteur en droit public
Barreau de Montpellier
s.avallone chez avocat-avallone.fr

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Notes de l'article:

[1Civ. 2e, 17 nov. 2016, no 15-24.116 P : RGDA 2017. 59, note Kullmann ; RCA 2017, n° 60, note Groutel ; JCP 2016, n° 1307, obs. Perdrix ; Gaz. Pal. 9 mai 2017. 66, note Cerveau.

[2Civ. 1ère, 23 févr. 1966 : RGAT 1966. 192.

[3Cass. Civ. 2ème ch. 28 octobre 1954, JCP 1955, éd. G II 8765.

[4V. art. 706-15-1 du Code de procédure pénale.

[5V. art. 706-3 du Code de procédure pénale.

[6Voir. CE 30 novembre 1923, Couitéas qui s’est depuis lors étendue à d’autres champs que le refus de concours de la force publique. V. par exemple : CE, Section, 28 octobre 1949, Société des Ateliers du Cap Janet, n°93433 s’agissant du refus d’autoriser le licenciement de personnels en raison des perturbations dans la vie économique locale qui en seraient résulté ; ou encore CE, Section 23 décembre 1970, E.D.F. c/ Farsat, n°73453 pour le lancement d’une procédure d’expropriation ultérieurement abandonnée.

[7Voir par exemple : CE, 26 mai 1965, Epoux Tebaldini, Lebon p. 304.

[8CE Avis, Ass. 20 février 1998 Société Etudes et Construction de siège pour l’automobile et autres, n° 189185, Lebon p.60.

[9CE, 19 mai 2000, Région Languedoc-Roussillon, n° 203546, Lebon, p. 184.

[10CAA Toulouse, 17 janvier 2023, Société anonyme Axa France, n° 21TL01451.

[11CE 29 décembre 2000 AGF n° 188974.

[12CAA Bordeaux, 10 septembre 2002, Société GEFCO, n° 98BX01624, JCP A 2003, n° 1016, obs. Moreau.

[13CE 3 mars 2003 ministre de l’Intérieur c. Compagnie Generali, n°242720.

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