Extrait de : Droit européen et international

La médecine traditionnelle en Côte d’Ivoire : quel encadrement juridique ?

Par Sanogo Yanourga, Docteur en droit.

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Explorer : # médecine traditionnelle # encadrement juridique # côte d'ivoire # droit médical

La Côte d’Ivoire consciente de son passé et de ses traditions, veut faire cohabiter médecine occidentale et médecine traditionnelle. Mais comment encadrer juridiquement la médecine traditionnelle alors que la médecine moderne n’est pas encore soumise à une législation claire et précise ?

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En Côte d’Ivoire, la première forme de médecine connue par les populations est sans aucun doute la médecine traditionnelle. Avant l’arrivée de la médecine occidentale moderne, elle était la seule forme de médecine vers laquelle les malades pouvaient se tourner pour espérer retrouver une meilleure santé. Elle était celle de toutes les populations et de toutes les classes sans exception. Elle a donc eu son heure de gloire et continue aujourd’hui encore d’attirer bon nombre d’ivoiriens.

La médecine traditionnelle est une expression assez vague désignant en général les pratiques de soins de santé anciennes et liées à une culture qui avaient cours avant l’application de la science aux questions de la santé par opposition à la médecine scientifique moderne officielle ou allopathie.
A l’OMS, : « l’expression médecine traditionnelle » se rapporte aux « pratiques, méthodes, savoirs et croyances en matière de santé qui impliquent l’usage à des fins médicales de plantes, de parties d’animaux et de minéraux, de thérapies spirituelles et d’exercices manuels -séparément ou en association- pour soigner, diagnostiquer et prévenir les maladies ou préserver la santé » .

La médecine traditionnelle participe de nos jours à la couverture de soins de santé. Cette médecine, nous la retrouvons un peu partout dans le monde. Notons qu’en 1976, l’assemblée mondiale de la santé a sérieusement examiné la contribution de la médecine traditionnelle aux soins de santé communautaires. La population ivoirienne dans sa grande majorité a recours à cette médecine. Ces populations se tournent vers elle soit parce qu’elles y croient vraiment ou par manque de moyens financiers.

Ces raisons sont-elles valables pour laisser des populations entières adhérer à un « système de santé » qui n’est pas clairement défini mais dont le but est identique à celui de la médecine moderne ?
A ce niveau, une question nous vient à l’esprit : peut-on parler de l’existence du droit médical traditionnel quand on sait que la médecine moderne en Côte d’Ivoire est en plein balbutiement en ce qui concerne son encadrement juridique ?

Inexistence d’un Code de la santé publique et référence tout azimut aux lois françaises régissant le secteur de la santé sans tenir compte de nos réalités nationales. Non-respect par les acteurs du système de santé des principes élémentaires du droit médical.
A priori, il n’existe pas concernant la médecine traditionnelle un droit ou plus précisément un droit médical au sens moderne du terme. Il existe tout de même un droit coutumier traditionnel qui encadre la pratique médicale traditionnelle. Ce sont les règles de droit qui organisent la communauté qui posent aussi les limites de la pratique médicale traditionnelle. Le féticheur, le guérisseur ou le marabout qui abuse de son pouvoir ou viole certaines règles ancestrales ou coutumières au cours de ses interventions peut être sanctionné par les gardiens de la tradition pour mauvaise pratique de l’art de la médecine. En effet, le médecin traditionnel n’est pas totalement libre de faire tout ce qu’il veut. Il appartient en général à une confrérie très regardante sur le respect des règles.

A l’époque déjà, il y avait une certaine éthique à observer. Mais peut-on réellement parler de droit des usagers face aux soins ? Quand on sait dans quelles conditions ces soins sont souvent délivrés. De responsabilité médicale ? Lorsque aucun contrat bien défini ne lie patient et soignant. De violation du secret médical ? Où la tradition veut que l’oralité soit le principe. D’atteinte à l’intégrité du corps humain ? Quand on considère que le corps n’est qu’une enveloppe et que c’est l’esprit que l’on soigne principalement. Nous savons aussi que ces règles de droit traditionnel ne s’intéressent pas particulièrement à la matière médicale traditionnelle mais plutôt à la vie de la société dans son ensemble tout en essayant de régir ce domaine de la vie communautaire. Nous pensons qu’étant donné que l’individu appartient à la communauté et que toute atteinte portée à ce dernier implique de facto la communauté, il est tout à fait normal que les règles qui organisent et gèrent les conflits de la communauté soient celles qui le protègent en cas de violation de ses droits à la santé et au bien-être.

Mais de nos jours, quelle est la place du droit dans la médecine traditionnelle en Côte d’Ivoire ? Nous posons cette question parce que les tradipraticiens ou naturothérapeutes, les principaux acteurs de la médecine traditionnelle s’organisent et veulent avoir des droits et se soumettre à leurs devoirs. En 2001, nous avons assisté à la mise en place du programme national de promotion de la médecine traditionnelle (PNPMT) afin de valoriser, organiser et surtout réglementer le secteur et depuis plus rien.
Nous constatons qu’il est urgent et même impératif d’encadrer les activités de la médecine traditionnelle.

