Le projet de loi Albanel soumis aux parlementaires, par Henri de La Motte Rouge

Le projet de loi Albanel soumis aux parlementaires, par Henri de La Motte Rouge

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Explorer : # piratage en ligne # riposte graduée # liberté d'accès à internet # sanctions administratives

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Le projet de loi Albanel intitulé « Création et Internet », déclaré urgent, a été voté par le Sénat le 30 octobre 2008. Aucun sénateur n’a voté contre le texte.

Ce projet a pour objectif de lutter plus sévèrement contre le piratage en ligne. Pour Madame Albanel, la situation est urgente car les pertes économiques liées aux piratages sont considérables. Les sénateurs ont adhéré au discours gouvernemental influencés par la puissante industrie musicale et cinématographique défendant-en autres intérêts-, celui des artistes. Néanmoins, pour avoir force de loi le projet va devoir être examiné par l’Assemblée Nationale qui devra l’adopter dans les mêmes termes. Espérons que les députés débattent de manière plus virulente ce projet lourd de conséquences pour l’internaute. En effet, la procédure de riposte graduée qui permettra a une Autorité Administrative d’interrompre la connection Internet pose certains problèmes au regard de principes juridiques fondamentaux.

Concrètement, une nouvelle Autorité Administrative Indépendante, l’HADOPI sera chargée de réprimer les comportements illicites de l’internaute. A cette fin, l’Autorité sera dotée de moyens innovants pour mettre en place une « riposte graduée » contre les pirates.

Les sanctions, dans un premier temps pédagogiques et dissuasives, s’aggraveront en cas de renouvellement d’actes illicites.

Le projet de loi prévoit qu’en cas de téléchargement illégal, un premier avertissement sera envoyé par courriel. Si les actes illicites persistent, un deuxième avertissement prendra la forme d’une lettre recommandée, pour s’assurer que l’intéressé a bien pris connaissance du manquement reproché. Enfin, en cas de renouvellement du manquement, la sanction consistera à suspendre l’abonnement Internet de trois mois à un an, assortie de l’interdiction de se réabonner pendant la même durée auprès de tout autre opérateur.

Toutefois, pour accentuer l’aspect pédagogique, une transaction sera possible entre la Haute Autorité et l’abonné. Si ce dernier s’engage à ne plus renouveler son comportement, la suspension sera réduite à une durée variant de un à trois mois.

Ce mécanisme de riposte graduée a officiellement été contesté par le Parlement européen. Une résolution en date du 10 avril 2008 invite les Etats membres à « éviter l’adoption de mesures allant à l’encontre des droits de l’homme, des droits civiques et des principes de proportionnalité, d’efficacité et d’effet dissuasif, telles que l’interruption de l’accès à Internet ».

La CNIL a également rendu un avis sur le projet. Cependant, conformément à l’équilibre des pouvoirs prévus dans la loi du 17 juillet 1978, la CNIL n’était pas en droit de rendre publique sa délibération sans l’accord du Gouvernement. Ce dernier s’est d’ailleurs refusé à toute publication de la CNIL, malgré les nombreuses demandes qui lui ont été adressées, y compris par le rapporteur du Sénat en charge du projet de loi.

Néanmoins, en dehors de cet encadrement juridique restrictif, des fuites sur l’avis de la CNIL furent publiées par des journalistes. Alex Türk, président de la CNIL, se retrouva dans une position délicate, critiquant d’une part « l’approximation » et « l’incompréhension » des références journalistiques, et déplorant d’autre part, son incapacité à rendre publics les travaux de son institution.

Dès lors, officielles ou officieuses, ce projet a suscité plus de controverses que l’apparent consensus que traduit l’adhésion massive du vote des sénateurs.

