Saisi de plusieurs recours en référé déposés non seulement par l’Association nationale des opérateurs détaillants en énergie (ANODE) regroupant les vendeurs alternatifs de gaz (Poweo, Alternex, etc.) mais également, fait rare, par GDF Suez, le Conseil d’État (juge des référés, ordonnance du 28 novembre 2011, n° 353554) a infligé un revers au gouvernement en décidant la suspension du gel du prix du gaz et en enjoignant aux ministres de l’économie et de l’énergie de se prononcer à nouveau sur la fixation des tarifs réglementés de vente du gaz naturel dans un délai d’un mois.
Le débat sur les tarifs du gaz est récurrent et prend une vigueur particulière en temps de crise économique et de fléchissement du pouvoir d’achat des consommateurs. En la matière, il est effectivement fréquent que les considérations politiques se heurtent au cadre juridique qui impose pour sa part une marge de manœuvre étroite à l’État dans le cadre de son pouvoir de fixation des tarifs réglementés, en particulier afin de garantir un fonctionnement concurrentiel du marché de la distribution du gaz naturel dont la libéralisation est encore récente, et donc fragile.
Rappel des éléments juridiques et factuels du litige
C’est la loi n° 2003-8 du 3 janvier 2003 relative aux marchés du gaz et de l’électricité et au service public de l’énergie qui a organisé l’ouverture à la concurrence du marché français du gaz naturel. Depuis le 1er juillet 2007, les clients peuvent se fournir en gaz naturel auprès du fournisseur de leur choix en vertu de l’article L.441-1 du Code de l’énergie qui dispose que « [t]out client qui consomme le gaz qu’il achète ou qui achète du gaz pour le revendre a le droit, le cas échéant, par l’intermédiaire de son mandataire, de choisir son fournisseur de gaz naturel ». Des tarifs réglementés s’appliquent aux fournisseurs historiques de gaz, principalement GDF Suez, lorsque les clients n’ont pas exercé la faculté de se fournir auprès d’un fournisseur alternatif.
Conformément à l’article L.445-3 du Code de l’énergie, « [l]es tarifs réglementés de vente du gaz naturel sont définis en fonction des caractéristiques intrinsèques des fournitures et des coûts liés à ces fournitures. Ils couvrent l’ensemble de ces coûts à l’exclusion de toute subvention en faveur des clients qui ont exercé leur droit prévu à l’article L. 441-1 […] »
Le Décret n° 2009-1603 du 18 décembre 2009 relatif aux tarifs réglementés de vente de gaz naturel (ci-après le « Décret ») dispose pour sa part en son article 3 que « [l]es tarifs réglementés de vente du gaz naturel couvrent les coûts d’approvisionnement en gaz naturel et les coûts hors approvisionnement […] » L’article 4 du Décret dispose que « [p]our chaque fournisseur, une formule tarifaire traduit la totalité des coûts d’approvisionnement en gaz naturel et des coûts hors approvisionnement et permet de déterminer le coût moyen de fourniture du gaz naturel, à partir duquel sont fixés les tarifs réglementés de vente de celui-ci, en fonction des modalités de desserte des clients concernés […] La formule tarifaire est fixée par les ministres chargés de l’économie et de l’énergie, après avis de la Commission de régulation de l’énergie, à partir, le cas échéant, des propositions faites par le fournisseur […] ». Enfin, son article 5 dispose que « [p]our chaque fournisseur, un arrêté des ministres chargés de l’économie et de l’énergie pris après avis de la Commission de régulation de l’énergie fixe les barèmes des tarifs réglementés à partir, le cas échéant, des propositions du fournisseur. Ces barèmes sont réexaminés au moins une fois par an et révisés s’il y a lieu en fonction de l’évolution de la formule tarifaire et compte tenu des modifications intervenues à l’initiative du fournisseur en application de l’article 6 du présent décret […] »
Il résulte donc des dispositions du Décret que la liberté du gouvernement est encadrée dans de strictes limites et est fonction de l’évolution des coûts des fournisseurs de gaz naturel.
En application du Décret, un arrêté du ministre de l’économie et du ministre de l’industrie, de l’énergie et de l’économie numérique du 9 décembre 2010 relatif aux tarifs réglementés de vente du gaz naturel fourni à partir des réseaux publics de distribution de GDF Suez a fixé la formule tarifaire en fonction de laquelle sont déterminés les tarifs réglementés. Cette formule est « constituée par la somme, d’une part, d’un terme représentant les coûts d’approvisionnement en gaz naturel, d’autre part, d’un terme représentant les charges hors coûts d’approvisionnement telles que définies à l’article 4 du [Décret] et intégrant la contribution unitaire au financement du tarif spécial de solidarité […] »
Faisant application des pouvoirs conférés par le Décret, les ministres de l’économie et de l’énergie ont pris différents arrêtés interministériels. Dans leur dernier arrêté en date du 29 septembre 2011, objet de la récente contestation soumise au Conseil d’État par les fournisseurs d’énergie, les ministres ont maintenu à l’identique les tarifs réglementés applicables aux clients résidentiels et aux petits clients professionnels en augmentant en moyenne de 4,9% les tarifs réglementés applicables aux autres clients.
