La taxonomie européenne [1] est devenue l’alpha et l’oméga de la politique économique des pays membres de l’Union depuis le début de son application en 2022. Mais aussi un cauchemar pour de nombreux chefs d’entreprise en France, avec son mille-feuille de reportings censés attester de la transparence et de la nature des investissements réalisés. Depuis début 2024, quelque 50 000 patrons français sont désormais soumis à la corporate sustainability reporting directive (CSRD).
Dans le cadre de la taxonomie, l’harmonisation du reporting de durabilité des entreprises est malheureusement mal vécue et synonyme de complexité et de freins pour le développement des PME et des ETI.
Tous les secteurs sont touchés. Dans l’immobilier par exemple, les exigences de la Commission européenne représentent une mobilisation humaine et technique surdimensionnée, pénalisant l’activité des PME.
« Ces échéances représentent un travail conséquent pour de nombreux acteurs de l’immobilier, notamment de taille moyenne, explique Christophe Garot [2], directeur général du cabinet de conseil Bopro France.
« La CSRD est un exercice annuel qui nécessite la collecte de données, analyse d’impact, déploiement de plan d’action et un suivi de la performance année après année. Il existe donc un réel enjeu autour de la donnée (gouvernance, sociale et environnementale) pour pouvoir engager la démarche et la pérenniser ».
Avec le risque de voir les acteurs de petite taille sortir des clous, car incapables de suivre le mouvement.
L’avalanche de normes.
Si, début 2024, l’agriculture a cristallisé l’attention des médias, PME et ETI - tous secteurs économiques confondus - sont fortement touchés par les mêmes menaces, entre difficultés budgétaires, et surtout, surrèglementation européenne, systématiquement transposée à l’échelle nationale, ou peu s’en faut. Sur le sujet, toutes les organisations patronales françaises dressent le même constat : les entreprises croulent sous les textes normatifs et ne sont pas en capacité de faire front. Surtout les PME.
Auditionné par une commission sénatoriale en novembre dernier, François Asselin [3], le président de la CPME (Confédération des petites et moyennes entreprises) tirait la sonnette d’alarme sur plusieurs sujets impactant directement l’économie française.
« On a mis en place tout ce qu’il fallait pour que ça se passe mal ! Entre le surenchérissement de l’accès au crédit et le système normatif qui est un train fou, comment voulez-vous que ça se passe bien ? Ça ne peut que se passer mal. De mon point de vue, il faut se ressaisir », conseille François Asselin devant les sénateurs.
Pour lui, le système normatif pesant sur les chefs d’entreprise ne rapporte pas un euro, et coûte beaucoup à l’économie française et donc aux entrepreneurs.
« Dans une entreprise patrimoniale, et même parfois dans des entreprises plus importantes, il y a un effet d’entonnoir. On a une décision qui arrive de la chancellerie, une décision qui arrive du ministère du Travail, une autre qui arrive de Bercy, etc. A l’arrivée, dans la PME, c’est le chef d’entreprise qui doit encaisser tout ça. Il n’a pas les services à sa disposition pour absorber toute cette avalanche de décisions qui sont parfois incompréhensibles ».
Pour les petits patrons, cette avalanche de normes à respecter peut devenir kafkaïenne. Selon Caroline Weber [4], directrice générale de Middlenext et co-présidente de l’Association européenne des valeurs moyennes cotées en Bourse, « Les entreprises doivent désormais formaliser des cartographies de risque : en général, anticorruption, extra-financière, etc. (…) Y a-t-il réellement besoin de rédiger des rapports de 400 pages pour en parler ? C’était 40 pages il y a 30 ans (…) Et ces rapports ne sont lus que par une poignée de personnes ». Si la transition écologique s’impose à tous - et tant mieux -, elle est aussi porteuse de dérives normatives évidentes.
« L’enjeu est surtout que les entreprises agissent pour adapter leur modèle d’affaires à la transition écologique, poursuit Caroline Weber. Le corpus de transparence qui vient de sortir est lunaire : nous avons compté 2217 indicateurs parmi lesquels l’entreprise va devoir en choisir plusieurs centaines. Est-ce bien raisonnable ? ».
