La protection de la liberté d'expression du salarié. Par Camille Auvergnas, Avocat.

La protection de la liberté d’expression du salarié.

Par Camille Auvergnas, Avocat.

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Explorer : # liberté d'expression # droit du travail # abus de droit

Sauf abus, le salarié jouit, dans l’entreprise et en dehors de celle-ci de sa liberté d’expression.
Un licenciement intervenant en violation de la liberté d’expression du salarié peut être jugé nul ou dépourvu de cause réelle et sérieuse.
Un rapide panorama de l’état du droit sur cette question.

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1. Les textes

La liberté d’expression est consacrée par :
-  l’article 11 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 et
-  l’article 10 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme, qui proclame en son alinéa 1er que le droit à la liberté d’expression comprend « la liberté d’opinion et la liberté de recevoir ou de communiquer des informations ou des idées sans qu’il puisse y avoir ingérences d’autorités publiques et sans considération de frontière  ».

Elle constitue « l’un des fondements essentiels de pareille société, l’une des conditions primordiales de son progrès et l’épanouissement de chacun » (CEDH, 7 déc. 1976, série A n° 24, p. 18, § 49, Handyside : JDI 1978, p. 706, chron. E. Decaux et P. Tavernier ; Rec. CDEH, 1978, p. 350).

L’article 1121-1 du Code du travail pose également le principe essentiel selon lequel «  Nul ne peut apporter aux droits des personnes et aux libertés individuelles et collectives de restrictions qui ne seraient pas justifiées par la nature de la tâche à accomplir ni proportionnées au but recherché. »

2. Les principes jurisprudentiels

De jurisprudence constante :
- « sauf abus, le salarié jouit, dans l’entreprise et en dehors de celle-ci de sa liberté d’expression à laquelle seules des restrictions justifiées par la nature de la tâche à accomplir et proportionnées au but recherché peuvent être apportées. » (Cass. Soc. 22 juin 2004, n°02-42.446),
- les «  termes injurieux, diffamatoires ou excessifs tenus par un salarié sont de nature à faire dégénérer en abus la liberté d’expression dont il jouit dans l’entreprise ».

La Chambre sociale de la Cour de cassation exige donc, pour que l’abus dans l’exercice de la liberté d’expression du salarié soit caractérisé, que l’employeur établisse que les propos sont :
- injurieux c’est-à-dire une expression outrageante, terme de mépris ou invective ne renfermant l’imputation d’aucun fait précis, ou
- diffamants en ce qu’ils renferment l’allégation ou imputation d’un fait de nature à porter atteinte à l’honneur ou à la réputation d’une personne, ou
- excessifs, dépassant ainsi la mesure ordinaire ou raisonnable (Cass. Soc. 23 sept. 2015, n° de pourvoi 14-14021).

Les juges font une analyse précise des faits soumis à leur appréciation en s’attachant à :
- l’intention du salarié (intention de nuire à son employeur, volonté de changer ses conditions de travail, critique fondée sur des éléments précis et objectifs…) ;
- au comportement de l’employeur (mise à disposition de panneau d’affichage, ouverture d’un espace de discussion sur l’intranet de l’entreprise sans modérateur, critiques légitimes, soutien des autres salariés, mise en cause préalable du salarié par l’employeur…)
- aux destinataires des propos (personnes directement concernées, clients ou fournisseur, inspection du travail, presse…) ;
- au mode de diffusion des propos (internet, intranet, tract syndical, réseaux sociaux en distinguant les Profils Publics des Profils Fermés,) ; et
- à l’impact réel des propos (mise en ligne sur intranet pendant une très courte durée, le post ayant ensuite été rapidement supprimé par l’employeur…).