L’OMS en 1978 appelait à : « la santé pour tous en l’an 2000 » en encourageant les pays à élaborer des politiques officielles sur la médecine traditionnelles. Rendre officiel, c’est tenir compte de la valeur, de l’importance, et du rôle de la médecine traditionnelle dans la société. Cette officialisation passe nécessairement par l’élaboration de textes législatifs, l’adoption de lois et décrets d’applications claires et précis qui encadreront l’activité médicale traditionnelle. Mais à côté de cela il est important de donner des garanties au tradipraticiens en protégeant leurs droits de propriété intellectuelle sur leurs découvertes, ce qui aura pour conséquence d’ouvrir la médecine traditionnelle à la médecine moderne et évitera les conflits entre pratiquants des deux ordres.

En effet, il faudra aussi mettre en place un Code de déontologie de la médecine traditionnelle qui organisera la profession en tenant compte des aspirations de ses membres. L’ État ne peut plus ignorer l’impact de cette médecine au sein des populations. En Côte d’Ivoire, les médecines traditionnelles sont tolérées mais s’exercent dans un cadre où les droits des usagers ne sont pas énoncés. L’adoption d’une loi encadrant la pratique des médecines traditionnelles relève tout d’abord d’une exigence démocratique.

La constitution ivoirienne dans son préambule précise que : « …le peuple conscient de sa diversité culturelle et cette diversité assure le progrès économique et le bien-être social… ». Favoriser le bien-être social et le progrès économique n’est-ce pas là un des objectifs de la médecine qu’elle soit moderne ou traditionnelle et émanant de différentes cultures qui évoluent les unes auprès des autres ?
Cette même constitution dans son article 17 affirme que : « Toute personne a le droit de choisir librement sa profession ou son emploi… ». Face à cette situation, nous ne pouvons pas laisser de côté des milliers d’hommes et de femmes désireux de participer à l’évolution de la science médicale en Côte d’Ivoire, donc de la société, tout simplement parce que nous ne savons quel statut leur attribuer. Nous ne pouvons pas nous satisfaire d’un vide juridique dans un domaine aussi sensible et qui concerne la vie de millions d’ivoiriens.

Les nombreux tradipraticiens (on en dénombre officiellement 8500 aujourd’hui, mais nous pensons que ce chiffre est très en dessous de la réalité) qui exercent dans les villes et campagnes du pays peuvent être poursuivis pour exercice illégal de la médecine, mais encore faut-il qu’on attribue à leur pratique le statut de médecine au sens moderne du terme si on veut qu’elle tombe sous le coup de la loi moderne. C’est pourquoi, beaucoup de voix s’élèvent au sein de cette corporation, appelant à voter une loi. En plus de cela, la concurrence venue d’ailleurs, notamment la médecine traditionnelle chinoise n’est pas faite pour arranger les choses. Il faut absolument réguler le secteur, les tradipraticiens veulent un cadre réglementaire qui reconnaisse leur spécificité et leur compétence.

Légiférer sur les médecines traditionnelles n’est pas un exercice facile. C’est pour cette raison qu’il faut comprendre le retard mis par les autorités ivoiriennes - malgré les efforts de rapprochement entre médecine traditionnelle et moderne ces dernières années- pour satisfaire à une exigence de l’OMS qui préconise l’intégration des médecines traditionnelles au système de santé. Mais pour ce faire, il faut que les tradipraticiens eux-mêmes soient disposés à faire partie du système de santé moderne. Il faut qu’ils soient reconnus par leur communauté comme travaillant par diverses techniques à la restauration, la préservation et la promotion de la santé. Ce sont leurs associations qui devront mettre en place les instances de légitimation de leurs savoirs afin que les autorités en tiennent compte.

Comme la médecine moderne, les acteurs de la médecine traditionnelle devront aussi tomber d’accords sur un code d’éthique et de déontologie dans le but de rassurer toute la communauté scientifique. Les tradipraticiens ne sont pas seulement « médecins », ils sont aussi « pharmaciens » car leurs recherches leurs permettent de mettre au point des remèdes souvent reconnus par la médecine moderne. Ainsi, se posera la question de l‘autorisation de mise sur le marché (AMM) du produit issu de ces recherches. Un tel produit devra se conformer aux exigences nationales en la matière si les textes existent, ce qui n’est pas le cas en Côte d’Ivoire ou aux normes internationales, ce qui est plus probable. Mais étant donné la fragilité de la législation médicale dans le pays on aura du mal à faire accepter ces médicaments sur le marché pharmaceutique.

Nous avons tout de même bon espoir du fait de l’implication de l’OMS dans le processus de reconnaissance et de légalisation de la médecine traditionnelle. Mais, il reviendra à l’État en tant que seul garant des institutions nationales de tout mettre en œuvre pour convaincre les tenants et les opposants à cette législation du bien fondé de l’intégration de la médecine traditionnelle encadrée juridiquement au système de santé moderne.

Dr SANOGO YANOURGA
Docteur en droit privé, spécialisé en droit médical et de la santé

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