Si l’exode des ressortissants russes n’est pas massif, depuis plusieurs années déjà et notamment depuis l’annexion de la Crimée en 2014, une accélération des mouvements de population au départ de la Russie a été observée. Les raisons de ces départs, majoritairement initiés au sein de foyers aisés, sont diverses.
Toutefois, les sanctions économiques adoptées par l’Occident et leurs répercussions sur la vie quotidienne de la population russe, la mobilisation de conscrits sur le front avec l’Ukraine, l’adoption par le régime Russe de nouvelles mesures criminalisant la diffusion intentionnelle de « fausses informations » et la sévère répression des manifestations contre la guerre en Ukraine, pourraient accentuer ce phénomène.
Quelques chiffres.
Dans les années 2012 à 2014, la Russie faisait partie des cinq pays d’origine en provenance desquels le plus important nombre de premières demandes d’asile était déposé en France.
Selon les rapports officiels d’activité de l’Office Français de Protection des Réfugiés et des Apatrides (OFPRA), en 2012, 2873 premières demandes d’asile en France ont été déposées par des ressortissants russes, en 2013 ce chiffre était de 2609 premières demandes d’asile et la Russie correspondait ainsi au cinquième pays dont étaient originaires le plus de « primo demandeurs d’asile ».
Ces chiffres ont baissé pour atteindre 1085 premières demandes d’asile de ressortissants Russes en France en 2016, plaçant la Russie au 16ème rang des pays d’origine des demandeurs d’asile. En 2020, avec 1970 premières demandes d’asile en France, la Russie remontait pour correspondre au 14ème pays d’origine des demandeurs d’asile en France.
Que nous dit la Cour nationale du droit d’asile ?
L’analyse de la jurisprudence de la Cour nationale du droit d’asile (CNDA), démontre que c’est principalement le statut de réfugié qui est octroyé aux ressortissants russes qui sollicitent l’asile.
La CNDA reconnaît le statut de réfugié à des ressortissants russes selon quatre motifs particuliers : en raison d’opinions politiques, en raison de l’orientation sexuelle, en raison de l’origine, et en raison des croyances religieuses.
Les opinions politiques.
Parmi la catégorie des opinions politiques, il convient de souligner la situation très particulière des ressortissants russes d’origine tchétchène qui a conduit à l’adoption de nombreuses décisions d’octroi du statut de réfugié pour ces demandeurs.
En effet, dans de nombreuses décisions, la CNDA retient que les craintes de persécutions et de représailles violentes évoquées par les demandeurs en raison d’opinions politiques dissidentes en faveur de l’indépendance de la Tchétchénie, ou de liens familiaux avec des combattants, étaient avérées et qu’ils ne bénéficiaient pas d’une protection effective de la part de l’Etat russe, justifiant la reconnaissance du statut de réfugié [1].
La CNDA a également reconnu que les agissements de certaines autorités politiques russes, tels que des interrogatoires accompagnés de graves violences, envers des ressortissants russes originaires de Tchétchénie constituaient des persécutions à caractère politique devant permettre une protection au titre de l’asile [2].
S’agissant des autres situations dans lesquelles les opinions politiques dissidentes et les actions de militantisme des requérants ont été invoquées, il convient de relever plusieurs décisions :
La décision CNDA, 10 février 2009, Mell K., n°627204 où la requérante qui était membre du Conseil des Anciens du Peuple Balkar, organisation en faveur de l’identité culturelle balkar (le SSBN) revendiquant une plus grande autonomie administrative auprès des autorités russes, a fait l’objet d’agressions et de violences ayant vocation à empêcher les militants de cette organisation (le SSBN) de se réunir en Congrès par les autorités locales russes qui considéraient que la remise en cause de leurs fonctionnement constituait une atteinte à la sécurité nationale ;
La décision CNDA, 2 juillet 2009, n°629612/08010080 octroyant l’asile à un ressortissant russe qui avait volontairement facilité la mission de journalistes étrangers qui s’étaient rendu en Tchétchénie afin de couvrir médiatiquement le conflit armé qui s’y déroulait. Il avait par la suite été enlevé par des miliciens tchétchènes et fait l’objet de menaces. La CNDA retient que de tels agissements justifiaient que lui soit octroyé le statut de réfugié en raison de son action en faveur de la liberté ;
La décision du 15 février 2016 [3] la CNDA a rejeté la demande introduite par un requérant alléguant une désertion en sa qualité de réserviste des rangs de l’armée russe dans la région de Kharkov en Ukraine afin d’appuyer les séparatistes ukrainiens pro-russes.