3. Les exemples jurisprudentiels

Exemples de décisions judiciaires retenant l’abus de droit du salarié dans l’exercice de sa liberté d’expression :
- Le salarié adressant une lettre à un ancien mandataire social en litige avec le représentant de la société, le salarié ayant mis en cause la moralité de ce dernier dans des actes relevant de sa vie privée (Cass. Soc, 21 septembre 2011, n°09-72054) ;
- La salarié ayant, en public, qualifié son directeur d’agence de « nul et incompétent » et les chargés de gestion de « bœufs » (Cass. Soc 9 novembre 2004 N° de pourvoi : 02-45830) ;
- Le salarié publiant un article dans la Nouvelle République dans lequel était écrit «  le fromage doit être bon pour certains  », expression parfaitement claire quant à son sens, en ce qu’elle laisse à penser aux lecteurs que les personnes en charge de l’association s’arrogent des avantages personnels, alors qu’il s’agit d’allégations non fondées, et, que l’emploi du terme « sectaire » dans l’expression « je dénonce un comportement invraisemblable, sectaire » traduisant une volonté de dénigrement et revêtant à ce titre un caractère injurieux et à tout le moins excessif (Cass. Soc 5 mars 2015 N° de pourvoi : 13-27270) ;
- Le salarié ayant écrit, dans son texte dont il savait qu’il serait lu devant ses collègues « vous l’avez bien compris, en tant que collaborateur, vous avez un rôle essentiel dans la démarche, et nous sommes tous des collaborateurs, comme disait si bien Laval », (Cass. Soc 6 octobre 2016 N° de pourvoi : 15-19588).

Exemples de décisions judiciaires ne retenant pas d’abus dans l’exercice de la liberté d’expression :
- La diffusion par un salarié d’un tract rédigé en ces termes « L’angoisse, le stress, la méfiance et les incertitudes des uns et des autres et ce, face aux rumeurs et autres restructurations tant sournoises qu’hasardeuses, nous ont conduit à la création d’un syndicat autonome d’entreprise » n’était pas constitutif d’un abus de la liberté d’expression en ce que ce tract ne contenait aucun propos injurieux, diffamatoire ou excessif (Cass. Soc. 3 juillet 2012, n°11-10793) ;
- Le fait pour un salarié d’avoir critiqué des décisions de son employeur via un email adressé à tous les magasins de l’enseigne du groupe ainsi qu’à certaines personnes du siège social (Cass. Soc. 10 nov. 2009 n° de pourvoi 08-43065).

Le raisonnement de la cour d’appel qui avait rappelé que «  quelle que soit la pertinence de ses critiques, au demeurant présentées sur un ton ironique mais non violent, elles ne comportaient pas de termes injurieux, diffamatoires ou excessifs, de nature à faire dégénérer en abus la liberté d’expression dont jouit tout salarié dans l’entreprise », a été suivi par la Cour de cassation.

4. Précisions sur les propos excessifs

Il convient de préciser que la Chambre sociale de la Cour de cassation a pu considérer que, malgré la teneur excessive des propos, un licenciement pour faute grave pourrait être considéré comme abusif dès lors que :
« si les termes utilisés dans la lettre du 29 juillet 2009 adressée exclusivement à la direction peuvent apparaître comme maladroits et excessifs de la part du salarié, ce dernier n’a fait qu’user de son droit de critique en considérant que l’avertissement du 17 juillet 2009 dont il avait fait l’objet était particulièrement injustifié, et qu’il ne peut être sérieusement soutenu que ses propos ont un caractère malveillant, diffamatoire ou injurieux pour sa hiérarchie excédant les limites de la liberté d’expression, a pu décider que le salarié n’avait pas commis de manquement grave à son obligation de loyauté ; que dans l’exercice du pouvoir qu’elle tient de l’article L. 1235-1 du code du travail, elle a, en confirmant le jugement en ce qu’il a considéré le licenciement abusif, estimé que celui-ci était dénué de cause réelle et sérieuse ; que le moyen n’est pas fondé (Cass. Soc. 18 déc. 2013 - n° de pourvoi : 12-22140).

La Cour de cassation revient ainsi sur sa jurisprudence antérieure selon laquelle des propos seulement excessifs suffiraient à justifier le licenciement d’un salarié (Cass. Soc. 5 mai 2004 n° de pourvoit 01-45830) et consacre, au profit du salarié, un véritable « droit de critique  ».

5. Les sanctions

S’il est établi que la liberté d’expression du salarié a été violée, le salarié peut
- se prévaloir de la nullité du licenciement intervenu en violation de sa liberté d’expression au visa de l’article L 1121-1 du code du travail et obtenir ainsi sa réintégration ou
- demander une indemnité pour licenciement sans cause réelle et sérieuse en se plaçant sur le terrain du licenciement abusif.

Camille Auvergnas
Avocat à la Cour
PARIS

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