Ce gel des prix a été attaqué par l’ensemble des fournisseurs d’énergie, tant historique qu’alternatifs. Ils ont saisi le Conseil d’État d’un recours en référé sur le fondement de l’article L.521-1 du Code de justice administrative [1].
Les arguments invoqués à l’encontre de l’arrêté attaqué
L’ANODE, association regroupant les opérateurs alternatifs, estimait que l’arrêté contesté portait une atteinte grave et immédiate à la situation économique de ses membres en obérant leurs résultats et leur situation financière. L’ANODE faisait valoir que l’arrêté compromettait leur capacité à se maintenir sur le marché de la fourniture de gaz naturel en les contraignant à aligner leurs offres commerciales sur les tarifs réglementés dont l’évolution ne prend pas en compte les coûts réels d’approvisionnement, ce qui portait atteinte au maintien d’une situation de concurrence effective sur le marché de la fourniture de gaz au détail dominé par GDF Suez. Elle soutenait ainsi que l’arrêté méconnaissait les dispositions du Code de l’énergie et du Décret, et violait les principes de non discrimination et d’égalité en maintenant irrégulièrement une modulation des tarifs en fonction des catégories d’utilisateurs finals.
Il convient de noter que GDF Suez, dans son propre recours contentieux devant le Conseil d’État, avait également contesté l’arrêté au motif qu’il avait pour conséquence de lui causer un manque à gagner considérable, ce alors même que le cadre juridique applicable, rappelé plus haut, impose que les coûts d’approvisionnement de l’entreprise soient couverts par les tarifs réglementés et lui permettent de dégager une marge commerciale raisonnable. GDF Suez avait ainsi évalué son manque à gagner d’ici à la fin de l’année 2011 à environ 290 millions d’euros [2].
La fragilité de la position de l’État
Les hausses de tarifs étant impopulaires et donc néfastes politiquement, le gouvernement a toujours préféré se retrancher derrière l’application d’une formule tarifaire, censée rendre plus automatique les ajustements rendus nécessaires par les variations des coûts supportés par les fournisseurs d’énergie. La situation est devenue encore plus critique et difficile à justifier aux yeux des consommateurs en période de baisse des prix de marché du gaz en Europe sans que les consommateurs en aient constaté la répercussion sur leurs factures pour la simple raison que les tarifs règlementés sont fixés en grande partie en fonction des contrats de long terme passés par GDF Suez avec ses fournisseurs russes, norvégiens ou algériens qui sont indexés sur les prix du pétrole en très forte augmentation. A cet égard, les démarches de GDF Suez visant à renégocier les contrats avec ses grands fournisseurs ont eu à ce jour des résultats très limités, seule Gazprom ayant semble-t-il accepté de réduire ses prix.
Dans un tel contexte économique, la décision du gouvernement de geler le prix du gaz naturel applicable aux clients résidentiels et aux petits clients professionnels ne pouvait reposer que sur des fondements juridiques fragiles compte tenu de la formule tarifaire dont l’application aurait conduit à un ajustement à la hausse. Le ministre de l’économie ne justifiait d’ailleurs sa décision qu’en invoquant la couverture des coûts des membres de l’ANODE et la protection des consommateurs.
La Commission de régulation de l’énergie (la « CRE ») avait pour sa part estimé dans son avis du 29 septembre 2011 que l’évolution des tarifs fixée par l’arrêté contesté était très insuffisante pour couvrir les coûts d’approvisionnements de GDF Suez au 1er octobre 2011, l’application de la formule tarifaire prévue par le Décret conduisant en moyenne, compte tenu des hausses des coûts d’approvisionnement en gaz naturel, à une hausse des tarifs variant de 8,8% à 10% selon les tarifs.
L’annulation du gel des prix par le Conseil d’État
Compte tenu de l’ensemble des éléments rappelés plus haut, le Conseil d’État a jugé en référé que le Décret ne permettait pas aux ministres de l’économie et de l’énergie de suspendre l’application de la formule tarifaire qu’il prévoit et que les conditions de l’article L.521-1 du Code de justice administrative étaient remplies, permettant à la Haute Juridiction de suspendre le gel des tarifs prévu par l’article 2 de l’arrêté du 29 septembre 2011. Il a ainsi considéré que les moyens présentés par les demandeurs, selon lesquels l’arrêté violait le Décret et était entaché d’erreur manifeste d’appréciation, paraissaient, en l’état de l’instruction, de nature à créer un doute sérieux sur la légalité de l’arrêté.
