Nature et dignité humaine.
La vision de la nature dans l’ordre mondial repose sur l’idée que tous les éléments naturels sont présents pour satisfaire les besoins humains. Cette perspective anthropocentrique trouve sa source dans la philosophie classique, notamment à travers la pensée de René Descartes dans son Discours de la Méthode (1637) : « La vision occidentale classique de la nature établit une distinction entre personnes et choses, réduisant la nature à un simple objet de droit. Cette approche considère que tous les éléments naturels sont là pour être exploités, servant les besoins des êtres humains ».
Depuis longtemps, l’humanité évolue dans une culture fortement marquée par la consommation. Cette perception du bonheur, axée sur la possession de biens, néglige l’usage responsable des ressources naturelles, souvent exploitées sans discernement pour répondre à une demande frénétique d’acquisition.
Les êtres humains négligent souvent une question clé en éthique environnementale : Qu’est-ce qui me suffit ?
Le philosophe Hans Jonas, au XXe siècle, apporte un éclairage sur la responsabilité humaine face aux ressources naturelles : « Agis de façon que les effets de ton action soient compatibles avec la permanence d’une vie authentiquement humaine sur Terre » (Le principe de la responsabilité, 1979).
La suffisance peut être comprise à travers ce concept de vie "authentiquement humaine" de Hans Jonas, en considérant que tous les êtres humains doivent vivre tout en protégeant la planète, sans compromettre les ressources naturelles nécessaires à la survie humaine. Cette approche implique que chacun vive de manière suffisante, sans dépasser ses besoins.
Ainsi, au sein de la notion de suffisance réside aussi celle de dignité humaine dans le contexte environnemental. Pour vivre dignement, chaque être humain doit avoir accès aux conditions de base pour une vie de qualité, tant pour les générations présentes que futures. Cela signifie que la protection des ressources naturelles ne se limite pas à leur conservation, mais s’étend à la garantie d’une vie digne pour les générations à venir.
Le concept de Pacha Mama.
Le concept de suffisance peut inclure les notions d’équilibre et de décroissance, centrales dans la réflexion de Serge Latouche, économiste et philosophe français, pour qui la vraie richesse ne réside pas dans le fait de posséder davantage, mais dans celui de réduire ses besoins. L’équilibre s’instaure lorsque nous comprenons que la suffisance est la condition pour vivre en harmonie avec la nature, sans excès ni pénurie.
C’est précisément dans cette optique que la Constitution équatorienne reconnaît la nature comme sujet actif de droits, en s’appuyant sur le concept de Pacha Mama. Ce concept vise à assurer un équilibre entre les humains et la nature.
L’ancien président bolivien Evo Morales en souligne l’importance : « La Pachamama est la vie, elle est la mère qui nous soutient tous. Nous devons la respecter, la protéger et vivre en harmonie avec elle, car détruire la Pachamama, c’est nous détruire nous-mêmes » (Traduction libre).
La protection de la nature et l’équilibre du "bien-vivre" vont de pair avec l’effacement de la conception de la nature comme simple ressource, laissant place à la reconnaissance d’un être vivant possédant des droits, tels que ceux de la Pacha Mama.
Le cas de la Rivière Vilacamba.
L’affaire de la Rivière Vilacamba ouvre une perspective nouvelle sur la manière dont les êtres humains peuvent vivre en équilibre, avec dignité et suffisance, pour réconcilier développement humain et préservation de l’environnement.
Ce litige, qui s’est déroulé à Loja, en Équateur, a permis de reconnaître le statut de sujet actif de droits à la nature, représentée dans ce cas par la Rivière Vilacamba. Deux citoyens, Richard Wheeler et Eleanor Huddle, ont porté plainte après que des dommages furent causés par des travaux de construction routière sans étude d’impact environnemental, entraînant des conséquences graves lors des fortes pluies de mars et avril 2009. Le jugement affirme le droit de la nature en tant qu’entité vivante et légitime, en ces termes :
« Notre constitution, sans précédent dans l’histoire de l’humanité, reconnaît la nature comme sujet de droits. L’Art. 71 déclare que la nature, Pacha Mama, où la vie se reproduit et s’épanouit, a le droit de voir son existence et la régénération de ses cycles vitaux, de ses fonctions structurelles et de ses processus évolutifs pleinement respectés » (Traduction libre).
Dans un premier temps, la décision de justice fut défavorable aux droits de la nature, mais en appel, la nature reçut finalement un jugement favorable.
La Cour équatorienne jugea que :
« L’administration publique de Loja viole les droits de la nature et doit respecter pleinement son existence, ainsi que le maintien et la régénération de ses cycles vitaux, de sa structure fonctionnelle et de ses processus évolutifs » (Traduction libre).
Ce cas met en lumière le déséquilibre persistant entre la nature et le développement humain. De nouveau, la suffisance s’avère centrale pour garantir aux générations présentes et futures le droit à une vie digne.
L’élévation de la nature comme sujet actif de droit dans la Constitution équatorienne.
Le préambule de la Constitution équatorienne perpétue l’idée de la Pacha Mama à travers cette phrase :
« Célébrer la Nature, Pacha Mama, dont nous faisons partie et qui est vitale pour notre existence » (Constitution équatorienne, 2008, traduction libre).
Élever la nature au rang de sujet de droit est un moyen controversé mais efficace de donner à la nature le pouvoir de se défendre activement contre les agressions humaines.
Le Millennium Ecosystem Assessment et le Rapport d’évaluation mondiale de l’IPBES de 2019, ont présenté un bilan détaillé de l’impact humain sur les écosystèmes mondiaux :
« La nature et ses contributions vitales à l’homme, qui incarnent ensemble la biodiversité et les fonctions et services des écosystèmes, se détériorent dans le monde entier » (Traduction libre, 2019).
Le concept de suffisance reprend alors sa place dans le contexte de l’exploitation des ressources naturelles.
La loi peut-elle fournir un guide pour orienter les actions humaines et réaliser l’utopie des pratiques durables ?
Comment la loi française reconnaît-elle la nature aujourd’hui ?
Bien que la reconnaissance juridique de la nature comme sujet de droit n’existe pas encore dans la majorité des systèmes juridiques, dont la France fait partie, certaines avancées sont perceptibles.
La Charte de l’environnement de 2004, intégrée à la Constitution française, reconnaît l’importance de la nature, bien qu’elle ne lui confère pas explicitement de droits. Au cœur de son préambule, la Charte stipule que :
« l’environnement est le patrimoine commun des êtres humains »
L’une des récentes mesures légales en droit français pour sanctionner les atteintes graves et intentionnelles à l’environnement est l’introduction du délit d’écocide, en vigueur depuis le 25 août 2021, dans l’article L231-3 du Code de l’environnement.
Conclusion
Cette législation ouvre la voie dans la culture et le système juridique français en faveur d’une reconnaissance active des droits environnementaux. Il devient évident que la dignité humaine est indissociable d’un environnement équilibré. Sans environnement sain, il n’y a pas d’avenir pour l’humanité.