En pratique, il est difficile de définir les éléments qui devraient être acceptés en tant qu’arguments valables excluant la responsabilité de la mère et de déterminer les devoirs de la Commission européenne (la "Commission") vis-à-vis des arguments mis en avant par la société mère au cours d’une procédure de cartel.
La Cour de justice de l’Union européenne (la "CJUE") avait par le passé affirmé que, dans l’hypothèse spécifique où une société mère détient une participation de 100% dans une filiale qui a violé les règles de concurrence de l’Union européenne, en premier lieu, la société mère a la possibilité d’exercer une influence déterminante sur le comportement de la filiale et, en deuxième lieu, il existe une présomption réfragable que la société mère exerce effectivement une telle influence déterminante [1].
Tant le Tribunal de l’Union européenne (le "Tribunal") que la CJUE ont récemment affirmé que la présomption qu’une société mère exerce une influence déterminante sur sa filiale détenue à 100% n’exonère pas la Commission de son devoir de motiver de façon appropriée ses décisions.
La décision du Tribunal dans l’affaire Grolsch
Le 15 septembre 2011, le Tribunal [2] a annulé l’amende de 31,7 millions € infligée à Grolsch par la Commission en 2007 pour sa participation alléguée à un cartel sur le marché de la bière néerlandais entre février 1996 et novembre 1999. Dans cette décision, le Tribunal a jugé que la Commission avait confondu la société mère avec le groupe et qu’elle avait omis de justifier les raisons pour lesquelles elle avait considéré que le comportement de la filiale devait être imputé à sa société mère.
En l’absence de preuve d’une participation directe de Grolsch dans le comportement anticoncurrentiel, le Tribunal a considéré que la Commission avait échoué à indiquer les liens juridiques, structurels ou économiques qui auraient justifié une telle responsabilité de la société mère. Ce faisant, la Commission a privé Grolsch de la possibilité de réfuter les présomption d’avoir exercé une influence déterminante sur la filiale détenue à 100% et a empêché le Tribunal d’exercer son pouvoir de contrôle à cet égard.
La décision de la CJUE dans les affaires Elf Aquitaine / Arkema
Dans une décision rendue le 29 septembre 2011, la CJUE [3] a envoyé un message similaire en annulant les décisions du Tribunal et de la Commission rendues en matière de cartel pour ce qui concerne l’imputation à Elf Aquitaine du comportement anticoncurrentiel de sa filiale Arkema et l’amende de 45 millions € qui avait été imposée à Elf Aquitaine de ce fait.
La CJUE a affirmé que, en ce qui concerne plus particulièrement la décision de la Commission fondée exclusivement, à l’égard de certains destinataires, sur la présomption de l’exercice d’une influence déterminante sur le comportement d’une filiale, la Commission était en tout état de cause tenue – afin que cette présomption ne soit pas rendue irréfragable en pratique – d’indiquer les justifications appropriées pour lesquelles les arguments de fait ou de droit invoqués n’étaient pas suffisants à son avis pour réfuter cette présomption. Le devoir de la Commission de justifier ses décisions à cet égard découle notamment du caractère réfragable de la présomption et la réfutation d’une telle présomption suppose que les parties intéressées apportent la preuve d’un manque de liens économiques, structurels et juridiques entre les sociétés concernées.
La CJUE a estimé que la série d’affirmations et de réfutations de la Commission dans sa décision n’était pas de nature à permettre à Elf Aquitaine de déterminer les éléments justifiant la mesure adoptée ou de permettre au Tribunal d’exercer son pouvoir de contrôle. Selon la CJUE, la Commission n’avait pas répondu de façon suffisamment argumentée à plusieurs des arguments mis en avant par Elf Aquitaine pour établir qu’Arkema avait déterminé son comportement sur le marché de façon indépendante.
La CJUE a observé que la motivation était d’autant plus indispensable que la Commission avait changé son approche dans la décision en cause par rapport à une décision de cartel antérieure [4] en ce qu’elle avait considéré qu’Elf Aquitaine et Arkema faisaient partie de la même "entreprise" au regard du droit de la concurrence de l’Union européenne.
Principes applicables à la responsabilité des sociétés mères découlant de ces décisions
Les décisions du Tribunal et de la CJUE ont pour objectif de préserver la possibilité pour une société mère de démontrer le comportement indépendant de sa filiale sur le marché.
Compte tenu de la présomption réfragable que la société mère exerce une influence déterminante sur sa filiale, la charge de la preuve supportée par la Commission est facilitée. Cela est justifié par le fait que la détention de la majorité ou de l’intégralité du capital social d’une filiale suggère que la société mère exerce un certain contrôle et influence sur les décisions prises par sa filiale.
Cependant, cette présomption doit pouvoir être renversée - même si cela constitue un exercice extrêmement difficile - afin de respecter notamment les principes de présomption d’innocence, de personnalité des peines, de sécurité juridique et les droits de la défense. Il en résulte que la société mère doit conserver la possibilité effective de démontrer, en apportant des arguments sérieux et convaincants, qu’elle n’exerce pas d’influence déterminante sur le comportement de sa filiale en dépit de sa participation majoritaire.
Dès lors que la société mère met en avant de tels arguments sérieux mettant en cause la présomption alléguée par la Commission, cette dernière a le devoir d’examiner ces arguments et d’y répondre de façon suffisamment argumentée. La justification d’un tel raisonnement étant qu’une telle discussion des arguments du défendeur par la Commission dans sa décision est indispensable afin de permettre au Tribunal d’exercer de façon effective son pouvoir de contrôle.