Le Conseil d’État n’a donc pas été sensible à l’argument de protection des consommateurs invoqué par le ministre de l’économie au soutien de l’arrêté et a fait une stricte application des dispositions du Décret qui encadrent de façon stricte les pouvoirs de police des prix des ministres de l’économie et de l’énergie.
Au contraire, le Conseil d’État relève très justement dans sa décision que le gel décidé par le gouvernement pour des raisons qui ne figurent pas dans les dispositions du Décret aurait été de nature à déséquilibrer les conditions de concurrence sur le marché de la distribution du gaz en faisant supporter aux opérateurs alternatifs un effet de ciseau tarifaire :
« […] les entreprises membres de l’ANODE sont entrées sur le marché de la distribution du gaz à la suite de l’ouverture partielle, puis totale, de ce marché à la concurrence ; […] cette entrée implique qu’elles pratiquent à l’égard de leurs clients des remises par rapport aux tarifs du fournisseur historique, GDF Suez, occupant une place prépondérante sur ce marché ; […] certaines de ces entreprises avaient un résultat déficitaire avant l’arrêté contesté ; […] eu égard au mode d’approvisionnement en gaz de ces entreprises, qui ne repose pas seulement sur le marché à court terme du gaz naturel, dont les prix sont pour l’instant favorables aux acheteurs, mais aussi sur des contrats à moyen ou long terme indexés selon des formules voisines de celles applicables à GDF Suez, un gel durable des tarifs réglementés de GDF Suez est de nature à créer un phénomène de ciseau tarifaire selon lequel les coûts complets de ces opérateurs seraient supérieurs aux tarifs réglementés de GDF Suez, affectant leurs marges et compromettant leur présence sur le marché de la distribution du gaz ainsi que l’objectif public d’ouverture de ce marché à la concurrence […] »
Le Conseil d’État a donc tiré la conclusion logique résultant du cadre réglementaire applicable dont la formule tarifaire définie par le gouvernement lui-même dans son arrêté du 9 décembre 2010, pris en application du Décret, fait partie intégrante, et s’impose en conséquence aux ministres dans le cadre de l’exercice de leur pouvoir de police administrative des prix. A cet égard, il a conclu son ordonnance en rappelant au ministre de l’économie que l’intérêt public invoqué ne saurait constituer une justification suffisante et qu’il « appartient aux autorités détentrices du pouvoir réglementaire de modifier, si les données économiques le justifient, les modes de calcul des tarifs réglementés. »
Tirant toutes les conséquences de ces éléments, il a ordonné la suspension de l’article 2 de l’arrêté contesté et a enjoint aux ministres de l’économie et de l’énergie de se prononcer à nouveau sur la fixation des tarifs réglementés de vente du gaz naturel fourni à partir des réseaux publics de distribution de GDF Suez, par application des textes réglementaires en vigueur - et uniquement ceux-ci -, dans un délai d’un mois à compter de la notification de son ordonnance.
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Dans la ligne de ce qu’avait indiqué le Premier ministre le 6 décembre 2011 au journal télévisé de 20H de France 2, le ministre de l’énergie a finalement annoncé le 13 décembre 2011 une augmentation du prix du gaz de 4,4% au 1er janvier 2012, c’est-à-dire en deçà des 10% résultant d’une application stricte de la formule tarifaire.
Afin de limiter l’augmentation tarifaire, le gouvernement s’est donc vu contraint de trouver des leviers juridiques compte tenu de la contrainte juridique rappelée par le Conseil d’État.
A cet égard, la CRE avait remis au ministre de l’énergie le 28 septembre 2011 un rapport sur les coûts d’approvisionnement de GDF Suez qui exposait des pistes de réflexion afin d’améliorer les conditions d’évolution tarifaire des prix du gaz. Il était notamment préconisé d’intégrer dans la formule tarifaire une part plus importante d’indexation sur les prix de marché qui sont actuellement plus avantageux que les coûts d’approvisionnement à long terme qui reposent sur le prix du pétrole. La CRE recommandait également d’intégrer une partie des contrats de gaz naturel liquéfié (GNL) dans le calcul des coûts d’approvisionnement de GDF Suez qui, s’ils sont indexés sur les prix du pétrole, présentent l’avantage d’être moins chers compte tenu de leur négociation plus récente.
Il avait également été avancé que la marge accordée à GDF Suez pour la fourniture du gaz naturel pourrait être revue à la baisse.
Ces aménagements nécessitaient une modification du contrat de service public applicable à GDF Suez.
Il était aussi envisagé, tant par la CRE que par GDF Suez, de faire évoluer les dispositifs sociaux permettant de venir en aide aux ménages les plus modestes.
Le gouvernement a finalement limité la hausse en décidant la mise en œuvre accélérée du nouveau mode de calcul du prix du gaz intégrant les préconisations de la CRE, d’imposer un effort supplémentaire aux entreprises clientes de GDF Suez et la revalorisation de 10% du tarif social du gaz qui concerne 300.000 bénéficiaires.