Dans sa décision, la CNDA a rejeté la demande de protection introduite pour manque de précision, estimant le récit avancé peu crédible ;
Au contraire, la CNDA a récemment accordé le statut de réfugiée à une policière ukrainienne persécutée dans son pays d’origine et faisant l’objet de poursuites pour haute trahison en raison des opinions politiques séparatistes qui lui étaient imputées par les autorités ukrainiennes [4].
D’autres exemples médiatiques peuvent être cités s’agissant de l’octroi du statut de réfugié à des ressortissants russes :
L’artiste Piotr Pavlenski, célèbre pour avoir arrosé d’essence et incendié les portes du siège de l’ancien KGB ainsi que pour s’être cousu les lèvres en soutien à un groupe de jeunes femmes condamnées pour avoir profané une cathédrale au cours d’une « prière punk » qui critiquait ouvertement le président russe, a obtenu le statut de réfugié en France en 2017 après avoir fui la Russie où il faisait l’objet de poursuites pénales qu’il considérait comme politiquement motivées [5] ;
En 2020, lorsque l’opposant politique russe Alexei Navalny a été hospitalisé après avoir été empoisonné, le président français avait déclaré à l’occasion d’une conférence de presse que la France était « prête à apporter toute l’assistance nécessaire à Alexandre Navalny sur le plan sanitaire, sur le plan de l’asile et de sa protection » [6] ;
Plus récemment, en mars 2022, Emmanuel Macron avait proposé une protection asilaire à la journaliste russe Marina Ovsiannikova qui avait fait irruption sur un plateau de journal télévisé avec une pancarte critiquant l’offensive russe en Ukraine [7].
L’orientation sexuelle.
Un autre motif de protection internationale retenu par la CNDA s’agissant de ressortissants russes a été l’existence de persécutions en raison de l’orientation sexuelle :
Par une décision du 21 octobre 2005 la Commission des Recours des Réfugiés (ancienne CNDA) avait octroyé le statut de réfugié à un ressortissant russe persécuté à l’occasion de son service militaire en raison de son homosexualité et harcelé par la suite par les autorités de sa ville en raison de son militantisme en faveur de la défense des droits des homosexuels et ce malgré la dépénalisation de l’homosexualité en Fédération de Russie [8] ;
Egalement, prenant en compte le contexte particulier lié à la région du Daghestan en 2013, la CNDA avait considéré que les personnes homosexuelles devaient être regardées comme constituant un groupe dont les membres sont, en raison d’une caractéristique commune qui les définit aux yeux des autorités et de la société, susceptibles d’être exposés à des persécutions [9].
L’origine nationale et les croyances religieuses.
Enfin, s’agissant des persécutions en raison de l’origine nationale et des croyances religieuses, deux décisions de la CNDA sont à relever :
La décision du 29 juin 2010 [10] par laquelle la CNDA a retenu que le requérant, ressortissant russe originaire du Burkina Faso, a été persécuté en Fédération de Russie en raison de ses origines ethniques et de son engagement au sein d’une association africaine. La CNDA a constaté qu’étant venu en URSS afin d’effectuer une formation d’ingénieur, le requérant y avait été constamment victime d’injures raciales au cours de sa scolarité et qu’il avait été agressé et violemment battu par des groupes de nationalistes en raison de ses origines ethniques. La CNDA relevait également qu’il avait été victime d’extorsions de fonds émanant de policiers et de plusieurs cambriolages et que malgré les plaintes qu’il a déposées auprès des autorités russes aucune enquête n’a été ouverte, ce qui démontrait les persécutions dont il était victime et justifiait que lui soit accordé le statut de réfugié ;
La décision du 1er mars 2011 [11] qui retenait l’existence de persécutions et d’intimidation de la population locale envers une ressortissante russe de confession juive en raison de sa religion ainsi que l’inaction des services de police quant aux différentes plaintes qu’elle avait déposées.
Quelles perspectives d’asile aujourd’hui en France ?
A l’heure actuelle, il existe un consensus international sur le caractère autoritaire du régime russe qui milite en faveur d’une reconnaissance du statut de réfugié pour certaines catégories de la population russe, qu’elles s’opposent frontalement ou non au régime en place et qui seraient susceptibles de remplir les conditions pour se voir octroyer le statut de réfugié si l’existence de craintes réelles et sérieuses de persécutions était démontrée.
