Par une décision du 13 octobre 2022, la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH) a condamné la France reconnue coupable d’une violation de l’article 10 de la Convention, qui garantit le droit à la liberté d’expression [1].
En matière sociale, par deux décisions contemporaines, la Cour de cassation rappelle que la liberté d’expression est un droit fondamental, même lorsque le salarié avait exprimé publiquement un « désaccord avec l’employeur » [2], voire avait usé de propos tels qu’il avait
« en présence de la direction et de plusieurs salariés de l’entreprise, remis en cause les directives qui lui étaient données par sa supérieure hiérarchique, tentant d’imposer au directeur général un désaveu public de cette dernière » [3].
D’aucuns pourront comprendre de ces décisions, d’ordres judiciaires distincts :
que la commission d’une infraction, nécessaire à la liberté d’expression, est désormais possible dès lors qu’elle est motivée par le seul fait de délivrer une opinion, serait-elle politique.
Ainsi la CEDH affirme-t-elle que « l’action de la requérante à laquelle aucun comportement injurieux ou haineux n’a été reproché, avait pour seul objectif de contribuer au débat public sur les droits des femmes d’intérêt général ». Est même évoquée la notion de « performance » (!) pour excuser l’exhibition sexuelle : les juridictions françaises se sont « bornées à examiner la question de la nudité de sa poitrine dans un lieu de culte, sans prendre en considération le sens donné à sa performance ni les explications fournies sur le sens donné à leur nudité par les militantes des Femen ».
que l’insubordination (s’opposer aux directives de l’employeur), est ainsi également légitimée par les tribunaux au motif d’une liberté d’expression dont l’abus, seule exception, est de nature éminemment subjective
Dorénavant, n’importe quel délinquant (voir récemment le tableau de Van Gogh aspergé de soupe en Grande-Bretagne), et n’importe quel salarié insatisfait de sa relation avec son employeur, pourront invoquer cette liberté d’expression pour enfreindre une règle sociale.
Sans remettre en cause la liberté d’expression et d’opinion, fondamentale dans une société civilisée, il est permis de s’interroger sur les conséquences sociales de ces jugements permissifs récents, notamment au regard des conséquences judiciaires, donc financières, pour l’employeur.
Dans une affaire [4], l’employeur n’avait sanctionné que par un avertissement ce qu’il avait considéré comme une déloyauté de son salarié ; or, le salarié, démissionnaire en suite de cet avertissement, a fait juger que sa démission, équivoque, avait été provoquée par un manquement préalable de l’employeur, à savoir la sanction (avertissement) d’une liberté d’expression (désaccord public), et était donc une prise d’acte. Conséquence : la prise d’acte, motivée par ce manquement, aurait dû été requalifiée en licenciement sans cause réelle ni sérieuse.
Conséquence très lourde pour l’employeur, dont l’avertissement s’est transformé malgré lui, par successions d’effets juridiques, en un licenciement potentiellement nul !
Liberté d’expression : bombe nucléaire !
Et pire dans une autre affaire [5] : le salarié avait, selon l’interprétation de la cour d’appel, fait preuve d’insubordination, et tenté de désavouer publiquement sa N+1, dont l’état de santé en a été à ce point altéré qu’elle a été mise en arrêt-maladie.
Selon la Cour de cassation, foin d’insubordination et de déloyauté : le salarié avait usé de sa liberté d’expression, sans abus = licenciement potentiellement nul.
Refuser d’exécuter les directives de l’employeur, et tenter de désavouer son N+1, seraient-ils devenus l’expression d’une liberté ? Cet arrêt est potentiellement une bombe à retardement.
Dans ces deux affaires, les CA de renvoi [6] pourront analyser ces situations différemment de la Cour de cassation, et caractériser l’abus.
A suivre.
En tout état de cause, prudence renouvelée pour les employeurs (voir mon article sur les motifs contaminants).