Les organisations patronales ont-elles été entendues ? C’est en tout cas le message que tente de leur adresser le gouvernement. Le 24 avril dernier, Bruno Le Maire, le ministre de l’Économie et des Finances, a présenté un plan d’action [5] pour la simplification de la vie des entreprises, baptisé « Test PME » qui va donner - selon les dires d’Olivia Grégoire, ministre déléguée aux Entreprises - la « possibilité aux entreprises d’agir en amont des projets de loi et de l’élaboration des normes ».
S’il est encore trop tôt pour en voir les effets, ce plan pourrait constituer un pas dans le bon sens.
Le financement des entreprises, nerf de la guerre.
Mais, plus préoccupant encore, l’hypertrophie normative touche aussi l’accès aux financements, souci majeur des patrons d’entreprises moyennes.
La crise des subprimes aux États-Unis en 2008 a laissé des traces : les réglementations financières comme Bâle III et Solvency ont corseté le champ d’intervention des banques en matière de financement. De nombreuses sociétés, à fort besoin de capitaux ou en difficulté, n’ont pas accès au crédit susceptible de les relancer, les réglementations interdisant aux banques de prendre ce genre de risques.
Caroline Weber dénonce un effet inhibiteur sur les financements, qui plombe la mise en œuvre des business plans : « Aujourd’hui, les règles ne sont adaptées ni à la réalité des besoins des chefs d’entreprises, ni à l’économie réelle (…) à force d’ouvrir des parapluies dans tous les sens pour que tout le monde surveille tout le monde, les acteurs appliquent un principe de précaution ».
Il existe pourtant des solutions alternatives, mais celles-ci aussi sont traquées par les avis dissuasifs des autorités de régulation comme l’AMF (Autorité des marchés financiers) en France. C’est par exemple le cas des OCA, une solution qui peut entrainer une forte dilution, comme toute émission d’action nouvelle - et dénoncée pour cela - mais dont le grand mérite est de sauver des entreprises du dépôt de bilan, ou de donner à des start-up prometteuses le moyen d’aller au bout de leurs développements… Comme le suggère encore la DG de Middlenext : « Tout système qui permet d’éviter un dépôt de bilan ou une liquidation d’entreprise est bon à prendre. (…) Personnellement, je pense qu’il faut tout essayer pour éviter que l’entreprise tombe ». Un bon sens qui manifestement n’est pas assez partagé.
Un enjeu politique, français et européen.
En conséquence, selon elle, la solution dépasse la seule dimension technico-administrative : « Il faudrait donc un geste politique fort au niveau européen et un soutien politique massif du gouvernement français pour renverser la tendance ».
Ce message a peut-être été entendu par Emmanuel Macron [6], qui a montré de l’intérêt pour la relance du projet de l’Union des marchés de capitaux (UMC) : selon lui, elle devrait être une « priorité pour la prochaine mandature de la Commission européenne ».
Peu visible dans la campagne des élections européennes de juin 2024, le thème du financement des entreprises est pourtant essentiel à la bonne marche de l’économie française. Et le constat est le même chez nos voisins, à commencer par l’Allemagne qui reste la locomotive de l’Union européenne. Selon l’économiste allemande Veronika Grimm [7], « les politiques se concentrent trop sur les grands acteurs et n’améliorent pas de manière significative les conditions générales des nombreuses petites et moyennes entreprises. [...] Nous soumettons les entreprises de taille moyenne à des défis considérables. Et plus une entreprise est petite, plus elle a de la difficulté à suivre toutes les directives et à supporter ce fardeau ».
À Berlin comme à Paris, le constat semble donc le même. À l’heure où les politiques de tous bords parlent de « réindustrialisation », de « souveraineté industrielle » ou de « plans de relance », il faudrait surtout redonner aux créateurs d’emplois et de valeur ajoutée les moyens de leurs ambitions.