D’abord, pourquoi créer de nouvelles sanctions administratives qui risquent de faire double emploi avec un arsenal répressif déjà existant ? Actuellement, le délit de contrefaçon est réprimé par l’article L. 335-2 du Code de la propriété intellectuelle. Dès lors, un choix de l’action est offert aux sociétés de perception et de répartition des droits d’auteur. La procédure pénale plus lourde sera sans doute réservée pour les fraudeurs organisés. La nouvelle procédure administrative servira à dissuader ou à combattre l’internaute lambda, pirate occasionnel. Si le dispositif peut convaincre par sa simplicité et sa souplesse, il n’empêche que le risque de double peine gène le juriste attaché à l’adage « non bis in idem ».

Certains répliqueront que les pouvoirs de l’HADOPI sont limités et ne constituent pas une peine au sens de l’article 6.1 de la CEDH. Cependant la Haute Autorité dispose d’une part du pouvoir couper l’abonnement Internet et de ficher l’internaute malveillant et, d’autre part, de mener des négociations pour transiger financièrement sur la durée de la coupure, ce qui peut s’apparenter à un pouvoir de sanction patrimoniale. Or, l’HADOPI ne présente pas toutes les garanties correspondantes à de larges prérogatives. En effet, selon le gouvernement, l’HADOPI « n’exercera aucune surveillance à priori et généralisée des réseaux ». Cependant des données seront aux mains de l’Autorité sans qu’un contrôle judiciaire ne soit prévu. De plus, un fichier des fraudeurs contenant des données nominatives (sur le même modèle que pour les interdits bancaires) destiné à empêcher tout réabonnement de l’internaute fraudeur, sera créé, mis à disposition et échangés par les FAI, entreprises privées. En outre, la saisine sera réservée aux seuls ayants droits de l’œuvre piratée. Mais quels moyens de défense aura l’internaute accusé ? Le contradictoire ne sera respecté qu’en cas de recours devant le juge judiciaire, compétent en cas de contestation de l’interruption. Pour autant, les membres de l’HADOPI présenteront des garanties d’indépendance. Cependant, ces dispositions rassurantes parviennent difficilement à rassurer les défenseurs du procès équitable. La compétence du juge judiciaire sera peut-être un moyen de coordonner, le cas échéant, le contentieux pénal de la contrefaçon et la nouvelle procédure administrative.

En théorie, la liberté d’accéder à Internet n’a pas été consacrée par un juge interne comme une liberté fondamentale. Cependant, Internet, par son développement, est une composante essentielle de la liberté d’entreprendre, de la liberté d’expression, et de la vie privée. Par ailleurs, la dématérialisation du Service public exige d’avoir accès au web. Aujourd’hui, s’inscrire à l’université ou faire des demandes de formulaire administratif nécessite un accès à Internet. Le droit de vote peut également s’exercer par Internet comme l’ont montré les récentes élections prud’homales. Dès lors, Internet tend à devenir un support indispensable à l’exercice de différents droits civils et politiques. L’objectif politique louable de permettre l’accès à tous à Internet dans un futur proche, renforce la gravité et la symbolique de cette sanction qui exclue de ce nouveau champ social.

Ce n’est peut-être pas pour rien que le parlement européen a qualifié l’interruption d’Internet de sanction contraire aux Droits de l’homme. Le recours à l’interruption, bien qu’il intervienne après deux avertissements, est une mesure contestable au regard du principe de proportionnalité.

Par ailleurs, en pratique, la mise en place de la riposte ne dissuadera pas efficacement les pirates les plus habiles, qui pourront toujours agir, d’un autre ordinateur lui-même piraté ou d’un cyber café.

Pour conclure, concilier le droit de propriété que protège les droits d’auteur avec cette nouvelle « liberté d’accéder à Internet » qui, à défaut d’une pleine consécration juridique, recouvre l’exercice de beaucoup d’autres libertés déjà considérées comme fondamentales, est un des enjeux du débat qui s’offre aux députés lors du vote du projet de loi Albanel. Rappelons que la restriction d’une liberté, même prévue par une loi, doit néanmoins rester nécessaire et proportionnée dans une société démocratique.

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