En effet, à la suite de l’invasion de l’Ukraine, un certain nombre de journalistes ont refusé d’employer le terme d’ « opération spéciale » pour désigner la guerre en Ukraine, comme le demandait le gouvernement russe, et n’ont eu d’autre choix que de quitter la Russie en raison du risque de poursuites judiciaires [12].
Parallèlement, la répression contre les manifestants anti-guerre s’est accentuée avec une augmentation du montant de l’amende maximale et la punition de la récidive qui est désormais passible d’une peine pouvant aller jusqu’à quinze ans de prison. De nouvelles infractions telles que le « dénigrement des forces armées de la Fédération de Russie » ont été créées et viennent étendre le spectre des poursuites judiciaires à l’encontre de toute personne exerçant des actions considérées comme « discréditant l’action de l’armée », incluant notamment le brandissement de pancartes portant des messages hostiles à la guerre [13].
Enfin, malgré l’engagement du président de la Fédération de Russie [14] sur l’absence d’envoi de conscrits en Ukraine, force est de constater que cette promesse n’a pas été tenue ce qui explique un certain nombre de désertions au sein de l’armée et le départ de jeunes russes qui refusent la circonscription par peur d’être envoyés sur le front [15].
Loin d’être exhaustifs, ces exemples constituent des pistes de réflexion intéressantes.
Droit comparé et tendances internationales.
Les conséquences de la guerre en Ukraine sur la population russe ne se sont pas faites attendre : environ 3,8 millions de russes auraient quitté leur pays depuis le début de la guerre en Ukraine, soit presque 2% de la population [16].
Face à cet exil massif, les pratiques des Etats divergent, mais il est possible de recenser deux approches :
Celle des Etats qui favorisent l’accueil des demandeurs d’asile russes.
L’Allemagne a annoncé le 30 mai 2022, se préparer à l’accueil des ressortissants russes [17]. Ce dispositif « d’initiative nationale » [18], à destination des dissidents politiques russes et de leur famille, s’inscrivant hors du cadre communautaire, donnera accès à des visas de longue durée, envisagés pour une durée supérieure aux 90 jours appliqués habituellement [19] ;
La Serbie et la Turquie, accueillent massivement les ressortissants russes arrivant par les liaisons aériennes maintenues respectivement entre les deux pays et la Russie. La détention d’un visa n’est pas requise pour séjourner dans ces deux pays. En Serbie, le registre du commerce local a enregistré des centaines de créations d’entreprises par des ressortissants russes depuis le début du conflit [20], le séjour pour les russes est autorisé durant 30 jours renouvelables et le renouvellement peut se faire simplement en passant la frontière d’un Etat voisin puis en la repassant dans l’autre sens quelques heures plus tard. En revanche la Turquie n’est souvent qu’un point de passage, permettant aux russes de se déplacer ensuite en Europe ou vers les Etats-Unis, ils peuvent y séjourner pendant 60 jours ;
D’autres Etats, tels que l’Arménie, la Géorgie, le Kazakhstan, le Monténégro (…) [21] n’imposent pas la possession de visa d’entrée aux ressortissants russes.
Celle des Etat qui ont adopté une approche très stricte pouvant aller jusqu’à l’interdiction d’entrée des demandeurs d’asile russes sur leur territoire.
Israël qui malgré sa ratification de la Convention de Genève, n’a pas accepté une seule des 8720 demandes d’asile qui auraient été présentées par des ressortissants russes depuis 2011 [22] ;
Les États-Unis sous couvert de l’application d’un arrêté de santé publique, le "Titre 42", adopté sous le gouvernement Trump, impose des conditions très strictes aux frontières pour empêcher la propagation du Covid-19. Sous cette législation, les russes se voient refoulés sans recours possible à la frontière avec le Mexique, pays pour lequel aucun visa n’est requis, à la différence des ressortissants ukrainiens souhaitant entrer sur le territoire américain pour lesquels une dérogation a été prévue avec la mise en place d’une protection temporaire d’une durée d’un an [23].
En pratique, l’essentiel est de retenir que le contentieux de l’asile repose essentiellement sur la preuve de la réalité des persécutions alléguées et de leurs motifs. Il est donc fondamental que toute personne souhaitant solliciter l’asile rassemble le plus d’éléments probants possible afin d’emporter la conviction de l’OFPRA et éventuellement de la CNDA.
La préparation du récit initial est essentielle tout comme la préparation de l’entretien devant l’OFPRA, ou de l’audience devant la CNDA à l’occasion de laquelle le demandeur d’asile jouera un rôle très actif et devra répondre aux questions de la Cour. L’accompagnement d’un avocat en droit des étrangers peut s’avérer très précieux.